Ghazi Elbiche: il n'est de richesse que par le travail
A l’aube de l’indépendance, la Tunisie de l’ère de Bourguiba a constamment misé sur une stratégie de développement intellectuel du citoyen tunisien, car avant-gardiste comme il l’a toujours été, Bourguiba savait très bien que sa seule vrai richesse était le potentiel humain.
Naguère, les compétences tunisiennes partout appréciées
En l’absence de disponibilités financières, telles qu’en disposaient d’autres Etats, il savait pertinemment que la capacité à mobiliser des ressources humaines efficaces, susceptibles d’assumer les responsabilités et tâches à elles attribuées, était la pierre angulaire d’une politique de développement du pays, efficace, cohérente et surtout active et dynamique..Au fil des années et pour avoir consciemment impliqué les enfants du pays dans un processus de développement consenti, la Tunisie est devenue un modèle de modernité, un exemple du travail acharné et bien accompli, un pays ouvert, un vivier de compétences administratives, bancaires, universitaires, médicales, de recherches appréciées dans tous les pays du monde et contribuant particulièrement à l’essor de pays dits sous-développés, aujourd’hui émergents. Nos compétences tunisiennes se plaçaient comme les meilleures en Afrique et dans le monde arabe et raflaient les satisfécits pour leur sérieux, leur rigueur, leur conscience professionnelle et leur savoir-faire, obtenu dans les universités tunisiennes.
Cher, cher diplôme universitaire
Ayant démocratisé l’enseignement, et je ne crains pas de dire l’éducation, le modèle bourguibien a conquis toutes les consciences tunisiennes et particulièrement de parents dont la principale psychose était que leurs progénitures échouent dans leurs études et donc dans leur insertion socioprofessionnelle. Cette disposition des Tunisiens de mettre en étroite relation, études- diplômes- travail a été enracinée depuis cette époque bourguibienne et continue à hanter les esprits des parents des deuxièmes et troisièmes générations. Ainsi, l’on est aujourd’hui intimement convaincu qu’un diplôme universitaire demeure le « sésame, ouvre-toi » de n’importe quel emploi. Et une famille qui a réussi l’éducation de ses enfants est celle dont les enfants ont pu pousser leurs études post-baccalauréat jusqu’aux ultimes degrés universitaires particulièrement prisés par la société. Que l’on se souvienne de la survaleur accordée aux disciplines mathématiques, techniques, physiques ou chimiques et la moins-value infligée aux matières littéraires, artistiques, sportives….
Dédain pour la formation professionnelle.
Aussi, confortés dans leurs convictions de ce mimétisme tunisien, les politiques qui se sont succédé au pouvoir ont-ils cherché à caresser le Tunisien dans le sens du poil en lui construisant, à satiété, facultés et instituts supérieurs et la Tunisie enregistrait un record dans la réalisation des établissements universitaires. Ce n’était point une mauvaise chose, dira-t-on, mais l’on a pêché, alors, d’un manque flagrant de vision, d’extrapolation, de vues prospectives en méconnaissant les champs, sphères et domaines qui devaient faire l’économie du futur. La conséquence de cette politique fut une course effrénée vers les études diplômantes et un dédain méprisant pour la formation professionnelle qualifiante.
Des diplômes, en veux-tu? en voilà!
Une vérité difficilement réfutable veut que le Tunisien est perçu généralement comme possédant une nature peu créative, conformiste, simple et généralement peu ambitieuse. « Fih el Barka » est un leitmotiv qui pourrait illustrer parfaitement sa sobriété, sa tempérance. Durant plus d’un demi-siècle, la création d’universités a été le fer de lance de la politique universitaire des gouvernants et le flot des diplômés du supérieur est venu, au fil des années, grossir le fleuve indomptable des demandeurs d’emplois, souvent disposés à accepter « n’importe quoi » pour subvenir à ses besoins vitaux et à ceux d’une famille à charge. Le plus grave, c’est que l’on se doutait peu, à l’époque, que dans une économie dite libérale, l’État pourrait se contenter de livrer des certificats de formation, des diplômes de spécialités, à charge pour le candidat à l’emploi de se soumettre aux lois du marché.
