Ammar Mahjoubi - Du paganisme au monothéisme: L’évolution religieuse des Hébreux
Les Hébreux occupent dans l’Histoire, depuis longtemps, une place importante ; place que ne leur confèrent ni les institutions politiques, ni les créations artistiques, et encore moins les réalisations monumentales. Seule une œuvre religieuse puissante autant que féconde et prosélytique, qui s’était imposée aux trois cultures des religions monothéistes, du Judaïsme au Christianisme et à l’Islam, avait réussi à leur accorder renom et notoriété. Rien d’original, pourtant, à l’origine de leurs cultes. Alors qu’ils nomadisaient au pays de Canaan, leur vie religieuse était semblable, dans ses grandes lignes, aux dévotions des autres Sémites. Ils adoraient des lieux saints, habités par l’esprit divin : un point d’eau, puits ou source, un buisson ou un arbre, une caverne, des bétyles en particulier, pierres dressées sous forme de stèles «habitées» par la divinité, conformément au terme qui les désigne (beït El). Même si ces croyances archaïques sont mal connues, et qu’on ne sait si elles avaient précédé l’entrée en Canaan, la tentation est forte de les comparer avec les pratiques religieuses des Arabes anté-islamiques.
S’impose ensuite la figure de Moïse, qui occupe la position initiale dans le développement de la religion hébraïque. Selon la tradition, Dieu donna dans le désert toutes les lois aux Hébreux par l’intermédiaire de Moïse; c’était vraisemblablement vers 1300, au tout début du XIIIe siècle avant le Christ, c’est-à-dire à l’époque de Ramsès II (1304-1237). Pourtant, rien dans la Bible ne peut être rapporté, en réalité, à une législation prétendument mosaïque (imputée à Moïse). Mais c’est grâce à ce «libérateur», qui avait conduit les Israélites hors d’Egypte, que Yahwé devint un lien puissant, une divinité intertribale qui avait unifié les tribus israéliennes dispersées sur le territoire cananéen. Il avait réussi, semble-t-il, à les unir dans ce traité d’«alliance» bien connu dans les sociétés antiques, qu’un individu, un groupe ou une cité concluait avec un dieu particulier: en échange d’un culte, avec sacrifices et offrandes, le dieu offrait sa protection et son aide. Mais à l’encontre du dieu individuel ou du «deus patrius» de la cité antique, qui n’excluaient nullement les autres divinités, la religion de Yahwé était absolument exclusive. Pour autant, ce n’était pas encore le monothéisme, car il n’était pas exigé des Hébreux de nier l’existence d’autres dieux. L’exclusive concernait uniquement les Israélites : Yahwé prétendait seul à leur adoration, bien que beaucoup, parmi eux, aient continué à servir les Baal et même d’autres divinités cananéennes, Shamash en particulier et Astarté.
Des travaux plus approfondis ont cependant montré que ce Yahwé n’était pas une innovation attribuée distinctivement aux Hébreux. Il fut, semble-t-il, soit le dieu des Madianites, une tribu qui s’était installée dans les environs de la cité de Qadesh (celle du Sud, et non pas celle du Nord, dans la vallée de l’Oronte), soit encore celui des Qénites, une communauté qui vivait des travaux de la forge, à l’écart des tribus nomades; métier qui leur avait conféré une aura d’énigmes et de mystères. De toute façon, ce Yahwé primitif était localisé sur le Sinaï, ce qui ramène à Moïse, dont la figure centrale se dérobe, pourtant, à l’étude des historiens ; bien que Wittmayer Baron ait avancé que lors de la sortie d’Egypte, les Juifs avaient en tête, au sein d’une culture complexe, la réforme d’Akhenaton qui fut un véritable mystique partiellement monothéiste : ce qui expliquerait Moïse et cette idée du Dieu unique.
