Dr Mohamed Adel Chehida: Témoignage d’un médecin tunisien à l’étranger
Beaucoup a été écrit sur ce qui a été appelé la « fuite des médecins » à l’étranger, beaucoup trop. Une bonne part de ces écrits sont des « tirs d’amis » qui exercent en Tunisie, inquiets devant l’ampleur du phénomène depuis la révolution.
Mon propos n’est pas de justifier les départs et encore moins le mien mais d’essayer de poser les bonnes questions. Je souhaite aussi relater ma modeste expérience dans l’espoir que ce débat soit apaiser. Les spécialistes des surenchères nationalistes l’ont trop instrumentalisé, et l’ont utilisé à l’envi, ne les laissons pas monopoliser la parole.
La mobilité des femmes et des hommes est un phénomène naturel c’est ainsi que la terre a été peuplée, depuis cet humanoïde de 120 cm, Lucy, vivant en Ethiopie. L’homme est naturellement nomade, il ne cherche plus des pâturages mais il continue à aller là où il trouve les conditions de vie qui lui conviennent à lui et à sa famille ou sa tribu. Des Européens pauvres, affamés parfois des prisonniers des criminels ont peuplé l’Amérique, l’Australie, la Nouvelle-Zélande il n’y a pas si longtemps. Les Chinois, les indiens ont fait pareil et l’histoire se poursuit avec le drame des Africains en Méditerranée.
Le 7 novembre 1996 je quitte la Tunisie avec d’autres collègues pour effectuer un stage de perfectionnement à l’hôpital de la Pitié Salpetrière à Paris. J’avais déjà effectué trois inoubliables années de résidanat en Tunisie, trois années fondatrices partagées entre staffs, modules de formation, bloc opératoire, réanimation, gardes, assumant à la fois la fonction d’ouvrier, brancardier, infirmier et quelque fois médecin. Bref le quotidien hospitalier d’un résident.
En 1999 lors d’un entretien avec l’un de mes maitres le professeur M.A. Dhahri à l’hôpital militaire de Tunisie je lui annonce ma décision de rester à l’étranger et de m’installer en Italie pour des raisons de cœur ! Il n’a pas manqué de me rappeler à mes devoirs envers la mère partie, mes compatriotes et la communauté médicale qui m’a appris mon métier, mais dans pareil cas le cœur a des raisons que la raison ignore, ma décision était prise.
Aujourd’hui après 21 ans passés à l’étranger, après avoir affronté examens, concours et autres obstacles pour avoir une situation professionnelle stable, mon dilemme tout comme mon attachement à la Tunisie restent entiers.
Pourquoi essaye-t-on de me culpabiliser, n’ai-je pas pu tout au long de ces années servir mon pays mais autrement ? N’ai-je pas eu du mérite à bâtir une vie digne et à porter haut les couleurs du pays et de la médecine tunisienne à l’étranger ? Ai-je gagné ma situation à la loterie ou à la sueur de mon front ? En quoi serai-je plus ou moins méritant que l’enseignant qui va en coopération à Djibouti ou à Oman et à qui personne ne reproche rien, au contraire ? Mes incessants aller - retour en Tunisie ne sont-ils pas le témoignage de mon enracinement dans ma culture et d’un manque jamais comblé. Pourquoi tant de méchanceté ?
Servir un pays doit-il se limiter à exercer au sein de ses hôpitaux (je parlerai seulement de l’argument médecine). Un de mes maitres à Genève le Prof F. Clergue encourageait tous ceux qui passaient dans son service à aller prendre des fonctions ailleurs que chez lui, il le faisait pour faire rayonner son école en Suisse.
Evidemment, l’argument du faible nombre de médecins et en particulier en anesthésie réanimation vient à l’esprit immédiatement, mais de mon temps on n’avait que 13 postes de résidanat par an dans notre spécialité et pour toute la Tunisie (sic). Mes ainés avaient averti les responsables de l’époque des dizaines de fois sur la gravité de la situation. Mais parce qu’ils étaient dans une logique partisane d’affrontement entre spécialités ils avaient négligé l’intérêt du pays et ils n’ont pas voulu les écouter. Est-ce de ma faute, moi simple jeune spécialiste avide de nouveaux horizons d’avoir compris que les plus hautes autorités ont été plus enclines à régler des comptes plutôt que de préparer l’avenir ?
Les médecins tunisiens en France, Suisse, Allemagne, Italie ou Canada font honneur à notre école tunisienne et n’en déplaise aux esprits chagrins ils participent directement ou indirectement, à maintenir un haut niveau à la médecine en Tunisie. Ce mouvement des compétences est absolument nécessaire. Nos maitres fondateurs de la faculté de médecine de Tunis (Zouheir Essafi, Said Mestiri, Saadeddine Zmirli, Hassouna Ben Ayed, Mohamed Fourati, Mohamed Ben Ismail, Mohamed Kassab, Hamadi Farhat…) ont tous été formés à l’étranger. Actuellement, les flux ont changé de direction. Les élèves de leurs élèves partent exercer et occuper des fonctions là où ils ont été formés ! Quel meilleur hommage peut-on leur rendre ? Et souvenons-nous tous ne partent pas de gaité de cœur ! Les contraintes personnelles, humaines, professionnelles, sociales sont là. Qui sommes-nous pour nous ériger en juges des choix de vie des uns et des autres ?
