Fatma Marrakchi Charfi: La BCT joue à l’équilibriste devant la poussée inflationniste
Le taux d'inflation publié par l’INS pour le mois de février en glissement annuel (GA) est de 7,1%, alors que ce dernier était de 4,6% une année avant. Le taux de 7,1% est assez élevé et il signifie qu’un panier qui valait 100 DT fin février 2017 n’achète plus que l’équivalent de 92,900 DT à la fin du mois de février 2018, d’où la perte de pouvoir d’achat du tunisien. Sur les 12 derniers mois, le taux d’inflation a augmenté de plus que 50%, c’est pour dire que l’inflation a évolué en crescendo. Elle est anticipée à aller de l’avant, dans l’avenir avec, l’envolée probable des prix internationaux des produits de base et des produits énergétiques.
A titre indicatif, à la fin du mois de février, et toujours en glissement annuel, les prix ont fortement augmenté principalement pour les secteurs des boissons alcoolisées (12,7%), de transport (9,5%), des restaurants et hôtels (8,2%), des produits alimentaires (7,7%), des loisirs et cultures (7,6%) et de l’enseignement (7,2%).
Source: construit à partir des données de l’INS
La réponse de la banque centrale de Tunisie (BCT), pour faire face aux risques de dérapages de l'inflation est la hausse du taux directeur de 75 points de base le portant à 5,75%. Il faut d’abord rappeler que la stabilité des prix incombe à la BCT et donc la maîtrise de l’inflation est du ressort de l’autorité monétaire. Pour ce faire, la BCT peut augmenter le taux d’intérêt directeur rendant ainsi le coût du crédit plus cher ce qui diminuant par conséquent la consommation. Cette mesure servira aussi à ancrer les anticipations des opérateurs économiques en leur envoyant un signal de resserrement de la politique monétaire. Toutefois, en opérant ainsi, la BCT ne s’attaque qu’à la partie de l’inflation d’origine monétaire, sachant que les sources d’inflation sont multiples. D’où, il serait intéressant d’analyser les sources potentielles d’inflation pour savoir si l’instrument est adapté à la situation et quelles en seraient les conséquences.
Quelles sont les sources d’inflation?
L’inflation peut s’alimenter par plusieurs mécanismes:
- D’abord, la dépréciation du dinar alimente l’inflation par le biais de ce qu’on appelle le pass-through du taux de change (la transmission de la variation du taux de change aux prix domestiques). En effet, la dépréciation augmente les prix des biens finaux de même que l’augmentation des prix des consommations intermédiaires qui à leur tour augmenteront les prix des biens produits localement. Dans les deux cas, on parle d’inflation importée. De même que la cherté des biens importés peut faire basculer la demande des consommateurs des biens importés devenus plus chers, vers la demande de biens locaux. Ce qui contribue aussi à alimenter l’inflation.
- L’augmentation de la demande de biens et de services qui est alimentée par les augmentations des salaires sans augmentation de la productivité, provoque une pression sur la demande. Cette pression rend les biens et services plus chers et l’inflation ne peut que s’emballer. C’est ce qu’on appelle l’inflation par la demande. Ainsi, un déficit budgétaire de plus en plus important est aussi générateur d’inflation.
- L’augmentation du prix du pétrole contribue aussi à alimenter l’inflation car l’énergie est un intrant pour la production de presque tous les biens. En effet, quand les prix des intrants et des consommations intermédiaires contenues dans les biens produits localement augmentent, il est normal que le prix du bien final augmente. C’est l’inflation par les coûts.
- Par ailleurs, il y a d’autres sources d’inflation que nous observons en Tunisie qui proviennent de la faiblesse du contrôle des circuits de distribution, de la spéculation sur certains produits, de la contrebande, etc … Une augmentation des taxes telles que la TVA ou les droits de douanes sont aussi inflationnistes car le consommateur paie plus cher les biens et services qu’il achète et consomme.
Quelles conséquences, peut avoir l’augmentation du taux directeur?