L’adoption du Yahwisme était en tout cas riche en virtualités. Les prophètes ne tardèrent pas à en dégager l’idée de la prééminence du dieu d’Israël sur les autres divinités ; c’était d’autant plus aisé que les Baal nombreux de Canaan étaient des divinités agraires falotes, dont l’ascendance était souvent mal affirmée. Leurs hauts-lieux, leurs bois sacrés et leurs sanctuaires furent progressivement occupés par le culte du dieu israélite qui était devenu, au IXe siècle, une divinité guerrière en raison des guerres menées pour la conquête du pays. La Bible n’explique-t-elle pas que le « peuple d’Israël », arrivé au pays de Canaan, en fit la conquête, exterminant férocement, sur ordre divin, la plus grande patrie de la population locale ? Par bonheur, note Shlomo Sand, un historien israélien qui appartient au courant intellectuel post-sioniste, ni l’archéologie ni l’épigraphie n’ont confirmé ce génocide. Yahwé garda, cependant, son caractère de dieu agraire dispensateur de pluies, à l’instar des autres divinités cananéennes. Comme elles, il continua donc à recevoir en offrande les prémices des récoltes et les libations d’huile et de vin.
A ses débuts, l’institution de la royauté ne modifia pas sensiblement l’évolution religieuse. Saül, qui était d’une grande piété, interdit la nécromancie, fort répandue à cette époque, afin dit-on de ne point exciter les esprits malfaisants. Par la suite, Salomon bâtit le Temple de Jérusalem, dont les travaux durèrent sept ans. Derrière le sanctuaire, d’une richesse proverbiale, il construisit un palais, non moins somptueux, dont la construction s’étala, semble-t-il, sur treize ans. La renommée de Salomon, instigateur disait-on de travaux grandioses, est fondée cependant sur la tradition plutôt que sur des certitudes archéologiques. La conjoncture internationale avait favorisé son règne car l’Assyrie, la Babylonie, l’Egypte et les royaumes araméens s’étaient alors abstenus de toute intervention au pays de Canaan. Mais la prospérité du royaume, comme les succès des rois Saül, David et Salomon, ne furent pas tels que la postérité les imagina, et ils ne tardèrent pas à s’effacer dès que les puissances de l’époque reprirent leur politique d’expansion et d’annexion.
Désormais, au pays de Canaan, Yahwé était le dieu spécifique des Israélites ; mais les autres dieux, ceux des Phéniciens et des Moabites, y avaient aussi leurs sanctuaires, et si Yahwé était devenu le plus puissant, il était encore loin d’être l’Unique. La pensée religieuse était d’ailleurs très fruste et l’influence des cultes agraires toujours présente. On imaginait donc Yahwé comme une nuée dispensatrice de pluie, qu’il ne fallait jamais regarder ; ou plus simplement comme un homme, avec des réactions et des sentiments humains. La Bible relate aussi l’érection de deux statues de taureaux, Yahwé prenant ainsi la forme de l’animal, familière en Mésopotamie, et consacrée au dieu de l’orage. Dans le temple de Salomon, les fidèles adoraient aussi un serpent de bronze, considéré peut-être comme un génie subordonné au dieu. L’Arche () – mais il y en avait plusieurs dans le pays – était tenue pour la résidence de Yahwé ; l’«Arche d’alliance» ou «Arche sainte» étant le coffre où étaient gardées les Tables de la loi.
Vers la fin du IXe siècle apparurent, en marge de la religion traditionnelle, les premiers efforts pour expliquer le monde et les premières méditations sur les grands problèmes moraux. Selon l’habitude à cette époque, dans tout le Proche-Orient, le rédacteur biblique, dit «Yahwiste», choisit la forme du mythe. Au chapitre II (versets 4b-24) de la Genèse, on trouve la version la plus ancienne de la création du monde : le chaos originel est un désert et non pas, comme lorsqu’il sera conçu plus tard, sous l’aspect d’une vaste aire noyée sous les eaux. C’est que le Déluge, emprunté par les exilés de Babylone à l’épopée de Gilgamesh, manquait encore aux rédacteurs du texte. L’homme est décrit cultivant la terre, mais il a acquis le savoir en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance. Dieu l’a cependant éloigné de l’arbre de vie, car la mort constitue la distinction fondamentale, entre la divinité et l’humanité.
