Ville de Tunis : Une institution séculaire: le cheikh el médina
Il est bien connu de nos compatriotes que le président de la municipalité de Tunis porte aussi le titre de cheikh el médina et que, de tous les maires, il est le seul à être appelé ainsi. Ce que l’on sait moins, sans doute, c’est que la fonction de cheikh el médina a une histoire fort ancienne. Son évolution a été si intéressante qu’elle lui a assuré une vitalité et une longévité que les autres fonctions et institutions urbaines] n’ont pas connues
Avant d’aborder la question des origines, il convient de signaler que le titre de cheikh el médina réunit deux termes à connotation prestigieuse dans la culture arabe: cheikh et madîna. Le mot de médina définit le lieu où s’épanouit la culture musulmane, où s’exerce la pratique religieuse dans sa plénitude. C’est aussi le haut lieu de la connaissance et le cadre propice à l’essor des activités économiques privilégiées que sont l’artisanat et le négoce.
Le terme «cheikh», pour sa part, exprime une réalité de la première importance dans l’organisation sociale traditionnelle. Le cheikh, en effet, est le chef d’une communauté sur laquelle il exerce une autorité incontestée grâce à son appartenance à une famille respectée, à son expérience, sa connaissance des usages et son comportement censé être exemplaire. Au sein de la tribu, dans la communauté villageoise, dans toute agglomération, le cheikh c’est l’arbitre, le recours, l’intercesseur. En ville, il constituait un repère rassurant pour les habitants des quartiers. L’existence dans une grande ville comme Tunis de populations regroupées en fonction de leur appartenance « ethnique» conférait à la fonction de cheikh un rôle crucial. Au XIXe siècle, on trouvait encore dans notre capitale, un cheikh des Andalous (descendants des réfugiés musulmans d’Espagne), un cheikh des Algériens ou encore un cheikh des Tripolitains. La communauté juive avait également son cheikh, lequel accédait parfois à la dignité de caïd (gayid al Yahud). Quant aux citadins musulmans dûment établis à Tunis, ils étaient placés sous l’autorité de trois cheikhs : celui de la médina, celui du faubourg de Bab Souika et son homologue du faubourg de Bab al Jazira. Placées sous le contrôle du pouvoir central, ces fonctions constituaient ainsi un élément fondamental de l’organisation citadine et un rouage essentiel de la gestion urbaine.
Si l’apparition de l’institution de cheikh el médina ne peut – en l’état actuel de nos connaissances – être établie avec précision, nous savons cependant que dès l’époque des émirs hafsides (XIIIe-XVIe s.) – grâce auxquels Tunis acquit définitivement son statut de premier centre urbain et de capitale politique, économique et culturelle – la gestion de la ville était confiée à un certain nombre d’autorités parmi lesquelles on rencontrait, au XIVe siècle au moins, le «caïd al médina». Au siècle suivant, les chroniques font état d’un «caïd de la Kasbah» et d’un «caïd al hâdhira (la métropole)». Y avait-il un cheikh outre le caïd el médina ? On ne sait. Ce qui est sûr, c’est qu’au XVIe siècle, la médina, Bab Souika et Bab el Jazira avaient un cheikh dont les attributions ne nous sont pas bien connues. Toujours est-il que la brume qui enveloppe les origines de la fonction de cheikh el médina ne se dissipe qu’au XVIIIe siècle, c’est-à-dire aux premiers temps de la dynastie des beys husseïnites (1705-1957). Et pour cause, puisque les beys, reprenant avec succès l’expérience tentée au XVIIe siècle par les Mouradites, mirent en œuvre une politique de centralisation du pouvoir et d’autonomie tunisienne au détriment des pouvoirs politico-militaires hérités de la conquête ottomane de 1574. Or, les plus puissants de ces pouvoirs «turcs» : le Divan des janissaires, l’agha de la Kasbah (citadelle) et le dey étaient installés à Tunis – et, plus précisément, au cœur de la médina. Ces autorités constituaient donc des puissances rivales redoutées ; et le nouveau pouvoir beylical avait d’autant plus raison de craindre ces institutions que leurs titulaires, outre leurs fonctions politiques et militaires, exerçaient diverses attributions d’ordre administratif et judiciaire. Le fait de les avoir dominés politiquement ne suffisait donc pas à rassurer la dynastie. Il lui fallait aussi renforcer d’autres autorités urbaines, issues, elles, de l’héritage autochtone.
C’est ainsi que la fonction de cheikh el médina devint un élément essentiel du dispositif mis en place par les beys husseïnites pour exercer leur autorité pleine et entière sur la ville. Nous voici donc devant un bel exemple de renforcement d’une institution locale au préjudice des institutions issues de la conquête turque.
