Sans psychose d'infection alimentaire en Tunisie: agir, responsabiliser et rassurer
Le Dr Latifa Bouslama est médecin vétérinaire. Elle a longtemps été inspectrice générale, experte en hygiène. Pendant 35 ans, elle a travaillé puis dirigé les services d’hygiène de la commune de Tunis. Elle s’indigne aujourd’hui de l’instrumentalisation des problèmes de sécurité alimentaire à des fins de buzz. «Le scandale alimentaire banalise les vrais problèmes. C’est une course au scandale entraînant la psychose générale».
Le citoyen tunisien est-il en situation de «danger alimentaire» ?
Parler de danger est exagéré. En tant que médecin vétérinaire en charge d’un service d’hygiène publique, j’effectuais des contrôles et des saisies quotidiennement «hors caméras». Ce qui se passe aujourd’hui est un spectacle gratuit et inefficace. Il est à noter que le premier règlement sanitaire tunisien date du 5 juillet 1908, la codification de l’hygiène alimentaire a commencé avec ce règlement approuvé par décret beylical. Ce texte de référence a été amendé et complété au fur et à mesure du développement de l’industrie et du commerce alimentaire pour devenir la référence du contrôle sanitaire pour toutes les communes au début des années 90. L’inspection des denrées alimentaires est actuellement assurée par un équilibre relatif entre quatre autorités de contrôle officiel impliquant quatre départements ministériels, à savoir le Commerce (DQPC - direction de la qualité et de la protection du consommateur) et les collectivités locales (réglementation municipale), l’Agriculture (DGSV - direction générale des services vétérinaires) et la santé publique (Dhmpe). Le fait que le nouveau corps de la police environnementale, dont la mission est d’assurer la propreté et la protection de l’environnement, fasse lui aussi le contrôle alimentaire sous l’objectif des caméras a contribué à enclencher et nourrir cette psychose. La police environnementale n’est pas qualifiée dans ce domaine, sans parler du danger de dilution de la responsabilité et des risques de dérapages.
Qu’en est-il de la situation de la filière des viandes rouges ?
La situation des abattoirs est catastrophique. C’est une filière à restructurer en profondeur. Certains médias ont instrumentalisé ce sujet à des fins non didactiques mais pour leurs propres intérêts en coopération avec quelques agents peu scrupuleux. Il est impensable d’imaginer que les scandales alimentaires ou les saisies sont systématiques, je suis persuadée que ce sont des descentes ciblées et programmées.
Quel est l’état des lieux concernant les abattoirs et comment y remédier?
Il faut simplement appliquer le décret 2010-360 du 1er mars 2010 portant approbation du plan directeur des abattoirs. Il comporte un plan d’action détaillé, fruit d’années d’études. Ce plan fixe les sites d’implantation des abattoirs qui doit prendre en compte l’impact sur l’environnement. Il précise également les règles techniques, sanitaires et environnementales nécessaires au maintien et à la mise à niveau de 51 abattoirs, à l’implantation de 9 nouveaux abattoirs et à la fermeture progressive des abattoirs restants durant une période de 5 ans (à l’époque). Ce plan a été bloqué pour des raisons budgétaires. Le ministère de l’Intérieur de l’époque a opposé à ce plan l’argument des ressources propres des municipalités qui donnent leurs abattoirs en concession.
L’équation était simple : remplacer 206 abattoirs municipaux par 51 abattoirs régionaux mais remis à niveau créerait un véritable trou budgétaire au sein des municipalités. L’enjeu sanitaire s’est trouvé relégué au second plan. A ce jour, la situation a empiré et l’on se retrouve avec 208 abattoirs totalement en deçà des normes, situés à l’intérieur des agglomérations habitables et ne disposant ni de station de traitement des eaux usées, ni d’un vétérinaire présent en permanence. De plus, 60% des abattages se font en dehors de ces «abattoirs», de façon anarchique et en l’absence de tout contrôle. À cet effet et à titre indicatif, l’abattoir de Tunis, acceptable sur le plan sanitaire, mais en deçà des normes internationales, n’est exploité qu’à 5% de ses capacités pour la simple raison qu’il y a une présence permanente de contrôle vétérinaire.
Comment remédier à cette situation ?
Nous allons vers l’adoption d’un code des collectivités locales ; il faut absolument appliquer le plan directeur des abattoirs en adoptant un système de partage des taxes d’abattage sur les collectivités locales afin de combler le déficit budgétaire occasionné par la fermeture des abattoirs insalubres...Pour sauver la situation, il faut des solutions politiques radicales et fermes, autrement nous courrons un vrai danger de sécurité sanitaire. La prévention doit retrouver sa place primordiale, car il s’agit de former les manipulateurs d’aliments, d’impliquer les professionnels, d’éduquer et de responsabiliser le consommateur qui doit être acteur de sa santé. Sans psychose ni scandales, les mots d’ordre sont : agir, responsabiliser et rassurer.
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