M’naouer Nasri : Ouvrir la réforme de l’éducation aux intelligences multiples
Longtemps figée dans une vision qui considère l’intelligence humaine comme une capacité générale durable et uniforme qui permet à la personne de résoudre des problèmes, l’école tunisienne n’a pas pu se libérer de son carcan qui l’étouffe et l’empêche de s’adapter à la diversité des profils intellectuels de son public. Cette conception unidimensionnelle qui prévaut, même en filigrane, dans tous nos textes officiels et inspire nos représentations sur l’intelligence et qui exerce de ce fait un pouvoir absolu dans le domaine de l’éducation, doit être remplacée par une nouvelle conception pluraliste et multiforme permettant à l’éducation de mieux s’adapter à la diversité des caractéristiques intellectuelles de chaque élève, pour que l’apprentissage soit plus naturel et plus agréable et permet de réaliser, par conséquent, de meilleures performances.
Notre système éducatif, qui était performant depuis l’indépendance et tout au long de trois ou quatre décennies, est devenu obsolète et occupe dans les évaluations internationales un très mauvais rang qui témoigne de ses insuffisances. La réforme en cours, qui a démarré en 2012, pendant le gouvernement de la Troïka, une année après l’effervescence politique et sociale qui a succédé la révolution de 2011, et qui n’a pas encore abouti à une orientation claire, doit adopter « la théorie des intelligences multiples » du psychologue cognitiviste américain Howard Gardner, paru, en 1983 aux Etats-Unis, dans son ouvrage « rames of mind » laquelle théorie nous donne une conception pluraliste de l’intelligence pouvant s’adapter aux exigences de la classe fréquentée par des élèves dont les profils intellectuels sont très variés.
On peut se demander qu’est-ce qui a fait que la conception traditionnelle de l’intelligence qui prédomine dans tous nos documents officiels et dans les représentations sociales professionnelles chez les personnels de l’éducation a raffermi l’école des décennies de l’indépendance et a affaibli celle des trois dernières décennies ? L’explication de cette dégradation progressive de la performance de l’école est certes très complexe et nécessite la contribution de plusieurs branches de savoir et plusieurs approches méthodologiques, mais, sommairement, on peut invoquer trois raisons. La première réfère à la fonction sociale de l’école qui était considéré comme un levier social et qui ne l’est plus, ou à un degré beaucoup moindre, depuis deux ou trois décennies d’où le manque d’intérêt pour l’école qui ne cesse de se généraliser chez le public scolaire. La deuxième raison se rapporte au rapport des élèves au savoir. Autrefois, les contenus d’apprentissage étaient le synonyme de réussite scolaire, professionnelle et sociale. Les plus doués à l’école sont ceux qui obtiennent les meilleurs postes professionnels et sont aussi ceux qui auront le meilleur statut social. La troisième raison découle des deux premières et concerne le travail de l’enseignant. Bien que les méthodes utilisées en classe aient été généralement transmissives et ne se souciaient pas des différences entre les élèves dans les capacités d’acquisition, ils réalisaient des résultats qui satisfaisaient les parents et la société et donnaient aux élèves les chances de la réussite sur tous les plans.
L’école d’aujourd’hui est souffrante et les parents aussi bien que leurs enfants se désintéressent progressivement d’elle. Ni ses méthodes, ni ses moyens, ni ses résultats, ni les enseignants ne sont valorisés socialement. Un désespoir de l’école s’est emparé de beaucoup de tunisiens et ne cesse de se propager pour devenir une croyance généralisée. L’école privée est devenue le refuge de certaines familles. On y réussit mieux. Mais l’explication n’est pas dans l’excellence des enseignants. D’ailleurs, ils sont beaucoup moins formés pédagogiquement que ceux qui travaillent dans les écoles publiques. Mais la valeur ajoutée, c’est surtout dans la catégorie d’élèves fréquentant ces établissements et issus, généralement, de milieux économiquement assez aisés et socialement ayant des attitudes positives pour la scolarité.
La question d’opter pour une nouvelle conception de l’intelligence qui rompt avec l’idée d’intelligence unidimensionnelle ayant une orientation unique et qui ouvre de nouvelles voies pour des intelligences multiples dans le travail pédagogique reste donc fondamentale pour aspirer à une éducation différente qui sera à même d’assurer le changement qualitatif et quantitatif digne de donner une image beaucoup plus positive de l’école tunisienne.
