M’naouer Nasri: Quelle réforme du système éducatif sans comité scientifique ?
Un comité scientifique formé d’experts tunisiens en sciences de l’éducation est incontournable pour soutenir les différents travaux des comités sectoriels qui se réunissent fréquemment dans différents espaces et notamment dans les hôtels pour faire des choix concernant les orientations de l’éducation en Tunisie. Il n’est pas question de douter des bonnes intentions et du sens patriotique des membres de ces comités sectoriels travaillant sur des thèmes différents de la réforme, ni de leurs compétences professionnelles en tant que professionnels de l’éducation, mais il est incontournable que les résultats auxquels ils aboutissent soient validés par des experts tunisiens en sciences de l’éducation qui sont assez nombreux en Tunisie et dont les compétences académiques, scientifiques et professionnelles sont reconnues et soutenues par de hauts titres universitaires en sciences de l’éducation comme le doctorat et toute autre sorte de qualification comme l’habilitation universitaire et les attestations obtenues suite à des activités académiques et scientifiques. Ils travaillent souvent dans l’enseignement supérieur ou secondaire ou primaire. Et certains d’entre eux sont des inspecteurs pédagogiques.
La validation par les experts est une étape dont l’absence prive le système éducatif de garanties de validité et de fiabilité et l’expose à l’incertitude, aux doutes et au manque de confiance chez les acteurs du système, à savoir les enseignants et toutes les autres catégories exerçant dans les établissements scolaires. Il en va de même chez les usagers du système éducatif, à savoir les parents et les élèves. Ceux-ci sont les premiers à douter de l’efficacité de l’enseignement public et du sérieux des démarches de réforme qui ont commencé en 2012 pendant le gouvernement de la Troïka. C’est d’ailleurs pourquoi, même les familles dont les ressources sont modestes, ont transféré leurs enfants dans les écoles privées. C’est une ruée vers les établissements privés.
Le système éducatif doit récupérer sa crédibilité auprès de tout le monde. Cette nécessité découle du fait que le degré de confiance dans l’institution scolaire est en baisse continue chez la majorité des citoyens tunisiens si ce n’est chez tous les tunisiens qui observent, aujourd’hui, avec assez de mésestime et de discrédit le manège de la réforme qui a commencé en 2012 et dont « le fil d’Ariane » semble inexistant.
Le système éducatif tunisien, qui, aujourd’hui, est objet de suspicion de la part de la majorité des gens, était pendant des décennies une base fiable et un pilier puissant qui assuraient le progrès de la société tunisienne et qui jouissaient d’une confiance unanime. Beaucoup d’enfants issus de milieux très pauvres avaient bénéficié d’un enseignement qui leur a permis de devenir parmi les cadres hautement qualifiés. Les professionnels exerçant aujourd’hui dans les domaines d’activité sont le produit de l’école publique tunisienne qui était vraiment gratuite et démocratique. Les plus pauvres bénéficiaient parfois de cours de consolidation et de rattrapage. Mais ces activités étaient gratuites pour les pauvres et à tarifs très réduits pour ceux dont les parents étaient plus aisés. Les enseignants, qui étaient de vrais militants, avaient la conviction qu’ils étaient en train de construire la Tunisie et ils plaçaient cette finalité en tête de leurs préoccupations.
Si notre système éducatif veut vraiment récupérer son ancienne image qui suscitait la confiance des tunisiens et leur adhésion aux valeurs de l’école publique, et s’il veut vraiment éviter aux tunisiens les risques de cette ruée vers les écoles privées, il doit opter pour une méthodologie scientifique de la réforme et éviter l’improvisation qui nous a fait perdre, déjà, six ans, depuis le lancement du projet de cette réforme en 2012. Et dans ce contexte, il est utile de rappeler qu’un système qui se veut respectueux, ne peut pas, et ne doit pas écarter ses experts en sciences de l’éducation pour travailler uniquement avec quelques professionnels du terrain parmi les « privilégiés » et les représentants de quelques organisations.
Dans la réforme de notre système éducatif, les experts en sciences de l’éducation qui sont les connaisseurs en méthodologie de la réforme en éducation sont écartés, de bonne ou de mauvaise intention, alors que dans tous les systèmes éducatifs du monde, ils veillent au respect d’une démarche scientifique de la réforme et du respect des différents paramètres permettant l’atteinte du résultat escompté, à savoir un système éducatif bénéficiant de l’adhésion et de la confiance de tous. Et sachant que la contribution des experts en sciences de l’éducation est incontournable, certains pays n’ayant pas leurs propres experts, font venir des experts étrangers, parfois pas suffisamment compétents, pour assurer le maximum de chances à la réussite du projet.