Devise des gouvernants «un diplômé dans chaque famille»
Aujourd’hui, à la faveur de données révélées par la révolution, une majorité de ces détenteurs de diplômes universitaires semblent avoir déchanté en découvrant, dans l’ahurissement général, l’effritement pur et simple de leurs titres universitaires. Tant à l’international qu’au local. Les universités n’ont jamais travaillé dans la perspective des besoins du marché de l’emploi. « Puisque les familles aiment avoir des docteurs, qu’on les serve ! » sembla être la devise des gouvernants.
Le flot continu et furieux des diplômés du supérieur
Le résultat est, mille fois hélas, des plus catastrophiques autant pour l’avenir de la jeunesse que pour l’économie du pays. Et le pire est que les responsables d’aujourd’hui ne savent plus comment caser un nombre significatif de diplômés convaincus de la valeur de leurs titres et de leur droit inaliénable à l’emploi, alors que les entreprises recruteuses rechignent à engager des personnes qui n’apporteront rien ni à l’entreprise ni à l’économie du pays. Car manquant de qualification ! Ces jeunes gens, « orientés », parfois malgré leur volonté et en dépit du bon sens, vers des filières souvent inconnues, ne peuvent que se sentir trahis, floués par un système qui les a plutôt« désorientés » du vrai chemin de la réussite et du succès.
Des parents saignés à blanc
Tout au long du cursus de leurs enfants, les parents auront consenti tous genres de sacrifices pour pouvoir subvenir aux coûts non négligeables de ces études. Tandis que les gouvernements successifs auront consacré des budgets faramineux pour financer les institutions et infrastructures universitaires. Pour le résultat que tout le monde sait. A savoir, des gouvernements incapables d’engager une réforme urgente et une jeunesse désorientée et surtout disposée à en découdre pour faire valoir leur bon droit.
Un problème d’une rare acuité
Je pense avoir alerté les esprits de l’inanité des formations diplômantes et de la vacuité des diplômes délivrés, car attribués en faisant une abstraction totale des besoins du pays en main d’œuvre qualifiée ainsi que des desirata des chercheurs d’emplois.
Quelles solutions ? direz-vous.Il ne m’appartient que d’apporter une contribution fort modeste pour alléger l’acuité de ce problème qui affecte notre économie et qui ne fait que s’aggraver.
Certes, nous avons réussi à créer des milliers de jeunes chômeurs, dont un grand nombre a choisi de se transformer, comme dans une sorte de vengeance, enmercenaires partis vers des pays en guerre pour risquer leurs vies dans une cause qui n’est pas la leur.
Nous avons réussi à réduire la classe moyenne à sa proportion la plus congrue et relégué des milliers de foyers tunisiens sous le seuil fatidique de la pauvreté. Et le chemin vers le désespoir semble tout tracé, sans que quelqu’un puisse venir raviver les flammes de l’espérance, ni ressusciter les valeurs perdues du labeur et du travail.
Le modèle singapourien…
S’il est une réforme qu’il faudrait initier tant au niveau du système éducatif ou professionnel, il serait fort judicieux que nous puissions nous inspirer du système de Singapour ou, à défaut, sur un système où le travail manuel est valorisé. Dans le système singapourien, par exemple, les opérations de recherche et de détection des enfants forts en thème, des doués pour les techniques, des talentueux en arts, des compétents en travaux manuels….sont engagées dès le cursus primaire. Apprendre un métier pour un jeune singapourien n’est donc que naturel et répondant à une qualité, une spécificité de l’enfant. C’est pour cela que l’adage « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » est absolument vrai pour ce géant asiatique. Si l’on réfléchit bien, qu’est-ce qui empêcherait que l’on engage nos enfants, dès leur jeune âge, sur cette voie, plutôt que de leur imposer une discipline à laquelle ils n’entendent rien, pour enfin après un parcours harassant du combattant l’on lui livre un diplôme sans valeur aucune.