En même temps que cette première élaboration théologique, on essaya de débarrasser le Yahwisme de ses compromissions avec les cultes étrangers. Des confréries de nebiim rendaient des oracles, prédisaient l’avenir et faisaient des miracles, lorsqu’ils étaient possédés par l’esprit de Yahwé. Issus des milieux populaires, ils étaient tantôt moqués et tantôt redoutés. Certains d’entre eux, dotés d’une forte personnalité, partaient en guerre contre les «abominations» des contaminations étrangères, à l’instar d’Elie, figure des plus populaires de la tradition hébraïque postérieure. Mais les vrais «prophètes» ne tardèrent pas à se séparer de ces confréries, et même à les combattre. Les incertitudes des Temps, ainsi que la colère violente contre les iniquités sociales et les «ignominies» religieuses, les distinguèrent alors nettement des nebiim.
A partir du VIIIe siècle avant le Christ, commencèrent les malheurs d’Israël, qui finit par être conquis. Les menaces des puissances du Proche-Orient, de l’Assyrie jusqu’en 612, de l’Egypte et de la Babylonie, ébranlèrent les consciences, et un pessimisme foncier devant les péchés des Juifs gagna la population, malgré les efforts d’Ezéchias et de son successeur Josias. Les prophètes se sentaient habités par l’esprit divin, qui s’exprimait par leur bouche ; exaltés, avec des attitudes déroutantes et parfois étranges, ils ne se lassaient ni ne se décourageaient, malgré les persécutions des gouvernants et les sarcasmes de l’auditoire, donnant à leurs révélations des formes poétiques. Amos, un simple berger, clamait que le culte ne valait rien, tant que le riche opprimait le pauvre, et il osait annoncer la fin d’Israël, alors même que le royaume, sous Jeroboam, venait de battre l’ennemi héréditaire, l’Araméen de Damas. Reprenant certains thèmes d’Amos sur les péchés d’Israël et la colère de Dieu, Isaïe, un aristocrate de Juda, put intervenir avec ses disciples dans les affaires publiques ; tandis que Osée écarta le thème des péchés, et expliqua les succès des Assyriens par le formalisme inutile du culte : seule la sincérité des prières et la religion intérieure sauveraient les Israélites. Ces prophéties portèrent leurs fruits. Les idoles, et parmi elles le serpent d’airain du temple, furent détruites, et on retrouve dans le Décalogue les enseignements moraux d’un Amos ou d’un Isaïe. Mais la pression assyrienne finit par asservir l’Etat du Sud, et Juda vécut désormais sous le joug.
Manassé, le fils d’Ezéchias (688-642), se trouva dans l’obligation d’accueillir, selon l’usage dans l’Antiquité, les dieux du protecteur assyrien. Et ce retour au paganisme réveilla la vieille religion cananéenne, toujours persistante dans les couches populaires. Le culte des morts reprit de plus belle, et on dressa des autels à Baal et à Achera. Yahwé lui-même fut assimilé à Assur et on en arriva à sacrifier des enfants. Sophonie et Jérémie prophétisèrent alors une colère et un châtiment épouvantables et une réconciliation entre la prédication religieuse et le mouvement patriotique ne tarda pas à s’esquisser. Le refus des cultes païens s’accompagna, chez les fidèles, d’une floraison de discussions et d’interprétations du Yahwisme, à partir des sources écrites et de la tradition orale. Pour apaiser les discussions, voire les dissensions, qui devenaient véhémentes, on commença à rédiger la Torah, c’est-à-dire une tradition vivante que l’on remodelait à partir d’éléments anciens. Ebranlé par ce texte, le monarque interdit le culte des morts et abolit les dévotions pratiquées hors du Temple, dans des Hauts lieux et autres sanctuaires. Une vague d’optimisme gagna la société : Israël s’était réconcilié avec Dieu et le prophète Nahum exulta, avec tout le Proche-Orient, à l’annonce de la chute de Ninive, la prestigieuse cité assyrienne, tombée en 612 av. J.-C. sous les coups des Mèdes et des Néo-Babyloniens.
