Abdelhamid Larguèche: 172 ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Tunisie, deux ou trois leçons de l’histoire
Voila 172 ans depuis que la Tunisie a aboli l’esclavage sur ses terres. Premier pays d’Islam à l’avoir décrété, la Régence de Tunis et son prince réformateur Ahmed Bey furent magnifiés par toutes les puissances et sociétés anti-esclavagistes en Méditerranée.
Aujourd’hui, cet événement mérite de figurer sur nos livres d’Histoire et d’être expliqué à nos écoliers comme étant la première réforme sociale qui annoncé l’ère des réformes et qui a mis le pays sur la voie de la modernité. En effet, dix ans après cette réforme fut promulgué le pacte fondamental (septembre 1957) première loi organique des droits humains en Tunisie.
Cela nous a valu d’être honorés dans les instances internationales, puisque le corpus des archives de l’abolition figure aujourd’hui sur la prestigieuse liste de la « Mémoire du Monde ».
Rares sont en effet les pays musulmans à avoir franchi ce pas et suivi de si tôt le mouvement abolitionniste qui a marqué le monde dès le XIX siècle. Nous savons par ailleurs, que l’esclavage a continué à sévir dans plusieurs pays arabes en plein vingtième siècle.
Cette année le retour sauvage de l’esclavage des migrants africains en Libye a remis le drame de l’homme africain à l’ordre du jour.
Devoir de mémoire, mais aussi devoir citoyen de combat contre un fléau social, culturel et humain, le racisme est une vérité de nos sociétés contemporaines.
La Tunisie est loin d’être immunisée contre le racisme
La Tunisie s’ouvre sur l’Afrique subsaharienne et continentale. Cela est non seulement souhaitable mais vital. De plus en plus de jeunes venant de contrées africaines lointaines s’installent en Tunisie, soit pour poursuivre leurs études, soit pour y travailler ; et certains pour chercher l’aventure ailleurs sur mer.
Mais les tunisiens commencent aussi de leur côté à chercher les opportunités d’investir et de commercer en Afrique. Cette ouverture naturelle contraste pourtant avec la réalité et les représentations de l’homme africain dans notre pays. Les évènements dramatiques de la fin 2016 à Tunis, les agressions et brimades dont sont souvent victimes les jeunes noirs dans la rue, au travail où même dans les foyers universitaires, ont révélé que le racisme est bel et bien là, tel un mal qui nous ronge et qu’il nous faut apprendre à combattre par nous-mêmes.
Heureusement qu’une loi organique qui organise la lutte contre les discriminations raciales vient d’être finalisée et sera bientôt adoptée pour le bine de tous. Mais la loi, toute nécessaire soit-elle a besoin d’être accompagnée par un travail de fond ; dans l’école, les espaces culturels, les médias et partout où cela est possible.
Devoir de mémoire, devoir de reconnaissance
Le mot d’ordre a été lancé l’année dernière par le chef du gouvernement : instituer une journée nationale contre le racisme. Cette journée ne peut être mieux choisie en dehors de cette commémoration, celle de l’abolition même de l’esclavage.
Si la date du 23 janvier est retenue comme date de promulgation du décret de l’abolition, il ne faudrait pas aussi perdre de vue que ce processus abolitionniste a commencé bien avant. En effet, dès septembre 1841, Ahmed Bey a pris des mesures dans le même sens en interdisant la vente des esclaves dans les marchés de la régence, ensuite en fermant le fameux souk réservé à la vente des esclaves noirs à Tunis même et qui n’est autre que « Souk el-Birka », actuellement souk des orfèvres.
Nombreux sont les voyageurs européens et auteurs tunisiens qui avaient longuement décrit ces scènes de vente d’esclaves au quotidien où l’esclave était exposé, souvent moitié nu aux clients tunisois, pour le bonheur de la domesticité.
Aujourd’hui, il est temps de réconcilier ces lieux avec leur mémoire historique.