La conception traditionnelle de l’intelligence considère l’activité intellectuelle, dans toute sa diversité, comme étant gérée par un facteur général qui définit la structure de l’intelligence et oriente son développement. Il est mesuré par le moyen des tests d’intelligence dont le premier était le test de Binet (1900) qui mesure l’âge mental, lequel test a été développé pour donner le test Stanford-Binet (1916) qui mesure le quotient intellectuel (QI). La méthode statistique la plus souvent utilisée pour essayer de déterminer les composantes de l’intelligence est l’analyse factorielle. En étudiant différentes tâches de résolution de problèmes ainsi que leurs solutions, les psychologues ont pu identifier les caractéristiques de l’intelligence qui sont corrélées. Dans la théorie de Thurstone, par exemple, l’analyse factorielle a conduit à définir sept caractéristiques de base qui sont la compréhension verbale, la fluidité verbale, le facteur numérique, le facteur spatial, la mémoire brute, le facteur perceptif, le raisonnement et qui constituent l’intelligence. Elles sont reliées par un facteur général (ou facteur G ).
Parmi les répercussions très néfastes de cette conception traditionnelle et unidimensionnelle de l’intelligence sur l’activité éducative, six anomalies d’une gravité considérable:
- On favorise dans cette conception les activités logico-mathématiques et les activités linguistiques et on accorde peu d’importance aux autres activités. D’où les coefficients scolaires élevés de certaines matières et les coefficients très bas d’autres matières. Alors que dans la vie, les choses sont parfois différentes. Certaines compétences qui sont dévalorisées, voire dénigrées dans l’école, sont très valorisées dans la vie. Ceci traduit un dysfonctionnement de l’école coupée de la vie sociale.
- On considère intelligents, les élèves qui obtiennent de bonnes notes aux activités mathématiques et linguistiques même s’ils ont de mauvaises notes dans les autres matières. Ceux qui ont de mauvaises notes dans les activités mathématiques et linguistiques ne peuvent pas être considérés intelligents même quand ils sont très forts dans les autres matières.
- Etant donné que l’intelligence, dans cette conception, a un caractère général, la réussite est considérée générale, même quand l’élève a des déficiences importantes dans plusieurs dimensions de sa vie. L’échec aussi est considéré total, même quand l’élève réalise quelques réussites dans des dimensions non valorisées scolairement.
- Une autre caractéristique pas moins grave pour l’éducation est de classer les élèves les uns par rapport aux autres selon la place qu’ils ont pu occuper dans l’échelle de l’intelligence qui est une intelligence unique. Les élèves sont alors divisés en catégories et ceci a un impact sur l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, celle que les enseignants se font d’eux et aussi celle construite par leurs pairs. Leur travail scolaire est biaisé par ces images construites sur la base d’une intelligence unidimensionnelle favorisant les activités mathématiques et linguistiques.
- Vu sa centration sur les activités mathématiques, linguistiques et sur le raisonnement, ceux qui n’ont pas au moins une performance moyenne dans ces activités, échouent à l’école et sont écartés au bout d’un certain nombre d’années. L’école pratique un élitisme fondé sur la réussite dans les activités mathématiques et linguistiques.
- L’intelligence dans la conception traditionnelle est considérée comme une capacité durable ; un attribut ou un talent inné. Le facteur général G ne se modifie guère avec l’âge, l’apprentissage ou l’expérience. Les résultats aux tests d’intelligence sont utilisés pour prédire la scolarité d’un élève. Et ceci est d’une gravité certaine quand ces résultats sont médiocres. Une sorte de fatalité se construit. Et on néglige la capacité de l’individu à se dépasser quand il trouve l’environnement approprié.
Contrairement à cette conception unidimensionnelle de l’intelligence, la « théorie des intelligences multiples » de Gardner, opte pour une vision pluraliste de l’intelligence. Dans cette théorie, Gardner définit l’intelligence, non en se basant sur les tests et la corrélation, mais en tant que faculté de résoudre des problèmes ou de produire des biens qui ont de la valeur dans un contexte culturel ou collectif précis comme le font les ingénieurs, les chirurgiens, les peintres, les musiciens, les chasseurs, les chorégraphes et bien d’autres. Il a pu ainsi repérer les composantes de sept intelligences : l’intelligence langagière, l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l’intelligence musicale, l’intelligence interpersonnelle et l’intelligence intra personnelle. Une huitième intelligence a été ajoutée à la liste des intelligences multiples : c’est l’intelligence naturaliste. L’indépendance des différentes intelligences est justifiée par des examens réalisés suite à des accidents cérébraux. A la suite d’un traumatisme cérébral ou d’une lésion, certaines capacités peuvent être détruites ou épargnées indépendamment les unes des autres.