Mais Josias, le roi pieux, mourut de mort violente, et on en revint aux cultes du passé. Les femmes adoraient la «reine des Cieux» (Ishtar ?), le soir, sur les terrasses, et se lamentaient sur la mort annuelle du roi Tammouz. Jérémie reprit les anathèmes et les menaces que lui inspirait la colère de Dieu; ses prédications s’accomplirent en 586 avant Jésus-Christ : Jérusalem fut prise, et le Temple de Salomon fut détruit. Trois vagues de déportations se succédèrent, en 597, 586, et 581. Ordonnées par le roi de Babylone Nabuchodonosor, elles ne concernaient que l’élite civile et religieuse, et n’avaient pas revêtu l’importance numérique entretenue par la postérité. Les exilés, du reste, furent bien traités par les Babyloniens; assignés à résidence dans des villages, ils reçurent des terres à cultiver et juridiquement libres, ils purent correspondre avec leurs parents en Palestine. Autonomes, ils étaient gouvernés par les «Anciens», et finirent par choisir leur propre dirigeant.
En Palestine, au demeurant, les conditions socioéconomiques étaient au VIe siècle av. J.-C. des plus médiocres ; face à ce qu’était devenue cette population de Juda, l’élite exilée éprouvait un véritable complexe de supériorité. La Palestine perdit alors l’initiative des réformes cultuelles et du mouvement prophétique. Et la communauté juive de Babylone prit la direction de l’évolution religieuse avec Ezéchiel, arrivé à Babylone depuis 597, dans le premier convoi de déportés. Il n’avait pas tardé auparavant à recevoir la révélation de sa mission, et avait prédit le désastre de Juda. Sa prédiction réalisée, il consacra ses prêches à des perspectives d’espoir et de confiance, de nature à porter secours au moral des Israélites : après le châtiment, viendraient la renaissance et la restauration. La justice de Dieu assurera la récompense aux vertueux, et chacun recevra selon ses œuvres. Le repentir et l’expiation amèneront le pardon de Yahwé, le dieu d’Israël; les autres peuples seront exterminés, et la théocratie célébrera la gloire de Dieu. Religion et patriotisme se confondaient.
Moïse avec les Tables - 1659 -Rembrandt (1606-1669) - Gemäldegalerie - Berlin
La montée en puissance du Perse Cyrus nourrissait les espoirs des exilés ainsi que les certitudes d’Ezéchiel ; et un prophète anonyme, qui vivait peut-être en Mésopotamie, proclama que Yahwé n’était pas seulement le plus puissant des dieux, mais que ces derniers n’existaient pas : ils n’étaient que statues de bois et de métal. Le rôle d’Israël était donc d’annoncer aux peuples que Yahwé était l’Unique, qu’il était le vrai Dieu; et le rôle des croyants était de souffrir s’il le fallait le martyre pour sauver l’univers. Thèses qui eurent un avenir considérable. En ce sixième siècle avant le Christ, les exilés étaient persuadés que restaurer Israël, c’était faire renaître en même temps réalité politique et vérité religieuse, dont le Temple et ses exigences liturgiques seraient le centre.