La BCT dans son communiqué annonce que «le souci de la Banque centrale de préserver le pouvoir d’achat des citoyens et de favoriser les conditions d’une croissance saine dont les prémices commencent à se dessiner en ce début 2018, motive une action proactive par le resserrement de la politique monétaire en se basant sur le taux d’intérêt en tant qu’instrument privilégié pour une meilleure allocation des ressources financières». Toutefois, une augmentation du taux directeur augmentera le TMM et augmentera aussi le cout de tous les crédits contractés par les ménages, ce qui limiterait encore plus le pouvoir d’achat du consommateur. Ainsi, raisonnablement le TMM qui peut aller à 6,5%, augmenterait le taux auquel le ménage va rembourser ses prêts. A titre d’exemple, si le ménage a contracté un prêt à TMM + 3 points, il devrait rembourser son crédit à un taux de 9,5%. Ce taux est exorbitant pour le ménage déjà en difficulté pour «joindre les deux bouts».
L’augmentation du taux directeur, augmenterait les charges des entreprises aussi ce qui leur donne moins de marge de manœuvre pour investir et peut même mettre en danger la pérennité de ces entreprises. L’augmentation de ce taux impacterait aussi à la hausse le taux d’intérêt débiteur que l’investisseur paie pour contracter de nouveaux prêts pour investir, ce qui freinera nécessairement les investissements privés qui sont le moteur de la croissance par excellence. En effet, contrairement à une idée qui circule et qui dit que l’investissement privé est insensible au taux d’intérêt, nos dernières estimations montrent que l’investissement privé est sensible au taux d’intérêt à la hausse et à la baisse et à long et à court termes, à côté d’autres variables telles que l’investissement public, l’output gap, les crédits bancaires au secteur privé, la stabilité politique etc … («Determinants of Private Investment in Tunisia» article soumis). Compte tenu de cela, l’augmentation du taux directeur sera négative sur l’investissement privé. Ainsi, on s’attend à un repli de l’investissement privé, ce qui est mauvais pour une croissance dont les prémices commencent à se dessiner en ce début de 2018. Mais d’un autre coté que peut faire la BCT qui dispose de très peu d’instruments?
Quelles solutions apporter pour juguler l’inflation?
On est en droit de se poser la question: Comment juguler la tendance inflationniste? et qui doit aider à cela?
Certes, la BCT est le gardien du temple de la politique monétaire et est redevable de la stabilité des prix, mais en parcourant les causes de l’inflation il parait clair que la politique monétaire menée par la BCT ne peut pas à elle seule être la solution à l’inflation. Le gouvernement doit aussi faire de la maîtrise de l’inflation et par conséquent la défense du pouvoir d’achat du tunisien sa priorité. Ainsi, si on revient aux causes de l’inflation, nous avons pointé la dépréciation du dinar comme étant une source très importante d’inflation (nous avons développé longuement cette idée sur les colonnes de Leaders). Pour éviter l’inflation importée il faut que le dinar se stabilise. Ces derniers jours le dinar a même tendance à s’apprécier par rapport aux deux principales devises (euro et USD) au prix d’une perte des réserves en devises (77 jours d’importations le 7 mars 2018). Pour défendre le dinar il ne faut pas compter uniquement sur les réserves de change dont on a besoin pour importer les produits essentiels, les produits énergétiques, pour parer aux éventuelles augmentations de prix internationaux du baril du pétrole, payer nos dettes et faire bonne figure devant les agences de notation internationales qui font la pluie et le beau temps à la sortie de la Tunisie sur les marchés internationaux. Pour stabiliser le dinar il faut aussi limiter les importations à défaut de pouvoir propulser les exportations des biens et des services et ça c’est l’affaire du ministère du commerce. Par ailleurs, il faut qu’il y ait un minimum de coordination de la politique monétaire et la politique budgétaire, dans le sens qu’il est incohérent que la banque centrale refinance les banques qui financent le déficit budgétaire par le biais des bons de trésor. En réalité le déficit budgétaire ne donne pas beaucoup de latitude à la politique monétaire. D’où l’importance de réduire ce déficit en maîtrisant les dépenses budgétaires ou en augmentant les recettes fiscales via une meilleure justice fiscale. Par ailleurs, l’Etat doit contrôler les circuits de distributions officiels et parallèles. Ainsi, la politique monétaire seule sans coordination avec la politique budgétaire et la politique commerciale sera vaine, pour contenir l’inflation.
Fatma Marrakchi Charfi