Il est à souligner que l’adoption recommandée de la théorie des intelligences multiples dans la réforme du système éducatif tunisien ne se contredit pas avec les orientations philosophiques de l’éducation en Tunisie exprimées sous forme de finalités réservant à l’élève une place au centre de l’acte éducatif et prônant une éducation favorisant son autonomie.
De même que, sur le plan pédagogique, les idées de différenciation pédagogique, d’adaptation du travail scolaire aux capacités de l’élève, de style d’apprentissage, de diversification des expériences, etc. concordent avec l’approche par compétences (APP) qui est en usage dans les écoles depuis la dernière réforme de l’éducation en 2002. Cette approche est ouverte à plusieurs pratiques pédagogiques issues de la « pédagogie active » et des théories cognitives de l’apprentissage. Selon François Lasnier, dans son livre « Réussir la formation par compétences », publié au Canada en 2000, l’approche par compétences (APP) est compatible avec l’apprentissage par projets, l’apprentissage coopératif, l’enseignement stratégique, le modelage (modeling) et l’apprentissage guidé. Et étant donné que la théorie des intelligences multiples ne se contredit pas avec ces pratiques, mais au contraire, elle les complète en vue de mieux adapter le travail scolaire à l’élève, son adoption dans notre système éducatif tunisien serait facilité.
Et parmi les améliorations qui peuvent résulter de la mise en œuvre de la théorie des intelligences multiples dans nos écoles, voici quelques unes:
- Elle peut engendrer des innovations pédagogiques susceptibles d’améliorer le rendement de l’école et des élèves. Ce qui se répercutera positivement sur les résultats de nos élèves aux évaluations internationales.
- Elle est adaptée à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’école.
- Elle favorise la motivation.
- Elle développe l’estime de soi.
- Elle suscite chez l’élève un nouveau rapport avec le savoir, l’apprentissage, l’enseignant et l’école.
- Elle contribue efficacement à la diminution de l’échec scolaire.
- Elle donne une valeur ajoutée à des disciplines qui étaient jusqu’aujourd’hui négligées comme l’éducation artistique, l’éducation musicale, l’éducation technologique, etc.
- Elle contribuera véritablement à transformer l’école « élitiste » où ceux qui n’ont pas de performances élevées dans les activités logico-mathématiques et linguistiques sont négligés en école qui s’occupe de tous ses élèves quel que soit leur profil intellectuel.
Mais cette adoption recommandée de la théorie des intelligences multiples suppose, dans le cadre d’une approche systémique:
- Sur le plan de la participation aux conceptions de la réforme : utilité de demander la contribution de compétences très variées telles que des ingénieurs, des artistes, des musiciens, des médecins, des économistes, des politiciens, (à côté des différentes expertises en éducation)
- Sur le plan des curriculums : conception de nouveaux curriculums ou revue des programmes actuels pour y prendre en considération la mise en œuvre de la théorie des intelligences multiples.
- Sur le plan des manuels scolaires : conception de nouveaux manuels ou adaptation des manuels anciens.
- Sur le plan du travail de l’enseignant au quotidien : assurer une formation satisfaisante aux enseignants pour qu’ils adaptent leur pédagogie aux intelligences multiples.
- Sur le plan du rapport des enseignants avec les élèves : aider les enseignants, par le moyen d’une formation appropriée, à construire de nouvelles représentations professionnelles et à adopter de nouvelles attitudes en faveur des intelligences multiples.
- Sur le plan des rapports des enseignants avec les parents : assurer une formation et une assistance régulière à l’intention des enseignants pour qu’ils adopent de nouvelles attitudes permettant l’instauration de nouveaux rapports en faveur des intelligences multiples.
- Sur le plan des rapports des parents avec l’école et de leurs représentations concernant ses fonctions
- Sur le plan de la formation des enseignants : nécessité de revoir la formation initiale et continue pour l’adapter aux intelligences multiples.
- Sur le plan de l’évaluation : abandonner les évaluations ne favorisant que les intelligences logico-mathématiques et linguistiques et opter pour des évaluations valorisant toutes les intelligences.
- Sur le plan des espaces de l’apprentissage : transformer l’espace-classe en atelier où toutes les intelligences peuvent s’épanouir grâce aux activités et aux expériences qui leur sont présentées.
- Sur le plan de la logistique : diversifier les moyens d’enseignement et d’apprentissage pour donner à chaque intelligence la possibilité de s’exercer et de se développer.
L’enjeu est grand, mais il mérite qu’on s’y mette.
Dr M’naouer Nasri
Inspecteur général de l’éducation
Formateur au centre international de formation de formateurs
et d’innovation pédagogique (CIFFIP) - Carthage