Dr Mohamed Adel Chehida: Le Malentendu Khalti Mnaa et ses multiples médecins traitants
Khalti Mnaa (le nom a été changé pour préserver sa vie privée) ne sait pas lire ni écrire, elle sait réciter quelques sourates du Coran nécessaires pour faire ses prières. C’est une cuisinière hors pair et elle s’est mariée très jeune, elle a eu sept enfants qu’elle a élevé avec amour. Comme toutes les femmes de sa génération, la nourriture tient une place de choix dans son quotidien, disons les choses crument, elle abuse des bonnes choses et cela se voit. Elle souffre d’un diabète, d’une hypertension, de problèmes de thyroïde, et n’oublions pas ses douleurs aux genoux. Elle prend quotidiennement plusieurs médicaments. Elle classe ses comprimés dans un petit boitier avec des petits sachets en plastique. Son ordre à elle et sa distraction favorite.
Khalti Mnaa est capable d’analyser les situations les plus diverses avec une lucidité époustouflante, raisonnement qu’elle illustre avec des proverbes qui mettent de l’ambiance dans nos réunions familiales.
Pourtant pour ses problèmes de santé, elle reste inflexible. Certes, elle a réussi à trouver son équilibre sauf qu’il lui faut aller régulièrement voir à des dates différentes quatre médecins différents qui exercent dans quatre endroits différents. Ces déplacements perturbent beaucoup le fragile équilibre qu’elle s’est trouvée et lui coutent beaucoup en énergie et en dinars. C’est pour toute la famille source de tension et de stress mais Khalti Mnaa refuse bizarrement de se faire prendre en charge par le médecin du quartier.
Son problème de santé pour elle et ses enfants devient aigu quand il s’agit de la traiter pour une grippe ou une gastroentérite. A qui s’adresser ?
Évidemment le seul dossier médical dont dispose ma tante se résume à quatre types d’ordonnances renouvelées tous les trois mois, quelques échographies, des analyses biologiques et la constante radiographie. Un détail qui n’en est pas un, les quatre spécialistes qui la traitent pour des pathologies différentes ne se sont jamais entretenus à propos de son cas. De toutes les façons ma tante refuse qu’on touche à son traitement. Son fils ainé est persuadé que ce médecin de ville est moins compétent que les spécialistes qui la suivent. Il pense comme beaucoup qu’il n’est bon qu’à traiter les insolations et indigestions des touristes sur appel du réceptionniste de l’hôtel…avec qui il serait de méche !
Voilà mais…le cas de Khalti Mnaa n’est pas unique. Il lui manque un maillon essentiel à une bonne prise en charge. Un médecin de famille.
Dans quelques années avec le vieillissement de la population nous serons des dizaines de milliers à prendre trois, quatre ou cinq ou plus de médicaments par jour.
La médecine de famille n’est pas un luxe ou une mode importée, c’est une nécessité pour tous les systèmes de santé, notamment quand on prétend aller vers la couverture médicale universelle. La réforme initiée en Tunisie n’est pas un caprice. Les politiciens qui ont voulu prendre le train en marche lors de la dernière crise ont eu tort. Ils ont étalé leur incompétence.
Ce n’est pas un hasard si l’Italie (Servizio Sanitario Nazionale), la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne, le Canada et même la grande Bretagne avec son NHS ont adopté le système de médecine de familles pour utiliser au mieux les moyens mis à la disposition des soignants par la communauté. Ils ne sont pas à ma connaissance des pays socialistes et malgré tout ce qu’on peut reprocher à la NHS ou autres systèmes, il est préférable de tomber malade en Grande Bretagne qu’aux USA, surtout quand on n’est pas riche.
Quand je lis que la Tunisie est le second consommateur d’antibiotiques dans le monde, ou apprends que le taux de césarienne avoisine les 60% dans certaines de structures, je me dis que ce n’est que la partie visible d’un immense dérapage.
La revalorisation de la médecine de première ligne à tous points de vue est notre seule chance pour avoir une santé de qualité à un cout acceptable pour la communauté. Pour mettre en place une couverture médicale universelle réelle. Il ne s’agit ni de privé ni de public. Il s’agit de la santé. La santé dans un pays est un bien commun et nous devons impérativement le préserver des conflits corporatistes ou sectoriels. Elle n’est pas commercialisable.
Il faudrait des politiciens avec une vision et beaucoup de courage qui savent réformer le système et guider le navire à bon port. Un mal appelé corporatisme doublé d’une corruption ravagent notre société. Il faut beaucoup de courage et d’abnégation pour les affronter.
Lors de la dernière grève des jeunes médecins, beaucoup d’acquis ont été réalisés il serait temps d’aborder les problèmes de fond de la santé.
A bon entendeur…
Dr Mohamed Adel Chehida
Anesthesiste Réanimateur