En effet, il serait utile d’ériger un monument commémoratif de l’abolition de l’esclavage sur la placette couverte du Souk et qui servait autrefois à exposer les esclaves noirs à la vente aux enchères.
Un monument à vocation éducative est proposé aux instances de la ville par le Ministère des Affaires Culturelles. Avec une plaque où sera gravé le texte authentique du décret d’abolition et des notices explicatives pour les visiteurs des souks, nationaux et étrangers, un tel monument contribue à rafraichir les mémoires et à sensibiliser aux risques des régressions mentales et sociales.
Quelles leçons tirer de notre histoire?
Nous étions le premier pays de la rive sud de la Méditerranée à avoir aboli l’esclavage ; pas seulement la rive sud, mais de tout le bassin de la Méditerranée si nous considérons que l’abolition française de l’esclavage dans les colonies n’intervint qu’en 1848. Cela veut dire que les élites tunisiennes, issues de l’école polytechnique du Bardo fondée en 1840, de l’Université Zeytouna et réunies autour du prince réformateur Ahmed bey 1er étaient particulièrement attentives et réceptives face au bouillonnement des nouvelles idées libérales et idéaux humanitaires portées par les passeurs d’idées et nouveaux intellectuels qui voyageaient et importaient à Tunis même, nouveaux produits et concepts nouveaux. Ibn abiDhiaf en cite des exemples dont Ahmed faris al-chidiyaq, intellectuel libéral d’origine syro-libanaise qui introduisit en Tunisie l’imprimerie et diffusa en même temps les nouvelles idées libérales dont celle de la nécessité d’abolir l’esclavage. Ce que la méditerranée apporta à notre pays, ce n’était pas uniquement l’entrée précoce du pays dans le mercantilisme, c’était aussi la libre circulation des idées qui ont fini par mettre Tunis au rythme de la modernité et de l’humanisme triomphant. A la suite d’Ahmed bey, des réformateurs tels Kheireddine et le général Hussein allaient continuer cette marche réformatrice avec plus d’éclat et de vigueur.
Deuxième leçon de cette histoire, la vitalité de l’esprit éclairé et de l’ijthad des grands cheikhs de la Zeytouna. En effet, le prince Ahmed bey, en bon monarque éclairé, adossé à l’institution zeytounienne ne manqua pas de s’appuyer sur l’avis des deux Muftis, celui malékite (cheikh Ibrahim Riyahi) et celui hanéfite (le Cheikh Bayrem).
Là aussi, la sentence des deux savants exprimait sans équivoque la vocation humaniste et rationnelle de l’Islam tunisien. Les deux maîtres mots des fatwas prononcées furent « L’aspiration naturelle de l’homme à la liberté et le principe des droits humains à respecter « Tachawouf al-insanila al hurriyya, wa al-mauamalainsaniyya ». En puisant dans les valeurs humanistes de l’Islam, l’effort d’interprétation allait conforter des choix qui vont inscrire le pays en entier dans la nouvelle histoire en marche.
Certes, la pratique ne suivit pas mécaniquement le droit ; en effet malgré la réussite de la réforme et la libération des milliers d’esclaves à Tunis comme dans les grandes villes du royaume, la résistance de l’esclavage se maintenait, notamment dans le sud oasien et les zones tribales, où l’esclavage répondait aussi à des besoins économiques et aux vieilles habitudes des chefferies tribales. D’ailleurs, l’une des revendications des chefs de la révolte tribale de 1864 était le retour à la pratique de l’esclavage et la suspension de la Constitution de 1861. Mais le droit a fini par vaincre et par transformer et les habitudes et la norme.
Dans ce contexte bouillonnant, des voix s’élèvent parmi nos concitoyens de couleur et qui dénoncent à juste titre les mille et une brimades et humiliations qu’ils subissent au quotidien. Il n’est plus admissible, dans ce pays qui s’enorgueillit des ses antécédents en matière de liberté et de dignité que de pareils agissements soient tolérés. Il y va de notre dignité.
Pr. Abdelhamid Larguèche