Les attributions du cheikh el médina
La plus ancienne est celle d’être le chef de la communauté des citadins musulmans installés dans la médina intra-muros. L’importance de cette médina, cœur de la capitale, le dynamisme de ses activités économiques ont fait que le cheikh el médina fut bien plus que le simple représentant de ses administrés. Traditionnellement porte-parole des gens de la médina auprès du pouvoir central, il était aussi le représentant du bey auprès des Tunisois. L’appellation de «turjumân al dawla» que l’on donnait au cheikh al médina soulignait ce rôle d’intermédiaire entre l’Etat et les habitants (le mot de turjuman ayant ici le sens de personne chargée de faire connaître les volontés de quelqu’un). Ce rôle, les cheikhs des deux faubourgs l’exerçaient également, et, à l’origine, indépendamment du cheikh el médina. La situation allait changer à la fin du XIXe siècle au bénéfice de ce dernier.
Dans l’exercice de ses fonctions d’administrateur de la médina, le cheikh el médina était assisté de chefs de quartiers appelés «mharriks». Un document daté de 1867 nous apprend que le territoire où s’exerçait l’autorité du cheikh el médina était divisé en secteurs ou «qism» au nombre de 16 parmi lesquels al Twila (autour de l’actuelle rue de la Kasbah), al Azzafîne, Hûmat al Asli (autour de Tourbet el bey), Bîr al Hijâr, tous placés sous la responsabilité d’un mharrik relevant directement du cheikh el médina. A ces 16 secteurs, il faut ajouter la hara ( le quartier juif, confié à un cheikh) et le réseau des souks où les chefs des corporations – les «amîn-s» assuraient la bonne marche des métiers et veillaient au respect de la déontologie.
Si la sécurité de la ville était du ressort du dey (ou dawlatli), personnage jadis puissant mais qui, sous les Husseïnites, ne cessa de perdre de son prestige et de son pouvoir, la crainte d’une conspiration des janissaires appuyés par le dey avait conduit les beys à confier la sécurité de Tunis durant la nuit au cheikh el médina. Il remplissait cette fonction de police nocturne en s’appuyant sur des gardes appelés « lawajja ». Recrutée par le cheikh el médina, cette sorte de milice urbaine était constituée de « sirfa-s » ou compagnies placées sous le commandement d’un cheikh al sirfa assisté d’un qassâm. Elles étaient chargées d’effectuer des rondes dans la cité.
La crainte d’un complot «turc» était fondée, puisque à deux reprises – en 1811 et en 1816 – les janissaires se soulevèrent de nuit et qu’en ces deux occasions ce fut le cheikh el médina Hmida al Ghammed qui, en prévenant le bey, sauva le régime.
Parallèlement à ses prérogatives d’administration civile et de police nocturne, le cheikh el médina exerçait un rôle de la première importance dans la vie économique de la cité. Il avait ainsi un droit de regard sur l’ensemble des structures du monde des souks. Il était chargé notamment de veiller au respect des règles et usages établis en la matière. Il remplissait un rôle d’arbitrage et, en cas de conflit, jugeait en dernier ressort tous les différends qui surgissaient dans le domaine de la production et du commerce. L’importance des propriétés foncières des citadins et l’attachement de ces derniers à l’activité d’exploitation agricole avaient eu pour curieux résultat l’attribution au cheikh el médina d’une compétence étendue en matière d’arbitrage et de règlement de litiges à caractère foncier. De sorte qu’il avait autorité non seulement sur les amin-s, chefs des corporations urbaines mais aussi sur les amîn-s al filaha, experts agricoles.
Turjumân al dawla, le cheikh el médina était également appelé «amîn al umana» (l’amîn des amîn-s). Il n’était pas élu par eux ni coopté et ne nommait pas lui-même ces personnages. Mais c’est sur sa proposition qu’ils étaient nommés en vertu d’un décret beylical. Bien entendu, le cheikh el médina était, lui aussi, nommé par le prince. Le titulaire de cette dignité était en principe recruté dans les familles de vieille souche beldi-e (Ghammed, Thabet, Zahhar, Dallaji…) exerçant de père en fils les métiers de marchands ou de maîtres artisans. Toutefois, par réflexe de despote oriental, le bey ne manquait pas de rappeler régulièrement aux élites citadines son pouvoir absolu et décidait parfois de choisir au poste de cheikh el médina des personnes n’appartenant pas à la notabilité des souks ni même d’installation ancienne à Tunis. L’historien Ben Dhiyaf relate ainsi l’étonnement des gens lors de la nomination de Hammouda al Asfouri en 1823, car «ni ses pères ni lui-même n’avaient une activité en relation avec cette fonction». Un autre exemple est celui de la désignation en 1867 d’un membre d’une famille de la notabilité provinciale. Le message était clair : le cheikh el médina devait apparaître aux yeux de tous comme l’agent du pouvoir central autant– sinon davantage - que le représentant de la population de la médina.