Ezéchiel eut la révélation en 573 du Sanctuaire restauré ; on se mit alors à écrire une histoire sainte en inventantun nouveau récit de la Création qui imposait et justifiait le sabbat, puisque Dieu lui-même s’était reposé le septième jour. La législation sacerdotale fut attribuée à une révélation divine faite à Moïse sur le Sinaï. Foisonnante et originale, l’imagination des rédacteurs s’accrut, entreprit la reconstitution d’une histoire du monde depuis cette nouvelle relation de sa création, avec le récit du terrifiant Déluge raconté plusieurs millénaires auparavant dans l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh. Poursuivant ces récits, toute une créativité ingénieuse s’amplifia, inventant la célébration du glorieux royaume unifié rassemblant sous David et Salomon les royaumes d’Israël et de Judée ; unification fabulée, qui n’avait jamais existé.
En 538 av. J.-C., Cyrus II le Grand, fondateur de l’Empire perse achéménide, prit Babylone et y fit reconnaître sa souveraineté. Il se concilia les populations soumises au royaume babylonien en leur restituant leurs divinités, mit fin à la captivité des Juifs et les autorisa à retourner en Palestine ; la Bible le qualifia de messie. Considéré par les exilés comme l’accomplissement de la vieille prophétie de Jérémie, ce retour intervenait deux générations à peine après la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor. Il fut accueilli par des chants d’allégresse (Psaume 126), mais fut loin d’être massif. Les enfants des exilés, nés à Babylone, étaient sans attache sentimentale avec la patrie des parents et ne la connaissaient que par ouï-dire; ces derniers, de leur côté, s’étaient adaptés à la vie en Babylonie, y avaient leurs richesses et n’avaient nullement envie de retourner dans un pays pauvre, à l’économie chancelante. De fait, ceux qui revinrent en Palestine vécurent un dénuement qui les empêcha même de commencer par laÚ
Úreconstruction du Temple détruit, qui apparaissait pourtant comme une priorité ; c’était en effet le seul véritable lieu de culte, et la primauté de son édification figurait dans l’édit de Cyrus. Elle n’intervint cependant qu’à partir de 520 av. J.-C., grâce surtout à l’aide matérielle de Darius. Le nouveau Temple ne fut inauguré qu’en 515, dans la sixième année de règne du roi perse, et la Pâque fut célébrée solennellement.
Le culte avait repris dans la joie à Jérusalem avant même l’achèvement du Temple. Désormais, les dirigeants du peuple étaient décidés à observer la loi divine et on peut suivre l’application de la loi de Moïse grâce aux livres de la Bible intitulés Esdras et Néhémie qui, à côté de larges fragments autobiographiques, comportent des documents historiques importants. Néhémie fut nommé par Artaxerxès Ier satrape de Juda, dans ce coin de la Transeuphratène perse en 445 av. J.-C. Les élites ritualistes rentrées de Babylone avaient sans doute une meilleure connaissance de la loi que le peuple resté en Palestine ; privé de ses dirigeants, il avait été exposé aux influences des populations païennes environnantes. Les enfants judéens, nés de mère étrangère, n’étaient même plus capables, parfois, de parler la langue de leur père. Néhémie, issu du milieu ritualiste, imposa le respect du sabbat, le payement régulier de la dîme aux prêtres et l’interdiction des mariages mixtes ; un Juif ne pouvait plus épouser une étrangère, et on interprète généralement le livre de Ruth comme une réaction à cette interdiction.
Pour faire appliquer la loi de Moïse, le scribe Esdras, rentré lui aussi de Babylone, réunit une grande assemblée du peuple à Jérusalem, lut solennellement la Torah «depuis l’aube jusqu’au milieu de la journée» et cette lecture fut reprise pendant les huit jours de la fête des Tentes. On ignore si cette longue séance de lecture publique, au cas où elle aurait bien eu lieu, avait été faite en hébreu dans la langue d’origine ou, comme beaucoup le supposent, avec une paraphrase araméenne, le Targoum. Sémitique comme l’hébreu, la langue araméenne était en effet devenue la langue officielle de l’empire perse ; et l’écriture araméenne dite «carrée» commençait à supplanter l’écriture phénico-hébraïque qui était en usage avant l’exil. En ce Ve siècle avant le Christ, une véritable restauration religieuse s’était ainsi très probablement établie, et la période perse apparaît en Palestine comme un grand moment d’épanouissement religieux.
