Tunisie: Indétermination politique et logorrhée techniciste
Un neuvième gouvernement et déjà à bout de souffle ! Décidemment ce processus de transition a le plus grand mal à trouver sa sortie par le haut. Dit autrement le pouvoir politique dans ces différentes déclinaisons, le dernier en date y compris, est jusqu’ici proprement incapable de dessiner les contours d’un nouveau « vivre ensemble » d’une égale participation à la chose commune, d’une nouvelle perspective économiquement viable, socialement équitable, écologiquement soutenable. Peu dans les élites intellectuelles comme dans l’opinion contestent ce « manque de vision ».
Dont acte. Panne de l’imaginaire, sclérose de la pensée !
Une impasse que la gestion des affaires courantes tend à occulter. Si la confusion et le désarroi règnent bien chez les gouvernés c’est aussi parce que les gouvernants de la période ne peuvent se soustraire du carcan idéal (référentiel de pensée) qui vient en plaidoyer de leur activité puis en justification de la portée de leur action. Le maître verbe de toute cette période est, -on l’aura compris-, Réformer bien plus que Refonder. Le terme de Réforme pourtant polysémique à souhait, tient lieu tout à la fois de finalité et de méthode. Pas un discours, pas une conférence, pas un éditorial n’oublie de le mentionner, mais toujours dans sa version éthérée, dépolitisée, dé-conflictualisée. Une sorte de pensée magique à vocation consensuelle, voire unanimiste qui résulterait en la mise en œuvre de simples techniques. En clair les responsables politiques n’arrivent pas à s’extirper de l’idéologie développementiste néo-libérale qui a prévalue tout au long des trois dernières décennies. Il faut bien entendu prendre le terme idéologie dans sa version la plus positive (agencement d’idées et de représentations conceptuelles) et non dans son acception péjorative (dogmes, doctrines, croyances).
Tout donc ne serait qu’une affaire de techniques neutres, morales, et éthiques comme il se doit !
Une impasse conceptuelle, mais de factoun modèle réformable soutenu contre vents et marées par les institutions financières internationales, modèle exténué et caducqui n’en continue pas moins à faire des ravages.Un imaginaire enkysté, sclérosé, largement partagé et pour ainsi dire reproduit et renouvelé par la gente des économistes académiques pourvoyeur d’idées sur étagères, des experts comptables en optimisation fiscale qui dégainent un laïus condescendant et méprisant, dès lors que l’on objecte qu’il y aurait une autre voie possible. Celle de refonder un « bien commun » (comme jadis l’ascenseur social) sur le triptyque « Travail, Dignité, Liberté », clameur puissante, féconde, généreuse,audacieuse mais abandonnée et désormais enfouie et ensevelie dans la mémoire collective. Au nom du principe de réalité (sic), cette refondation d’un vivre ensemble, cette perspective « d’égale liberté » (oui vous avez bien lu) est perçue et jugée comme dépassée, archaïque, révolue, anachronique. Des idées du 19e voire du 20e siècle en ce début de 21e siècle de globalisation généralisée, de concurrence acharnée, de révolution numérique…répètent à l’envie les dithyrambistes de la médiocratie, économistes flagorneurs, financiers laudateurs des « réformes structurelles » (sic).
Toujours au nom de ce prétendu réalisme et pragmatisme préconçus et pour le moins suspects, cet intellectuel organique (Gramsci désigne tous ceux qui concourent au maintien de l’ordre social), n’a de cesse de répéter les mêmes litanies. Illustration : La reprise de l’investissement va favoriser un retour à la croissance créatrice d’emplois et de richesse. Vous avez là, la pierre philosophale de tout virtuose de la chose « économique ». Bien sûr, cette élite dite « intellectuelle » ajoute ici et là quelques notions hermétiques telles le déficit jumeau, la compétitivité, l’employabilité…Consternant de lieux communs, de platitudes inconsistantes, de remèdes ressassés et de solutions triviales au point d’en perdre l’origine même, celle développée par l’économie classique du 18e et néoclassique du 19e. Approche moderne, actuelle…une mystification, une duperie, savamment entretenues.
Pensez, cette intelligentsia n’a pas besoin de plus de 100 mots et de quelques équations pour restituer et décoder toute la complexité des réalités sociales et économiques. Vous leur dites travail, ils vous répondent emploi. Vous leur dites égalité, ils vous répondent inclusion. Vous leur ditessanté et instruction gratuites pour tous, il vous réponde diversité de l’offre de soins. Vous leur dites satisfaction des besoins sociaux, ils vous répondent création de richesses (vénale et mercantile).
Une sorte d’autisme, mais sûr de lui-même, qui ressasse la même vision aliénante et indépassable.
Chantres de la pensée unique et du TINA (There Is No Alternative), ils se crispent sur « les réformes structurelles ». Celle de l’impôt: Progressif… pas trop, vous n’y pensez pas cela ferait fuir les « hommes d’affaires » ! Celle des entreprises publiques déficitaires…des canards boiteux qu’il convient de privatiser ! Celle du marché du travail…les chômeurs, une aide pour qu’ils deviennent autoentrepreneurs !
L’économie mixte sur laquelle s’est bâtie ce pays, ringarde, dépassée, l’Etat doit s’effacer et favoriser l’initiative privée compétitive conquérante…le reste suivra !
Alors la Tunisie de 2030 ou plus…un prolongement du plan 2016-2020…hallucinante méprise. Un port financier, une plateforme commerciale à l’instar de Singapour ou de Dubaï, un hub entre l’extrême Orient et l’Occident ! Pour qui ? Pour quelle finalité ? Sociocentrisme ! Un éthos indexé sur les seules valeurs marchandes.
Chers confrères vous ne rêvez plus, votre imaginaire s’est perdu dans cette lutte de tous contre tous.
Vos passions tristes (Spinoza) nous reconduisent tôt au tard dans le mur…de la réalité déniée !
Hadi Sraieb
Docteur d’Etat en économie du développement