Institution urbaine ancienne renforcée par les beys husseïnites, le cheikh el médina eut à subir dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire dans un contexte de perturbation des équilibres traditionnels de la ville sous l’effet de l’expansionnisme européen, la concurrence d’institutions nouvelles que l’air du temps et les pressions consulaires avaient fini par imposer au gouvernement tunisien.
Deux d’entre elles causèrent du tort à la fonction : le Conseil municipal créé en 1858 dont la présidence fut d’emblée confiée à un haut dignitaire du Palais et le Conseil de police ou majliss al dhabtiya («zaptiés»), créé en 1860 et dont le président, également un haut dignitaire, empiéta sur les attributions du cheikh el médina en matière de police nocturne et de contrôle des chefs des métiers. Mais de cette épreuve, le cheikh el médina sortit renforcé. Alors que la fonction de dey avait disparu en 1860 et le conseil des zaptiés en 1883, que le conseil municipal n’avait cessé, de 1858 à 1881, de souffrir de problèmes de tous ordres et d’une grave crise budgétaire, l’institution du cheikh el médina sut résister. Par son solide ancrage dans l’histoire de la ville, elle ne cessa de rassurer une population citadine perturbée par les changements institutionnels et les difficultés économiques.
En 1885, à la suite de la réorganisation de l’administration tunisienne par les autorités du Protectorat, la fonction connut un nouvel essor. Mohamed El Asfouri, nommé au mois de mai cheikh el médina, devint aussi, quelques mois plus tard, président du conseil municipal. A partir de novembre 1885, les deux fonctions furent remplies par la même personne. En 1913, un décret fut promulgué qui redéfinissait les attributions du cheikh el médina en matière d’administration et de contrôle de l’économie urbaine. A partir de cette date, le cheikh el médina-président du conseil municipal exerça l’ensemble des prérogatives des caïds-gouverneurs. Il les supplantait même dans la mesure où il était le représentant du bey dans la capitale. Il eut donc sur eux une préséance protocolaire et administrative. Son administration s’étoffe. Les cheikhs des deux faubourgs sont désormais placés sous son autorité. Il est assisté d’un haut fonctionnaire ayant le grade de kahia (vice-gouverneur) et de deux khalifa-s (équivalents des délégués actuels). En 1926, ses services s’installent dans le superbe palais Mrabet, rue Sidi-Ben Arous.
La désignation du cheikh el médina par le gouvernement se fit, dès lors, parmi les hauts fonctionnaires tunisiens sans qu’ils appartinssent forcément à un milieu traditionnellement lié aux milieux économiques tunisois. De dignité urbaine, la fonction de cheikh el médina s’était transformée en haute fonction ouvrant à certains de ses titulaires la voie vers de plus hautes dignités : celles de ministre ou de Premier ministre.
Cependant, il convient de souligner que l’administration municipale –notamment ce qui concernait la nouvelle ville – fut de 1883 à 1956 entre les mains d’un vice-président délégué de nationalité française. A l’Indépendance en 1956, la fonction de cheikh el médina connut quelques soubresauts mais pour repartir de plus belle. Voici comment: le corps des walî-s- gouverneurs fut créé à cette date et Tunis eut le sien en la personne d’Ahmed Zaouche à qui on confia aussi les fonctions de président de la municipalité. Le titre de cheikh el médina disparut. En mai 1957, le premier conseil municipal depuis l’indépendance est élu. Il est présidé par un des grands leaders destouriens et appartenant à la notabilité de la médina : Ali Belhaouane. Il n’est pas cheikh el médina ni ses successeurs. En 1963, l’Etat confie les affaires municipales au gouverneur et lui confère le titre de walî-cheikh el médina. En 1973, on nomme de nouveau un président du conseil municipal. Toutefois, le titre de cheikh el médina ne réapparaît dans la désignation officielle du président de la municipalité de Tunis qu’en 1975.
L’institution du cheikh el médina, dont la vigueur est à mettre en rapport avec le prestige et le poids politique considérable de Tunis et de sa médina, constitue un bel exemple de la pérennité d’une institution urbaine et, en l’occurrence, de la pérennité de l’Etat dont la Tunisie peut s’enorgueillir.
Mohamed el Aziz Ben Achour
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