Armée Tunisienne : Non à l’immobilisme pour ne pas devenir une armée d’anciens combattants
Le danger qui guette toute armée est d'être «en retard d’une guerre». Alors que notre armée est marquée jusque dans sa chair par les événements post-révolution, le paradigme de la lutte contre le terrorisme est en passe de s’imposer dans la culture militaire actuelle. Il porte en lui le risque de s’ériger en nouvelle école de pensée dominante au détriment d’autres réalités.
La culture militaire -entendue ici, dans son acception générale, l’état d’esprit qui marque l’institution militaire par l’ensemble des valeurs portées par une armée - crée un environnement plus ou moins favorable à l’innovation dans tous les domaines : commandement et leadership, stratégie et tactique, organisation et logistique...etc.
Le risque ici est de créer un genre d’immobilisme (pris ici dans le sens d’opposition systématique à toute innovation) en raison notamment du paradoxe inhérent à l’organisation militaire: une armée est naturellement peu disposée au changement brusque du fait de la discipline nécessaire à la bonne conduite des opérations et à la cohésion alors que le contexte exige imagination et créativité. Là je cite cette sentence anecdotique de Riddell Hart (théoricien militaire britannique) : «Il n’est qu’une chose plus difficile que d’introduire une idée nouvelle dans un cerveau militaire: c’est d’en faire sortir une ancienne».
L’indispensable rigueur de la discipline militaire peut facilement se muer en conformisme de la pensée et mener à un immobilisme intellectuel, organisationnel ou doctrinal rendant l’institution finalement peu enclin à l’exploration de concepts novateurs et à l’imagination.
On peut entrevoir trois pistes à explorer pour résoudre cet antagonisme naturel:
- D’abord, les choix stratégiques nationaux doivent être en mesure de tirer la culture militaire de sa résistance au changement. Par exemple , c’est le choix ( un peu tardif) de l’offensive «à outrance» qui a permis aux unités de l’armée engagées dans la lutte antiterroriste de reprendre l’initiative et la conserver réalisant ainsi des succès substantiels.
- Une autre piste est de favoriser l’activité intellectuelle des officiers pour qu’elle innerve la culture militaire.
L’initiative est avant tout individuelle. L’officier a le devoir impérieux de se cultiver. C’est une question d’effort et d’attitude. «Il n’y a pas d’homme cultivé, il n’y a que des hommes qui se cultivent», rappelaitl’adage.
Par ailleurs et une fois les contraintes levées, il faut favoriser, voire provoquer la participation des militaires aux débats de société. On déplore que les militaires fussent trop à l’écart des cercles de réflexion et d’influence pour pouvoir peser sur les choix stratégiques. Le phénomène classique de rupture entre la société civile et la société militaire amènerait à une armée uni culturelle, intellectuellement sclérosée.
Aussi, au –delà de la formation (action interne), ne craignons pas d’afficher une volonté de lobbying auprès du monde politique (action externe).Les élites militaires n’ont aucun complexe à avoir vis-à-vis de leurs homologues civils. Par extension, tout militaire peut et doit exercer son influence au sein de son environnement, militaire et civil. L’armée bénéficie d’une excellente image dans l’opinion publique ; profitons-en en permettant aux acteurs de la défense de s’exprimer sur les centres d’intérêt de cette opinion publique.
- Finalement, le défi pour l’armée est de demeurer une institution continuellement apprenante dans une logique de flexibilité d’esprit et de globalisation des domaines du savoir.
Si nous comprenons que la culture est une formation de l’esprit, cela signifie qu’elle doit éclairer, élargir et approfondir la pensée dans tous les domaines. Or, se cantonner à une culture spécifiquement militaire, c’est paradoxalement faire le choix de restreindre le champ de réflexion de l’officier et limiter son intelligence à un domaine particulier qui le coupe d’autres réalités de la vie courante.
Obtenir une culture militaire qui prépare à l’imprévu quel qu’il soit,est un impératif vital.
Entrainons-nous, alors, à réagir à l’inimaginable.
Malgré le caractère quelque peu révolutionnaire de mes dernières contributions dans LEADERS, celles-ci n’ont que la simple prétention de proposer une évolution des mentalités au sein de notre institution.
En tant que corps social, l’armée reste encore perçue, par la classe politique et le citoyen, en fonction des préjugés anciens que sa singularité accuse.
Gageons que l’évolution en cours n’est qu’une étape dans un long processus. Le contraire relèverait de la cécité intellectuelle.
Mohamed Kasdallah, Col ®