Il y a même une certaine malice de quelques politiques à pousser certaines compétences probablement « gênantes » vers la sortie, je n’en dirai pas plus...
Oui, je l’affirme tête haute, de l’étranger nous servons notre patrie, certes autrement mais non moins bien. Il n’y a rien de déshonorant à travailler ailleurs. Exercer tous les jours notre noble métier avec beaucoup d’amour sans faire différence entre races, couleurs ou religion, d’ailleurs une bonne partie de nos malades vient du Maghreb, est notre choix. Les diatribes nationalistes et les surenchères populistes encouragent l’exclusion et le renfermement sur soi. Nous avons bougé souffert, parce que nous étions ambitieux, est-ce un tort. Notre peau s’est endurcie par les épreuves mais ces dénigrements continuent à nous faire du mal car ils atteignent nos enfants. Les jeunes générations de tunisiens nés à l’étranger à qui nous avons appris l’amour du pays, de ses couleurs, de sa culture, perçoivent et comprennent tout. Dire de leurs parents qu’ils sont des non patriotes n’est pas pardonnable, déjà qu’ils se sentent exclus ici et là-bas, est-ce le but recherché ?
Sauver la vie, soulager la douleur, écouter la souffrance, donner la main à mes semblables, quelques en soient les origines voilà mes motivations professionnelles.
Oui, au risque de lasser, je répéterai que je suis satisfait de mes choix, fier et convaincu que je sers aussi ma patrie d’une autre façon. Et qu’on arrête de nous parler d’argent, j’aurais pu en gagner autant sinon plus en m’installant dans une clinique dans mon pays auprès de mes parents et en ayant probablement moins de défis à relever et une meilleure qualité de vie. Mon choix de vie ne concerne personne, je l’assume.
Essayons de voir le phénomène d’un autre angle moins personnel, celui de la santé publique. Je n’ai jamais coupé le contact avec mes maitres, mes amis, je partage et discute avec eux quotidiennement. Que nous offre encore aujourd’hui le ministère de la santé à la fin de nos études de médecine ? Des conditions de travail difficiles. L’hôpital public est un vrai repoussoir. D’ailleurs le désespoir et le dégout s’installe chez la majorité depuis l’externat devant les conditions d’accueil des malades et de travail du personnel à l’hôpital.
Le concours de résidanat ? Parlons en ? Une épreuve anachronique qui bloque les meilleures ambitions ?
Avez-vous une visibilité messieurs les décideurs ? Est-ce que le ministère de la santé a des projections concernant la démographie médicale en 2025 pour ne pas dire 2050 ? Quels sont nos besoins en médecins, en spécialistes ? Les entrants et les sortants, les départs vers le privé, à la retraite. Vous aurez toujours une bataille de retard. Aujourd’hui suite à une décision du prince on forme 100 médecins anesthésiste-réanimateurs par an, soit 500 sur les cinq années de résidanat, soit environ 25-30 résidents par service, une folie. Vous promettez de construire des hôpitaux et des machines, mais cela ne pourra jamais faire office d’une politique de santé.
Le nombre d’interventions tels que les prothèses de genou ou de hanche et leur coût…qui peut me dire où je peux trouver des chiffres fiables ?
Comment donner confiance en l’avenir à un jeune spécialiste dans ces conditions ? Enfin, le système privé vit sa vie et le public la sienne, une schizophrénie, pas tant que ça. L’activité privée complémentaire universitaire ou régionale (faite en dehors des règles) qu’une certaine responsable a utilisé récemment comme argument pour retenir les jeunes dans le système, est en train d’achever le malade !
Une vraie volonté politique avec une vision futuriste basée sur des chiffres fiables de notre réalité (statistiques, know how, possibilités financières…) et notre contexte nous ont jusque-là fait défaut. Tout le reste n’est que paroles et pure démagogie. Les promesses électorales n’engagent que ceux qui les croient. On pourra toujours éponger les dettes des hôpitaux, elles se reformeront dans quelques mois, le mal est structurel.
Nous exerçons et vivons à une époque où le monde est devenu un village. A l’ère du numérique, des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle, ce n’est pas avec des discours lénifiants d’un autre temps que nous allons relever ces défis. La guerre contre le sous-développement ne peut pas se mener avec le même état d’esprit que celui des guerres d’indépendance.
L’attitude hostile envers les médecins qui exercent à l’étranger (bizarrement seulement ceux qui exercent en Europe et non ceux dans la péninsule arabique ou des USA) n’est pas justifiée, elle relève de mécanismes soit dépassés, 60 ans après l’indépendance, soit psychologiques, complexes et non avouables.
Faire avancer la santé, un des piliers de notre Tunisie, ne se fera pas dans l’exclusion, elle est de notre responsabilité tous, sans exception, essayons donc de le faire dans un esprit fédérateur.
Dr Mohamed Adel Chehida
Anesthésiste Réanimateur