Macron: Pourquoi lui, et pas nous ?
Entré dans l’histoire « par effraction », Emmanuel Macron préside aux destinées de la France depuis un an. Dynamiteur de la vie politique, il gouverne sans opposition réelle, en dépit d’une base électorale bien plus étroite que celle de Nidaa en Tunisie, et impulse des réformes à un rythme effréné. Aucun président avant lui n’avait autant concentré de pouvoirs. Avec lui, la France est revenue au premier plan. Même s’il n’a pas encore réussi à donner un cap clair à une politique étrangère restée prisonnière de ses ambivalences, comme l’illustre son attitude sur le dossier syrien.
Le 7 mai 2017, il y a tout juste un an, Emmanuel Macron, alors âgé de 39 ans, devenait le plus jeune président élu de l’histoire de France. En quelques mois, cet énarque au physique de jeune premier, qui ne s’était jamais frotté au suffrage universel, a dynamité le système des partis, fait exploser le clivage droite-gauche et remis son pays en mouvement, à marche forcée. Il a restauré l’image de la France et son leadership international. Pendant que la Tunisie se débat péniblement dans une crise multiforme, à la fois politique, financière, sociale et de gouvernance, la France, l’air de rien, fait sa révolution.
Jamais le contraste entre nos deux pays n’aura été aussi fort, aussi marqué, aussi paradoxal.
Sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, la vieille nation française s’est remise en marche, certes non sans difficultés, comme en témoigne l’interminable «grève perlée» des cheminots de la SNCF. Alors que la jeune Tunisie, où chacun s’accorde pourtant sur le caractère indispensable des réformes, fait dangereusement du surplace. L’Etat tunisien ressemble à un Gulliver enchaîné par mille invisibles liens, contraint à l’immobilisme par de puissantes forces de rappel qui l’entravent dès qu’il manifeste la volonté de réformer un secteur : le bras de fer entre le gouvernement de Youssef Chahed et l’UGTT au sujet du déficit des caisses sociales n’étant ici que la dernière illustration de ce phénomène.
Pourquoi lui et pas nous ? Au-delà des comparaisons, inévitables mais inutiles, sur l’âge du capitaine, au-delà des différences de culture politique et de tempérament entre Emmanuel Macron et Béji Caïd Essebsi, les institutions - et leur corollaire, le mode de scrutin -, expliquent en grande partie que des situations finalement assez similaires aboutissent à des résultats aussi différents:
Les institutions. La France n’est pas plus aisée à réformer que la Tunisie. Mais la Constitution de 2014 a créé un régime hybride et paralysant, là où le système français de la Vème République, voulu par Charles de Gaulle et confectionné avec un soin d’orfèvre par Michel Debré, en 1958, est un chef-d’œuvre de parlementarisme rationalisé. En temps normal, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a pas cohabitation, le président français a plus de pouvoirs que n’importe quel autre dirigeant occidental. Ces pouvoirs, Macron a choisi de les utiliser pleinement, contrairement à ses prédécesseurs. Béji Caïd Essebsi, à l’inverse, s’escrime et s’épuise dans un numéro d’équilibrisme permanent destiné à défendre la prééminence présidentielle dans un système d’essence parlementaire. Il y parvient, avec un certain brio d’ailleurs, et la pratique qu’il a imposée, dans ses rapports avec ses chefs de gouvernement, tiendra certainement lieu de coutume à l’avenir. Mais que d’énergie dépensée, que de temps perdu, que de réformes différées dans ces luttes de positionnement!
Mode de scrutin et cohésion de la société. L’une des raisons le plus fréquemment invoquées pour expliquer «l’ingouvernabilité » de la Tunisie tiendrait à l’existence d’une double fracture, géographique et culturelle. Une fracture géographique entre un littoral bien pourvu, et des régions de l’intérieur délaissées, et une autre, culturelle et identitaire, qui traverse la société de part en part, avec d’un côté les modernistes, ouverts aux influences de l’Occident, et, face à eux, les islamo-conservateurs, regardant vers l’Orient. Mais la France de 2018 n’est pas moins divisée. La fracture entre ses grands centres urbains et sa façade atlantique, insérée dans la mondialisation, et la France périphérique, des campagnes et des villes moyennes, rongée par le chômage et la désindustrialisation, n’est pas moins importante. La fracture culturelle n’est pas moins prégnante entre la part de la société, tentée par les populismes extrêmes, de droite (Front national) ou de gauche (les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon), et les classes moyennes et supérieures, plus confiantes, plus agiles, et plus européennes.
Longtemps oblitérées par un clivage gauche-droite en réalité très confortable, ces lignes de failles structurent maintenant le paysage politique hexagonal. Elles sont un défi et une chance pour Emmanuel Macron. Elles ont permis l’obsolescence du « vieux monde » et l’avènement d’En Marche. Mais le socle électoral sur lequel repose le pouvoir, apparemment sans limites, du huitième président de la Vème République, est singulièrement étriqué: 24 % du corps électoral, c’est-à-dire son score du premier tour de la présidentielle. La base sociologique d’En Marche est plus étroite que celle de Nidaa Tounes, qui avait obtenu 37 % des suffrages aux législatives d’octobre 2014. La magie du mode de scrutin uninominal à deux tours a néanmoins permis au jeune parti du nouveau président français de s’adjuger 350 des 577 sièges à l’Assemblée nationale (308 pour sa propre formation, rebaptisée La République En Marche, et 42 pour ses alliés du Modem de François Bayrou, qui ont fait liste commune).
Comment gouverne Emmanuel Macron? Sur qui s’appuie-t-il, comment entend-il impulser le changement ? En quoi consiste la nouvelle posture diplomatique de Paris, et en quoi peut-elle impacter les relations avec le monde arabe, le Maghreb, et, singulièrement la Tunisie? C’est l’objet du dossier que nous vous présentons ce mois-ci.
Samy Ghorbal
Journaliste et consultant