L’opposition déjà perceptible à la fin du Ve siècle entre Juda et, au Nord, Samarie finit par éclater. Les Samaritains se détachèrent peu à peu des rigoristes ritualistes et fondèrent leur propre temple sur le mont Garizim. La date est imprécise mais certaines traditions la font remonter à l’arrivée d’Alexandre le Grand. Ce schisme instaura une telle inimitié entre les deux communautés qu’au début du IIe siècle avant le Christ, les Juifs de stricte observance méprisèrent désormais et haïrent les Samaritains, leurs voisins du Nord, autant que les Philistins et les Edomites. Un équivalent des premières synagogues avait été créé, semble-t-il, par les exilés en Babylonie. C’étaient des lieux de prière autant que d’étude et c’est en Egypte, à l’époque des Ptolémée, qu’on en trouve, au IIIe siècle avant le Christ, la trace archéologique la plus ancienne. A cette époque hellénistique, se fixent culte et Torah. Le culte est affaire du clergé, ses rites sont interdits au profane et même aux acolytes; la domesticité religieuse des Lévites elle-même ne pouvait empiéter sur les droits et les privilèges des prêtres. Le prophétisme et son individualisme non conformiste disparurent peu à peu et au voyant succéda le scribe. La doctrine du monothéisme, qu’aucune religion antique, sauf le Zoroastrisme, n’avait réussi à formuler clairement quoique y tendant à maintes reprises, s’instaura et se répandit. Israël, le peuple choisi entre les nations, devint le peuple élu pour témoigner de la Vérité.
C’est depuis le retour d’exil, à l’époque perse qu’avait été rédigé probablement le Pentateuque, dont la synthèse aurait été alors achevée par Esdras vers 400 av. J.-C. sur des bases préexistantes, en amalgamant les vieilles traditions yahwiste et élohiste. La Torah devint un texte sacré reconnu par l’autorité perse en tant que base juridique du mode de vie des Juifs. Outre les livres du Pentateuque, il faut ajouter les livres des Chroniques et les livres prophétiques, ainsi que des chapitres du livre d’Isaïe, du «troisième Isaïe», le livre de Joël et celui de Jonas. C’est aussi à cette époque perse qu’on situe le Cantique des Cantiques, interprété de manière allégorique dans les deux traditions juive et chrétienne et, avec lui, une partie des Psaumes, les Proverbes et les livres de Job. Le livre d’Esther est plus nettement encore teinté de couleurs perses, puisqu’il se localise à la cour d’un roi nommé Assuérus, qu’on identifie parfois avec Xerxès, mais son historicité est loin d’être établie.
Se constitue donc ainsi la Bible hébraïque en trois parties : Torah, c’est-à-dire le Pentateuque et ses cinq livres (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome) – Prophètes (Neviim) – Hagiographes (Ketouvim), un ensemble d’écrits divers, poétiques, sapientiels et historiques. Elle est datée entre le Xe et le IIe siècle av. J.-C. ; la première rédaction, celle des traditions patriarcales concernant Abraham, Isaac et Jacob remonterait probablement au règne de David, c’est-à-dire selon la Bible vers 1000 avant le Christ. Le dernier livre, celui de Daniel, daterait de 164 av. J.-C. En tout, près de quarante livres de genres et de niveaux littéraires très différents : historiographies, mythes, légendes, écrits de sagesse, proverbes, prières, romans. Plusieurs textes ont été remaniés au cours des temps et sont donc composites. La critique littéraire a cependant permis de distinguer le récit principal des ajouts ultérieurs. A ces livres s’ajoutent les commentaires et les interprétations de la Torah : la Mishna et le Talmud, qui est un commentaire de la Mishna, c’est-à-dire un commentaire du commentaire.
Ammar Mahjoubi