Les associations en Tunisie : manquements, dérapages et lenteur des procédures de suspension et de dissolution
Le nombre des associations a quasiment doublé, passant de près de 10.000 en 2010 à 20.698 au 15 septembre 2017. Leur poids est inégal, selon le nombre des adhérents, les régions, les types d’activités et les fonds publics et privés, tunisiens et étrangers, collectés. Il s’impose dans la prise de chaque décision par le gouvernement et l’examen de tout projet de loi par les élus de la nation. Les plus actives jouissent de financements significatifs allant jusqu’à plusieurs millions de dinars, jouent un rôle de premier plan, sur le terrain, mais aussi dans les médias et les allées du pouvoir, exerçant tout leur magistère.
Sont-elles toutes conformes à la législation en vigueur, indépendantes de tout parti politique, transparentes dans leur fonctionnement et gestion, dotées de la bonne gouvernance idoine, utilisant à bon escient l’argent collecté?
De nombreux manquements
De graves dérapages sont signalés pour ce qui est des accointances avec des parties étrangères, d’obédience religieuse, islamiste ou autres, de financement extérieur important échappant dès sa réception à toute traçabilité, de risque de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme, de détournement à des fins politiques et électorales...
Le rapport de la Commission tunisienne des analyses financières, récemment remis par le gouverneur de la Banque centrale au président de la République, portant sur les risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme, a consacré une partie fort instructive quant aux associations. Ses investigations menées suite aux déclarations reçues en 2013 et 2014 d’opérations ou de transactions suspectes l’ont amenée à examiner des centaines de comptes bancaires et dossiers juridiques et des milliers d’opérations financières. Elle a constaté que les infractions sous-jacentes liées à la présomption de terrorisme et de son financement représentent 20% du nombre total des dossiers transmis à la justice. La plupart des associations concernées sont à caractère religieux ou caritatif, aucun signalement n’a concerné une association scientifique, sportive ou de recherche... Les montants des opérations financières ont totalisé pour certaines associations plus de 100.000 dinars, atteignant jusqu’à 3 millions de dinars pour d’autres. Les principales sources de financement sont étrangères, en provenance des pays du Golfe pour la plupart et, à un niveau plus réduit, d’Europe. Les soupçons suscités par les déclarations traitées sont liés, à l’origine, essentiellement au terrorisme et à son financement, au financement de partis et de campagnes électorales ainsi qu’à l’envoi de combattants dans des zones de tension.
Pointant du doigt de graves pratiques dans la gestion de comptes bancaires, la Ctaf cite particulièrement le fractionnement des comptes d’une même association sous diverses autres appellations et dans différentes régions, les dépôts d’argent en liquide sans précision de l’identité de chaque donateur et du montant de son don et les retraits massifs de sommes d’argent en liquide par un même bénéficiaire, en l’absence d’une double signature du chèque émis. Classé parmi les risques élevés pouvant constituer une menace pour la sécurité nationale pour ce qui est du blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, le risque associations fait l’objet de recommandations prudentielles précises de la Ctaf.
Une marge de manœuvre réduite pour le gouvernement
L’alerte déjà donnée par nombre de rapports de diverses sources est ainsi accentuée. La marge de manœuvre du chef du gouvernement est très réduite. Le décret-loi 88 ne lui permet pas de prononcer la dissolution d’une association, et même en cas de flagrant délit et de danger majeur. Cette décision est en effet du ressort exclusif de la justice. Les services de la présidence du gouvernement ne peuvent pas la saisir directement, mais par étapes. La première, c’est selon l’article 45, «la mise en demeure : le secrétaire général du gouvernement établit l’infraction commise et met en demeure l’association sur la nécessité d’y remédier dans un délai ne dépassant pas trente (30) jours à compter de la date de notification de la mise en demeure».
Dans la négative, on passe alors à la demande de suspension. «Si l’infraction n’a pas cessé dans le délai mentionné (...), le président du tribunal de première instance de Tunis décide, par ordonnance sur requête présentée par le secrétaire général du gouvernement, la suspension des activités de l’association pour une durée ne dépassant pas trente (30) jours».
Quant à la dissolution, «elle est prononcée par un jugement du tribunal de première instance de Tunis à la demande du secrétaire général du gouvernement ou de quiconque ayant intérêt et ce, au cas où l’association n’aurait pas cessé l’infraction malgré sa mise en demeure, la suspension de son activité et l’épuisement des voies de recours contre la décision de suspension d’activité.»
Le recours à la justice n’est ni direct, ni immédiat. Il passe nécessairement par le chef du Contentieux de l’Etat (relevant du ministre des Domaines de l’Etat). Combien de dossiers reçus de la présidence du gouvernement et transmis au parquet, pour suspension ou pour dissolution? Au total188, confirme Mabrouk Korchid à Leaders.
