A quatre semaines du ramadan, une pénurie du lait et dérivés est à craindre, faute d’une (légère) révision des prix en faveur des éleveurs, des collecteurs et des transformateurs. Comment, à la fois, préserver le pouvoir d’achat du consommateur, ne pas surcharger la Caisse de compensation, et sauver toute la filière de l’effondrement ? L’UTAP et l’UTICA pressent le gouvernement d’agir. Eclairages.
Ils sont plus de 112.000 éleveurs de vaches laitières à tirer la langue. Pour la quasi-totalité (82.8%), il s’agit de petits éleveurs dont le cheptel ne dépasse pas les cinq têtes. Vivotant à peine, ils sont frappés de plein fouet par l’augmentation vertigineuse de toutes leurs charges. « Foin, paille, aliments composés (à base de soja et de maïs), mazout et pièces détachées pour le petit tracteur et le moteur du puits, salaires des ouvriers, produits vétérinaires, semences... : tout s’enflamme ! » déplore Am Mohamed, 54 ans, cultivateur et éleveur de père en fils dans la plaine de Medjez El Bab. « Je n’arrive plus à joindre les deux bouts et je risque de mettre en vente mes quatre vaches, sans savoir pour autant comment je pourrai nourrir ma femme et mes trois enfants. »
Rien que durant le premier trimestre 2018, pas moins de 20.000 vaches laitières ont été «exfiltrées» vers des pays voisins, dans une transhumance qui s’accélère en fréquences comme en nombre, appauvrissant notre cheptel.
Am Mohamed n’est pas le seul dans cette même hantise. A bord de sa petite camionnette dotée d’une cuve, Ridha, 37 ans, sillonne la zone, de fermette en fermette pour collecter le lait de la traite et l’amener rapidement au centre de collecte. Son véhicule commence à vieillir et à tomber ainsi fréquemment en panne. « La moindre réparation me coûte très cher, nous dit-il. J’y consens en toute contrainte pour ne pas m’arrêter de travailler et laisser quelqu’un d’autre occuper ma place. Et, puis, il y a ces augmentations successives du prix du mazout. Jusqu’où on va aller ? J’arrête ! Je préfère enlever la cuve et la vendre pour me consacrer au petit transport. Au moins, je gagnerai mieux ma vie. »
Ces deux maillons essentiels de la filière du lait sont en train de lâcher. Eleveurs et collecteurs résistent très difficilement à la hausse des charges. Les industriels du lait et dérivés n’en sont pas mieux lotis. Combien de grandes marques (Beldi, Laino, etc.) avaient déjà disparu ? Sur les onze unités industrielles encore en production, dans quelles difficultés se débattent la plupart, menaçant chaque jour d’arrêter les chaines de production, de licencier leurs effectifs et de mettre les clefs sous le paillasson.
Pourquoi en sont-ils arrivés là ? Tout simplement à cause du gel du prix à la consommation imposé par les pouvoirs publics, sans consentir la moindre révision. Craignant de favoriser l’accroissement de l’inflation, le gouvernement entend tout bloquer. Au risque de compromettre la pérennité de toute la filière et de la voir s’effondrer.
A l'unisson, l’Union tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche (UTAP) et l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), ont appelé les pouvoirs publics à se pencher immédiatement sur ce dossier brûlant et à l’ouverture d’un dialogue responsable afin de prendre les mesures urgentes salutaires. Elles n’ont cessé d’alerter les pouvoirs publics quant à l’aggravation des pertes enregistrées par les différents intervenants et qui sont de nature à obérer leurs charges, accroître leur endettement et de les contraint à l’arrêt de l’élevage, de la collecte et de la production. Une situation très déplorable qui pourrait priver le consommateur d’un produit alimentaire essentiel et constituer une menace pour la sécurité alimentaire, en plus de son impact négatif sur l’économie nationale.
Le prix public du litre de lait stérilisé qui est actuellement en Tunisie de 1120 millimes est le plus bas dans l’ensemble de la région et d’un grand nombre d’autres pays. C’est ainsi qu’il est en Libye à 1 500 millimes environ, à 1900 millimes au Maroc et 1 800 millimes en Egypte, à titre d’exemple.
L’UTAP et l’UTICA sont en fait mues par un triple souci. D’abord, prendre en considération le pouvoir d’achat du consommateur. Ensuite, ne pas obérer la Caisse de compensation. Mais aussi, faire face à l’impératif stratégique et vital de préserver la filière lait et d’éviter son effondrement. C’est pourquoi, elles ont demandé une légère révision des prix à un minimum acceptable, bien que les différentes études menées aient affirmé que cette augmentation ne saurait être équitablement de moins de 200 millimes par litre, pour l’éleveur, 55 millimes pour le collecteur et 100 millimes pour l’industriel.
Les deux organisations nationales restent confiantes de voir le gouvernement intervenir énergiquement, avec toute la célérité et l’attention escomptées, pour résoudre cette étouffante crise menaçant gravement l’ensemble du secteur et éviter l’arrêt de la collecte et de la transformation du lait.
Un secteur vital et stratégique
Les 112.000 éleveurs que compte la filière du lait accomplissent 40% des journées de travail dans le secteur agricole et contribuent à hauteur de 11% dans la valeur de la production agricole. La transformation du lait et de ses dérivés représente 7% de la valeur des industries alimentaires. Cette industrie est forte de 45 unités dont 11 spécialisées dans le lait avec une capacité de 4.2 millions de litres/jour, 8 dans le yaourt, 2 dans le séchage et 25 dans les fromages.
La production totale s’élève à 1.413 millions de litres par an, dont 995 millions de litres sont traitées et transformées par les unités industrielles. La consommation annuelle par tête d’habitant est passée en Tunisie de 83 litres par personne en 1994 à 110 litres par personnes en 2017 et reste insuffisante par rapport à la moyenne européenne qui est de 250 litres par tête d’habitant.
Tous ces indicateurs soulignent l’importance vitale de la filière du lait, à différents niveaux, notamment en tant que principale source de revenus pour des centaines de milliers de personnes, entre éleveurs, collecteurs, travailleurs dans les industries de transformation et ceux opérant dans les circuits de distribution. En outre, elle contribue substantiellement à l’alimentation des enfants et des personnes âgées, en plus du reste des consommateurs et constitue une composante essentielle de la sécurité alimentaire.