…. Et le modèle allemand
Pourquoi ne nous attachons-nous pas à suivre des modèles qui ont donné au monde entier matière à étonnement dans le traitement de leurs problèmes économiques, sociaux ou professionnels. J’ai cité l’exemple de Singapour, je suis tenté de citer celui de l’Allemagne. Un pays qui est sorti exsangue de la seconde guerre mondiale, lourdement endetté, qui a été démembré et divisé, mais qui a réussi, après un temps relativement court à s’imposer comme le modèle économique le plus réussi au monde. Ce peuple est ressuscité de ses cendres, il s’est relevé sur ses propres ruines, Cela n’a été possible que grâce à l’esprit de discipline et de travail de l’Allemand et surtout à son civisme. Grâce également à la valeur qu’il attribue au travail. Le travail créatif, productif, méticuleux, honnête et donc bien récompensé. Un travail créateur de richesses. Non pas celui qui est entrepris par ingénieurs, universités, mais par les petits artisans, gens de métiers modestes qui ont pris le chemin des usines.Ilsont travaillé avec un acharnement et une détermination guidés par leur seul sentiment : rendre sa puissance à l’Allemagne.
Le Tunisien doit changer de mentalité.
Le rôle des familles est tout aussi important dans l’adoption d’une telle vision. Une réforme des esprits et des perceptions est à engager : celle consistant en une révision des priorités et des valeurs. Diplôme universitaire versus certificat qualifiant pour un métier de plombier, d’électricien, de menuisier, de peintre en bâtiment….il n’y a pas de sot métier. Pour un parent et pour la société qu’est-ce qui est plus important ? Un enfant citoyen qui travaille et qui gagne bien sa vie, (sachant qu’aujourd’hui il est trop difficile de tomber sur un plombier ou un électricien,) ou quelqu’un qui passe ses jours et nuits à manifester ? qu’est-ce qui intéresse les familles ? Est-ce un avenir garanti grâce à une compétence acquise et reconnue ou un poste de travail où l’on se tournerait les doigts dans l’attente d’émoluments non mérités?
Perte des valeurs du travail et désir de l’enrichissement rapide et facile
Les Tunisiens savent-ils que le PIB de leur pays est aujourd’hui l’un des plus faibles de la planète. Le produit intérieur Brut est l indicateur économique mesurant la richesse créée par année dans un pays donné.
Il mesure la croissance économique en mettant en exergue la valeur ajoutée totale des biens et des services produits sur un territoire national.
Pour faire plus simple, la création de richesse d un pays ressemble à la production d’uneentreprise.
Deux facteurs sont importants: LE CAPITAL ET LE TRAVAIL. Le Capital représente les machines, le Travail, les hommes.
La combinaison de ces deux facteurs est utilisée par les agents économiques afin de produire et de créer de la richesse.
Pour le cas de la Tunisie, les moyens pour le facteur Capital manquent cruellement, alors que nous ne nous présentons pas comme des parangons du travail..
C est pour cela que nous sommes pauvres, démunis et affaiblis. Et si, naguère le Président Bourguiba a cru compenser notre manque de ressources naturelles par le sens du devoir des concitoyens et leur amour du travail, aujourd’hui, hélas, ces sentiments semblent avoir disparu de notre mode de vie, remplacés par le désir de l’enrichissement rapide, au prix d’un abandon pur et simple de tout ce qui crée la véritable dignité : la dignité par le travail.
Mais non point le travail de bureau, permettant un salairede misère. Il s’agit de travail créateur de richesse, si vraiment il est désireux de sortir lui, sa famille, sa patrie de l’impasse.
Toutes les politiques et modèles de développement dont parlent les gouvernements qui se sont succédés n’ont nullement poussé à cette notion de création de richesse.
