Larbi Chouikha: Ces années fondatrices de la «démocratie tunisienne»
Les ouvrages autobiographiques qui recèlent des témoignages pertinents sur un moment focal de notre histoire «postrévolutionnaire» ne sont pas légion, alors que des zones d’ombre persistent encore sur des pans entiers des débats qui ont conduit à l’adoption du texte constitutionnel mais aussi sur le fonctionnement interne et la «bonne gouvernance» au sein de l’Assemblée constituante (ANC). L’ouvrage de Selma Mabrouk vient en quelque sorte combler notre attente et assouvir en partie notre curiosité. Elle nous livre des éclairages fort utiles sur ces années fondatrices de la «démocratie tunisienne». Elle nous gratifie d’observations et de pistes de réflexion originales et non complaisantes sur ces évènements qui ont ponctué les années 2011-2014.
Par exemple, les lignes de partage entre ceux que nous avons tendance à qualifier de «conservateurs», de «modernistes», voire de «progressistes», entre des acteurs jugés «sulfureux», voire «hystériques», par opposition à la figure du «sage», et ceux qui confondent «compromis» et «compromission» à tous ceux résolument déterminés à défendre les «acquis de la Révolution»….ne correspondent pas toujours à nos grilles de lecture habituelles; et la meilleure illustration provient des positions exprimées par les uns et les autres à propos du débat sur les projets controversés des dispositions constitutionnelles.
Et l’ouvrage foisonne de données, d’impressions, de descriptions, d’opinions, de réflexions agencées les unes aux autres dans un style d’écriture qui rappelle le carnet de voyage d’un explorateur méticuleux, soucieux de noter dans les moindres détails les heurs et malheurs vécus au gré de ses pérégrinations parfois truffées d’écueils et de chemins tortueux. Selma ne se prédestinait pas à une carrière politique tracée d’avance. Elle n’avait ni le profit du politicien rompu depuis des lustres à la chose publique ni celui du militant invétéré de tous les combats pour les libertés et la démocratie sous Ben Ali. D’ailleurs, elle ne s’en cache point aujourd’hui et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, son dilettantisme en politique lui permet cependant d’explorer les questions du moment sans œillères et de travailler avec des acteurs de tous bords, sans préjugés ni a priori mais parfois avec un brin d’ingénuité.
Comment est-elle venue à la politique? Ce sont d’abord les évènements qui ont ébranlé le pays de décembre 2010 à janvier 2011 et, par la suite, sa détermination à vouloir s’investir et agir pour la réussite de la «transition démocratique», qui l’ont manifestement propulsée dans l’arène politique. Mais elle reconnaît qu’elle n’avait à ses débuts ni bagage préalable ni formation appropriée pour pouvoir affronter les «jeux» et les manœuvres des partis politiques, les joutes oratoires, les conciliabules, les débats avec les médias auxquels elle était parfois conviée, les sit-in et les manifestations publiques….Ce fut du reste une période d’enchantement, voire envoûtante, pour elle. Déjà, quand elle se présente sous la bannière du Forum démocratique pour la liberté et le travail (FDLT) dans son fief de Ben Arous, pour mener avec conviction et désintéressement une campagne électorale qui l’a visiblement aguerrie dans le combat politique.
Ensuite, en se faisant élire à l’Assemblée nationale constituante (ANC),elle réalise enfin qu’elle peut maintenant se mettre au service de la concrétisation de ce
rêve-tant caressé par bien des générations de militants depuis les années d’indépendance-; bâtir une Tunisie démocratique tout en défendant par ailleurs ce qu’elle pensait être les positions de son parti. Mais au fil du temps, elle réalise que l’action politique organisée, et de surcroît dans une formation empêtrée dans la troïka où la ligne de partage entre les intérêts du parti et la défense du gouvernement est ténue, ne concorde pas avec ses aspirations et peut même altérer ses principes. Alors, les déceptions s’amoncellent, les illusions du début des années 2011 commencent à se déliter et Selma se demande in fine ce qu’elle faisait encore dans cette galère «partisane» où la transparence, la cohérence politique, la «bonne gouvernance» relevaient souvent de vœux pieux.
Tirant les enseignements de ses premiers engagements, elle opte pour le «tourisme politique» - terme usité pour désigner les députés qui changent de «chapelle politique» – et elle s’engage cette fois-ci dans la Voie démocratique et sociale (Al Massar). Elle sera par ailleurs candidate sur leurs listes aux élections législatives d’octobre 2014 mais elle subira les affres de l’échec cuisant essuyé par le parti à ces élections.
Son parcours politique et citoyen se confond intimement avec l’histoire politique de la Tunisie «post- révolutionnaire» et à celui d’une génération de militants venue à la politique pour servir le pays et donner un sens à cette démocratie naissante. D’ailleurs, la subdivision des différents chapitres de son livre agencés de manière chronologique est une parfaite illustration: de la «Révolution et première période transitoire» aux «Premières élections libres dans la tourmente de la polémique identitaire», à l’équation épique «État religieux versus État civil, l’impossible consensus», sans pour autant occulter toutes les questions se rapportant à la violence politique, au terrorisme, à la justice transitionnelle, au «Contrôle parlementaire de l’exécutif et blocages volontaires» et, bien entendu, tout le processus ayant conduit à l’adoption de la Constitution…; et à chaque fois, elle s’appuie sur un style narratif qui allie à la fois l’exposé des faits aux descriptions, impressions et commentaires, agrémenté de temps à autre par des anecdotes croustillantes sur des personnages publics, vus sous un autre angle.
Le chapitre intitulé «L’irrésistible fragilité du consensus» est édifiant et éclairant tant par la densité des informations - parfois inédites - relatives au processus ayant abouti à la rédaction de la Constitution qu’il recèle que par les thématiques que l’auteur soulève, comme la lancinante question du «consensus». Cette étape dans la vie de notre «transition» a été ponctuée par des évènements douloureux tels que l’assassinat du député Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013 qui a provoqué la suspension de l’ANC pendant un mois et le sit-in d’Errahil du Bardo dans lequel Selma s’investira avec abnégation. Ce passage me semble intéressant à un double titre. D’abord, le lecteur apprend par le menu détail les moyens auxquels peut recourir un député pour orienter, intervenir, agir sur les différentes moutures proposées à la rédaction des dispositions du texte constitutionnel. Dans le même temps, l’exposé et la réflexion qu’elle nous livre sur l’usage du mot «consensus» par la «Commission des consensus constitutionnels» créée pour statuer sur les projets des dispositions constitutionnelles les plus controversées au sein de l’ANC montre que le sens donné à ce terme est bien plus proche d’un compromis qu’à celui d’un consensus. Au-delà de son combat politique, Selma se distingue surtout par ses engagements citoyens pour l’égalité femmes/hommes, pour le respect de toutes les libertés, essentiellement celles, individuelles, pour la tolérance, la sécularisation, la modernité dans tous ses éclats.
Larbi Chouikha
Professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information
(Université de la Manouba, Tunisie)