En Tunisie, nous avons plusieurs experts en sciences de l’éducation, mais, on continue à les ignorer comme si le sort de la Tunisie ne les concerne pas et comme si ceux qui accaparent le travail sur la réforme sont les propriétaires du système éducatifs et que les autres sont de simples salariés qui doivent recevoir leurs salaires et se taire. Cette attitude « exclusionniste » ne peut pas profiter à l’éducation en Tunisie. Elle peut profiter à certaines personnes qui se vantent d’avoir le système éducatif en mains. Mais l’intérêt de l’éducation et de la Tunisie est négligé.
Pour que le travail des commissions sectorielles puisse être exploité à bon escient dans la réforme en question, il est urgent de réunir les experts en éducation pour qu’ils donnent leur contribution méthodologique et scientifique fondée sur des compétences académiques et professionnelles confirmées. Il est, par exemple, insensé de ne pas inviter les experts en sciences de l’éducation pour apporter leur contribution scientifique au travail qui se fait dans le cadre de l’opérationnalisation du nouveau statut du corps inspectoral. Leur apport pourra éclairer sur les points relatifs à l’opérationnalisation et la production des outils de travail. Et ce qui est plus intéressant, est que ces apports soient accompagnés tant d’éclairages et de justifications théoriques que d’exemples et de données issues des avec d’autres systèmes éducatifs. En effet, l’inspection n’est pas pratiquée de la même façon dans les différents pays du monde. Déjà, l’Unesco qui considère l’inspection comme un système de pilotage de la qualité, nous fournit une classification des systèmes de pilotage dans le monde comportant deux typologies : une première, en fonction de l’objet principal, distinguant le pilotage de conformité, le pilotage par le diagnostic et le pilotage de la performance ; une deuxième typologie, en fonction de l’acteur principal, comportant le modèle du contrôle public ou étatique, le modèle de la responsabilisation professionnelle, le modèle consumériste composé à son tour de deux modèles : le modèle partenarial et le modèle libéral. Quant à Anton De Grauwe (2003), il a décrit, dans la « Revue française de pédagogie » quatre modèles d’inspection dont chacun est utilisé dans des pays différents selon leurs convictions pédagogiques : le modèle de l’inspection classique, le modèle du contrôle central, le modèle de l’appui de proximité et le modèle de l’inspection par les pairs. Dans le modèle de l’inspection classique que nous utilisons depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956, par imitation de la France, on opté pour l’inspection individuelle alors que l’audit que les inspecteurs tunisiens ont choisi dans leur nouveau statut de 2017, reste une pratique étrangère liée au modèle du contrôle central utilisée en Angleterre. Le système français qui est notre référence habituelle ne peut pas nous être très utile dans ce contexte. Et étant donné la nouveauté de la pratique de l’audit pédagogique, il est nécessaire que le ministère réunisse une commission d’experts tunisiens en sciences de l’éducation pour étudier les modalités d’opérationnalisation du nouveau statut des inspecteurs pédagogiques en tenant compte de différentes données relatives aux enseignants qui vont accueillir les nouvelles pratiques d’inspection, aux ressources mises à la disposition de l’inspecteur, etc.
Les mêmes remarques concernant la nécessité de recourir à des experts tunisiens en sciences de l’éducation sont exprimées en ce qui concerne le travail qui est en train de se faire dans le cadre des préparatifs pour l’adoption de l’approche curriculaire. L’efficacité suppose que les experts tunisiens contribuent à ce travail dont les finalités concernent la principale ressource de la Tunisie, à savoir ses enfants. Aucune excuse ne peut expliquer la mise à l’écart des potentialités scientifiques tunisiennes qui, par attachement à leur patrie, peuvent avoir des apports beaucoup plus intéressants que les experts étrangers qu’ on paye très cher et en devise.
Pour conclure, je dirai qu’un pays qui ne respecte pas ses experts scientifiques dans tous les domaines du savoir est un pays condamné à rester arriéré. Qu’est ce qui a poussé la majorité de nos universitaires à quitter la Tunisie si ce n’est la recherche de nouveaux horizons où on respecte leurs compétences ? Dans beaucoup de pays arabes, même parmi ceux que nous considérons les plus arriérés, les compétences scientifiques sont respectées et les détenteurs des hauts diplômes sont convoités. Mais en Tunisie, même quand on invite les experts, ils sont considérés comme des participants ordinaires. Ne faut-il pas revoir cela pour valoriser la science et l’expertise et témoigner du respect des scientifiques pour qu’ils puissent s’investir et s’épanouir dans le travail.
Dr M’naouer Nasri
Inspecteur général de l’éducation
Formateur au Centre International de Formation de Formateurs
et d’Innovation Pédagogique (CIFFIP) – Carthage