Deux données sont importantes pour le Facteur Travail qui regroupera toute lesactivités’ humaines, intellectuelles ou manuelles dont l’objectif est de produire un bien ou un service à valeur ajoutée:
Valoriser les aptitudes et capacités tunisiennes
Pour cela, notre conviction est que le capital humain tunisien doit être radicalement et profondément reformé dans une perspective d’une valorisation des capacités professionnelles des hommes etde pousser la majorité de la jeunesse tunisienne àaccéder à la vie active, dès l’âge précoce. Sensibiliser et convaincre les jeunes à apprendre un métier, à se laisser former professionnellement et les persuader que cela est davantage créateur de richesse que d’user son fond de pantalon sur le banc de l’université, laquelle, comme de juste ne pourra lui délivrer qu’un papier à la valeur surfaite. Cette dimension quantitative est très importante dans un pays où la population active ne représente au maximum que 20% de la population..
Assurer cette création des richesses si désirée
D’où la nécessité de se pencher sur les capacités’ professionnelles des hommes .A cet effet nous devrions examiner le niveau des études, la qualité de la formation au sein des centres dédiés, une réforme intégrale dans ces derniers dans la perspective de cette création de richesse tant désirée mais nullement recherchée.
Il est tout aussi indiqué de revoir notre capacité à mobiliser les moyens au profit de la production et à correctement réformer la formation de base ,la formation initiale avant d entrer dans la vie active, comme à revoir les possibilités de la formation continue, arme nécessaire pour un développement durable et l’évolution d une compétence.
Une fois le peuple sensibilisé et acquis à l’idée de changer de comportement, une fois que la famille tunisienne disposée, il s’agirait de se pencher et d’œuvrer sur un apprentissage de l'excellence et de la compétitivité, finalité ultime des pays producteurs de richesse..
Les facteurs de compétitivité d'un pays sont divers. Nous retiendrons le coût du travail, le dialogue social, la capacité du capital, le rendement et la performance mais également les compétences sociales et environnementales des citoyens.
Le travail nous attend
Alors que cessent la perte de temps et nos demandes récurrentes de soutiens de toutes sortes. Dont la seule perspective est de nous mettre sous tutelle.
Que cesse ce sentiment de misérabilisme.Levons la tête avec la fierté qui sied au Tunisien.
Mettons un terme à la fuite de nos « cerveaux » vers d’autres cieux, où ils sauront créer la richesse qu’ils n’ont pu réaliser dans leur pays à cause d’une perception aveugle des responsables. Que nos compatriotes « déserteurs » soient diplômés ou non, il faut leur reconnaître de la valeur et nous persuader que nous sommes responsables de cet exode dantesque du trésor humain tunisien, unique richesse du pays. Sait-on par exemple qu’un Européen ne saura jamais survivre s’il avait la mentalité du Tunisien qui se tue à accompagner son enfant pendant la vingtaine d’années que durera son enseignement et sa formation. il est tout aussi important que l’on s’attelle à engager une campagne pour faire redécouvrir à nos compatriotes, jeunes et moins jeunes, les vertus du travail et de la tâche bien accomplie.
L’image déformée du travailleur arabe et donc tunisien
Un ami à moi se plaît à me raconter cette anecdote, plutôt tristounette.
Un dessin circulant sur face book présente un japonais et un arabe. Le japonais, habillé en bleu de chauffe et tenant une clé anglaise à la main dit à propos du travail et de la découverte. « Si quelqu’un peut le faire, je peux le faire. Si quelqu’un ne peut pas le faire, je DOIS le faire ». L’arabe habillé d’une jellaba , une aguila sur la tête et fumant un narguilé dit sur le même sujet « Si quelqu’un peut le faire qu’on le laisse faire. Si personne ne peut le faire, comment voulez-vous que moi je puisse le faire ? »
Triste perception que l’on se fait aujourd’hui du travailleur tunisien en particulier et arabe en général. Il nous appartient de reprendre conscience et de réimposer dans l’esprit de l’autre, que le Tunisien n’est pas le paresseux que l’on veut bien imaginer.
Ghazi Elbiche