Riadh Zghal: Et s’il y avait du positif dans la montée de l’agressivité chez le Tunisien?
Les manifestations de l’agressivité que l’on observe au quotidien autour de nous sont d’autant plus choquantes et mal vécues qu’elles rompent avec un temps où elles étaient circonscrites par un ordre établi. Pourquoi cette explosion de violence ou plutôt d’irrespect de tout : espaces publics envahis par le commerce anarchique, réseaux sociaux truffés d’insultes et d’attaques organisées ciblant épisodiquement certaines personnes, violence dans les établissements scolaires, les hôpitaux, blocage de routes et de voies ferrées, immobilisation de sites de production… On s’interroge sur les raisons de tels comportements, et elles sont multiples.
La première, celle qui a donné le la, est le slogan « dégage » du soulèvement de 2011. Au-delà de l’autorité politique, rares sont les institutions qui en ont été épargnées. Une contestation générale de l’autorité s’est emparée d’un peuple ayant longtemps subi le pouvoir d’un Etat patrimonial, centralisé et étouffant les voix dissidentes. Cela s’inscrit dans une logique de vengeance, de mouvement de foule, de libération d’un poids devenu insupportable, sans oublier l’opportunisme dominant une situation où le pouvoir était à prendre.
Puis sont venues les années qui ont suivi le soulèvement de 2011 qui a nourri des attentes démesurées… adressées à l’Etat, donc éludant la responsabilité de chacun à relever la situation générale et les maux dont souffre le pays. On a cru que le problème était d’abord d’ordre juridique alors que le chômage, le sous-emploi, les inégalités sociales minaient le tissu social. Certes les attentes dépassaient les moyens de l’Etat mais le temps passé à écrire une constitution, à se disputer sur des questions identitaires, à dilapider les ressources disponibles dans les «compensations» plutôt que dans l’investissement, enfonçaient encore davantage le malaise social. Puis sont venues les attaques terroristes, la valse des gouvernements, l’inflation, l’érosion du pouvoir d’achat du citoyen…Tout cela représente des agressions pour un citoyen qui ne voit pas le bout du tunnel. Alors cela l’invite à réagir et certaines forces, rejetant le processus de démocratisation du pays, se frottent les mains et attisent le feu.
Le décor pour attiser le feu a été déjà planté par les querelles partisanes dont les réseaux sociaux et les médias étalent le spectacle querelleur et désolant. Consciemment ou inconsciemment, le citoyen s’en trouve frustré. Au lieu de se mobiliser pour sortir de la crise, on le paye de mots ! Et souvent à demi-mots lorsque des informations, supposées répondre aux questions qui taraudent le citoyen, sont diffusées, mais toujours incomplètes, imprécises, souvent mensongères; lorsque des annonces glanées dans Facebook sans vérification et sans suite sont lancées, alors on se sent leurré ; pire, pris pour imbécile.
Désir de vengeance, déception, frustration, anarchie, appauvrissement, cela fait beaucoup trop de facteurs suscitant des réactions agressives, surtout que la responsabilité est généralement rejetée sur l’Etat, sinon sur l’autre… différent ou bouc émissaire, c’est selon. Alors tout devient permis.
Une lecture sociologique rapporterait cette conjonction de facteurs à la crise, la dérégulation, le désordre et l’anomie qui troublent l’ordre social nécessaire au vivre-ensemble. Le concept d’anomie introduit par Durkheim, le sociologue français de la fin du XIXe siècle, pour expliquer le phénomène du suicide, réfère à l’absence de normes sociales. Les normes et les lois sont autant de repères reconnus légitimes qui règlent la vie sociale, orientent les comportements des individus et donnent une prévisibilité aux comportements de chacun. C’est ce qui permet une vie sociale et des relations humaines sécurisées. En revanche, les normes constituent une contrainte qui bride les libertés et enferme l’individu dans un moule trop étroit pour beaucoup de personnalités. Le respect des normes est aussi associé à une autorité qui y veille, stimule et sanctionne. Ce système qui prévaut dans une société relativement stable, peu réactive aux changements qui se développent en son sein ou dans son environnement géopolitique, est nécessairement ébranlé lorsque les mouvements sociaux secouent le joug des autorités en présence. C’est ce qui s’est passé dans notre pays.
En apparence, ce n’est que du négatif quand on n’y voit pas l’instinct de vie. Mais au fond, cela dénote une expression des libertés, certes primaire, peu élaborée et quelque peu instinctive. Or la liberté est annonciatrice d’une nouvelle dynamique sociale génératrice d’un nouvel ordre. Pour se stabiliser et faire baisser la récurrence des comportements agressifs et violents, la société a besoin de nouvelles normes qui intègrent les changements de perception et de pratiques, particulièrement chez les jeunes, les femmes et tous les sans-voix de la Tunisie profonde. Elle a besoin de valeurs qui soutiennent les exigences d’une démocratie qui ne se limite pas aux élections périodiques mais institue le débat, la coopération, le sens de l’intérêt commun. La société a aussi besoin d’absorber les changements qui se sont produits dans les structures, les modes de gouvernance à l’échelle nationale et bientôt régionale et locale. Elle a besoin de se reconnaître dans sa diversité et d’accepter les différences pour retrouver la paix et la stabilité. Cela demande du temps, et ce temps peut être abrégé si, au plan politique, on s’accorde sur les vraies questions et la stratégie pour y répondre efficacement. Toutefois, la stabilité sociale n’est pas illimitée et la société a besoin d’apprendre à intégrer les changements qui se produisent en son sein, à transformer les conflictualités, toujours présentes, en opportunités de débat contradictoire mais apaisé et en stimulants pour une dynamique orientée vers la réalisation d’objectifs d’intérêt supérieur.
C’est que la démocratie nécessite un nouveau mode de gestion des affaires publiques, de nouvelles compétences, un apprentissage collectif aidant à accepter la diversité, les divergences et à conduire des débats jusqu’à ce qu’émerge, au lieu des agressions mutuelles, un sens partagé de l’intérêt commun à court et à long terme. Alors travaillons à cela et soyons patients si nous souhaitons que notre pays devienne une démocratie durablement prospère.
Riadh Zghal