Habib Touhami: Les mois de janvier en Tunisie
18 janvier 1952, 26 janvier 1978, 26 janvier 1980, 3 janvier 1984, 5 janvier 2008, 14 janvier 2011. Ces dates correspondent à des évènements marquants dans l’histoire moderne de la Tunisie. Il ne s’agit pourtant pas d’une série continue, périodique ou homogène comme on dit en statistique. On y distingue malgré tout un caractère «saisonnier» incontestable. Manifestement, le froid et morne mois de janvier s’accorde bien aux humeurs frondeuses des Tunisiens. Les évènements sanglants du 18 janvier 1952 constituent la conséquence de la note de fin de non-recevoir du 15 décembre 1951. Revenant sur ses promesses de régler « le problème tunisien » par la négociation, le gouvernement français rejeta brutalement les propositions formulées par le gouvernement de Mohamed Chenik et réaffirma que «les rapports franco-tunisiens ne pouvaient être fondés que sur la reconnaissance du caractère définitif du lien qui les unit». Robert Schumann, ministre français des Affaires étrangères, devait avouer plus tard que cette note était «une folie dont il porte la responsabilité». J’ai eu à en discuter avec Louis Périllier, Résident général de France en Tunisie entre le 13 juin 1950 et le 13 janvier 1952. Il était naturellement du même avis.
Ce qui s’est passé le 26 janvier 1978 est d’une toute autre nature. Le conflit opposa un gouvernement aux abois à une Ugtt résolue à en découdre. Jusque-là, la centrale syndicale avait été enfermée dans un schéma remontant aux origines du Néo-Destour selon lequel toutes les organisations nationales doivent tourner impérativement autour de lui comme la terre tourne autour du soleil. Aucun des chefs syndicalistes, néo-destouriens pour la majorité, n’avait oublié les tentatives répétées du pouvoir pour domestiquer et affaiblir la centrale syndicale. Entre 1956 et 1965, trois de ses secrétaires généraux ont été «déposés»: Ahmed Ben Salah, Ahmed Tlili, Habib Achour. Des facteurs socioéconomiques ou personnels ont joué, mais ce qui l’a emporté en fin de compte tient à la volonté de l’Ugtt de reconquérir son indépendance par rapport au pouvoir et au Néo-Destour.
Le 26 janvier 1980, un groupe de desperados attaqua la caserne Ahmed-Tlili à Gafsa, donnant le départ à la première insurrection armée contre le régime. Les membres du groupe étaient tous tunisiens quoique équipés, entraînés et financés par des éléments des services spéciaux libyens et algériens, même si les autorités tunisiennes ont tout fait par la suite pour faire taire toute allusion à la participation algérienne. La tentative échoua, mais elle devait révéler la faiblesse de l’assise politique et populaire du régime tunisien et les failles de son système sécuritaire, failles dont un certain Ben Ali paya le prix sur le moment. Il y a eu en vérité un avant et un après-insurrection de Gafsa. Avant, le régime s’estimait ou était estimé suffisamment fort pour déjouer toute tentative de déstabilisation intérieure sans faire appel à l’aide étrangère. Après, tout devenait envisageable sinon possible.Les émeutes du pain de décembre 1983-janvier 1984 partirent de Douz, un jour de marché. Elles se propagèrent vite au reste du pays, traduisant tout à la fois le mécontentement populaire face aux augmentations des prix des produits de consommation de base et un ras-le-bol général. Le régime réussit à les maîtriser au prix d’une centaine de tués et d’une volte-face mémorable. Il y avait dans ce revirement quelque chose de pathétique et de crépusculaire. On sut à partir de ce jour que le pouvoir était si affaibli qu’il devenait une proie facile pour tout aventureux décidé à s’en saisir. Le destin du pays aurait-il changé si l’Ugtt n’avait pas observé la neutralité lors des émeutes? On ne saurait l’affirmer avec netteté, mais si la centrale syndicale avait rejoint le mouvement comme elle l’a fait en 2011, la «révolution» tunisienne aurait peut-être éclaté au mois de janvier 1984 au lieu de janvier 2011.
Le 5 janvier 2008 se produisit la révolte du bassin minier de Gafsa. Elle démarra à Redayef pour se propager à l’ensemble des villes minières: Moularès, Mdhilla et Métlaoui. La contestation mit dans le même sac et les autorités officielles accusées d’incurie et certains dirigeants politiques et syndicalistes locaux soupçonnés de népotisme et de corruption. En fait, la révolte du bassin minier couvait depuis longtemps et pourrait bien se situer dans la continuité des évènements de janvier 1978 et de janvier 1980. Outre l’impasse socioéconomique dans laquelle elle se débattait, la région supportait de plus en plus mal la tutelle oppressante d’un pouvoir central perçu comme méprisant et injuste, sentiment très largement partagé et qui perdure encore aujourd’hui. A son habitude, le régime n’y répondit que par la répression, ouvrant la voie à ce qui allait se produire en 2011.
Que les évènements évoqués ici se soient tous déroulés au cours de janvier ne fait pas de ce mois un épouvantail effrayant ou un signe zodiacal de malheur. Cela est l’affaire des cartomanciens et des chiromanciens, pas des analystes politiques. Ce qui doit interpeller est l’existence d’un trait commun à tous ces évènements bien qu’ils soient si dissemblables quant à leur genèse et leur conclusion. Ils correspondent tous à des situations de crise aiguë marquées par l’incapacité du pouvoir d’affronter les mouvements de protestation avec pondération et justice et par son impéritie à déchiffrer et à pendre la pleine mesure des profondes mutations démographiques et socioéconomiques de la société tunisienne. Ce qui doit inquiéter est le fait que la donne institutionnelle, partisane et médiatique ait beaucoup changé depuis janvier 2011, du moins en surface, sans que jamais elle ne puisse insuffler à l’action publique un mode de gouvernement à la hauteur de ces mutations. Aussi le risque est grand de voir la Tunisie connaître, encore une fois, un «chaud» mois de janvier, bien dans la ligne de ce qui est devenu une tradition nationale ou presque.
Habib Touhami