102 actions en justice pour suspension et 86 pour dissolution
Mabrouk Korchid, ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, est catégorique. Les services du chef du Contentieux de l’Etat qui relèvent de sa compétence ont intenté pas moins de 188 actions en justice à l’encontre d’associations non conformes à la législation en vigueur, indique-t-il à Leaders. La suspension provisoire a été demandée contre 102 associations et la dissolution définitive contre 86 autres. Jusqu’à fin novembre 2017, la justice a prononcé 51 suspensions (17 demandes rejetées et 34 en cours de jugement) et 18 dissolutions (37 demandes rejetées et 31 en cours de jugement).
Actions introduites pour suspension d’activité | |
Suspensions prononcées | 51 |
Suspensions rejetées | 17 |
Affaires en cours | 34 |
Total | 102 |
Actions introduites pour dissolution | |
Dissolutions prononcées | 18 |
Rejet de dissolution | 37 |
Affaires en cours | 31 |
Total | 86 |
Le top 5 des spécialités
La classification des associations par catégories, jadis en vigueur, a été annulée dans les nouvelles dispositions instituées par le décret-loi 88. Du coup, il devient peu aisé de pouvoir répartir avec précision les 20 698 associations actuelles, selon des spécialités particulières. Il faudrait en effet éplucher un à un les avis de constitution publiés au Journal officiel, dépouiller le contenu des activités déclarées et essayer de les regrouper par grands ensembles, ce qui est fort difficile. Sauf pour l’Administration qui en détient le fichier. A la demande de Leaders, elle a accepté de nous en livrer quelques indicateurs du top 5.
Le plus gros des effectifs relève des associations scolaires qui sont actuellement au nombre de 4 585 (22% du total). Puis viennent les associations culturelles et artistiques (3 760, 18%), les clubs sportifs (2 254, 11%), les associations scientifiques, économiques et de recherche (1 560, 8%) et en cinquième position, les amicales (1 150, 6%).
N° | Activités déclarées | Nombre | % du total |
1 | Scolaires | 4 585 | 22% |
2 | Culturelles et artistiques | 3 760 | 18% |
3 | Sportives | 2 254 | 11% |
4 | Scientifiques, économiques... | 1 560 | 8% |
5 | Amicales | 1 150 | 6% |
Total des associations | 20 698 | 100% |
Chahed tente de monter au créneau
Alarmé par les risques sécuritaires, de blanchiment, de flux étrangers, de financements politiques et électoraux occultes, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, ne baisse pas les bras. Dans son élan de lutte contre la malversation, déclenchée le 23 mai dernier avec des arrestations spectaculaires, il notifie un préavis sérieux aux associations afin qu’elles déclarent les dons extérieurs reçus. Prenant à témoin les partis et organisations signataires du Pacte de Carthage, il profite d’une réunion périodique tenue le vendredi 9 juin, pour annoncer sa décision. Il ne s’agit en fait que du rappel des obligations réglementaires non respectées.
Un communiqué officiel largement publié le jour même par la Kasbah lui donne un caractère solennel et en précise les modalités. Les associations sont tenues de déclarer dans un avis de presse publié dans des quotidiens tunisiens tous les dons, legs, aides, subventions et contributions financières ou autres reçus de l’étranger, en précisant l’identité des donateurs avec le montant spécifique et l’objet. En outre, cette déclaration doit être transmise au secrétaire général du gouvernement par lettre recommandée avec accusé de réception. Un délai d’un mois a été fixé pour la régularisation de ce manquement aux obligations en vigueur.
«La réactivité a été bonne, estime-t-on à la Kasbah. Au 15 septembre 2017, 964 associations s’y sont conformées, ce qui est un bon signe. Nous attendons les autres. Jusque-là, les appels faits dans ce sens depuis 2011 par les gouvernements précédents étaient restés sans suite. Là, c’est pris au sérieux. La détermination affichée par le chef du gouvernement commence à porter ses fruits». Quels sont les montants déclarés, leurs sources, leur objet ? Qui a reçu combien, de qui et pour quels projets ? Motus. Malgré notre insistance, nous n’en saurons plus. Mais, nous apprenons qu’une base de données est en cours d’élaboration, ce qui est très utile, même si pour le moment, et en dépit du principe de transparence, elle restera sous confidentialité absolue.
L’obligation de déclaration des financements étrangers n’est pas la seule. Le décret-loi 88 exige la tenue d’une comptabilité et de registres d’adhérents, de délibérations des organes de décision, d’activités. Elle doit désigner, si ses ressources dépassent 100.000 DT, un commissaire aux comptes qui soumet son rapport au secrétaire général du gouvernement ainsi qu’au président du comité directeur de l’association. Aussi, elle publie ses états financiers accompagnés du rapport d’audit des comptes dans l’un des médias écrits ou sur le site électronique de l’association, et ce, dans un délai d’un mois à compter de la date d’approbation de ces états financiers. En outre, toute association bénéficiant du financement public présente à la Cour des comptes un rapport annuel comprenant un descriptif détaillé de ses sources de financement et de ses dépenses.
T.H.
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