Blogs - 06.11.2017

Hédi Béhi : quand la presse abuse de son pouvoir

Mea-culpa

Il m’est arrivé souvent d’être interpellé par des confrères européens ou de simples citoyens étrangers résidents en Tunisie à propos du ton «exagérément pessimiste» des commentaires de la presse tunisienne relatifs à la situation politique dans notre pays. Parmi eux, des Espagnols et des Portugais qui savent bien pour les avoir vécues dans les années 70 que les périodes de transition démocratique ne peuvent pas être un long fleuve tranquille.

Je n'aime pas les donneurs de leçons, et, a fortiori, me livrer à cet exercice. Mais garder le silence sur les dérives de notre presse, sur ce qui apparait comme une vaste entreprise de démoralisation, reviendrait à faire du corporatisme de mauvais aloi. Il est un fait que la sinistrose ambiante dans laquelle nous baignons depuis sept ans et qui intrigue tant les étrangers est alimentée en grande partie par les médias. Libérés de leurs chaînes, nombre de journaux semblent effectivement se délecter du rôle de boutefeu, exacerbant les passions politiques, contribuant à l'hystérisation du débat politique où les invectives tiennent lieu, désormais, d'arguments. 

Mais on n'a rien dit à ce propos, si on ne s'attardait pas sur le rôle dangereux joué par une nouvelle vague de journalistes ou de communicateurs surgie en partie des décombres de l'ancien régime. Ils sont quelques dizaines qui constituent une sorte d'aristocratie de la profession venus de tous les horizons (avocats, universitaires, hommes politiques et même autodidactes). Infatués de leur petite personne, ils en imposent par leur bagout. Quelques années leur ont suffi pour exercer un véritable magistère sur la classe politique et même sur l'opinion publique subjuguée par leur science et leur éloquence. Manipulateurs à souhait, omniprésents à la radio, sur les plateaux de télévision, dans les réseaux sociaux et accessoirement, dans la presse écrite, ils mettent un point d'honneur à jouer les prophètes de malheur. Leur force de persuasion est telle que la Tunisie nous semble vouée à un destin tragique. Experts en tout, ils pontifient sur tous les sujets d'un ton péremptoire comme s'ils avaient la science infuse. Ne se contentant pas de critiquer,ils sont toujours prompts à nous sortir de leurs poches la solution à nos problèmes. Avec eux, tout est simple. Il n'y a qu' à... A se demander ce qu'ils attendent pour embrasser une carrière politique. Il est vrai que dans notre pays, le politique n'a pas le beau rôle. En plus de la précarité de la fonction, surtout par les temps qui courent, il est constamment soumis aux feux croisés de la presse, des députés et des partis. Ce qui est loin d'être le cas de nos journalistes.

Animés du zèle du nouveau converti, ils se complaisent dans l'autoflagellation, majorant les échecs, minorant les réussites, quand elles ne sont pas évacuées carrément si elles n'entrent pas dans leurs thèses. On est dans la méthode Coué à l'envers. Au nom d'un nouveau «politiquement correct», ils courtisent l'Ugtt, ménagent les opposants et se montrent extrêmement critiques avec les hommes du pouvoir car il est de bon ton dans la Tunisie post-révolution de s’opposer. Ils  privilégient la politique-spectacle. Souvent, dans les talk show qu'ils animent, ils prennent un malin plaisir à dresser les uns contre les autres, font dans le persiflage et l’anathème là où il faut analyser, relativiser, contextualiser, bref, faire oeuvre de pédagogie. Dès lors, comment s'étonner que les Tunisiens soient aussi pessimistes, que le pays se vide de ses élites, que des milliers de jeunes traversent la méditerranée au péril de leur vie pour échapper à cet enfer qu'on leur décrit ?

Albert Camus disait que dans un pays démocratique, la presse pouvait être de bonne ou de mauvaise qualité, alors que dans un régime totalitaire, elle ne pouvait être que médiocre. Depuis le 14 janvier 2011, la presse tunisienne est la plus libre du monde arabe, mais son niveau a considérablement baissé. Caisse de résonance de toutes les rumeurs, elle a choisi dans sa majorité, de sacrifier la déontologie sur l’autel du buzz en accordant notamment une large place au sensationnel et aux faits divers. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la «une» des journaux pour constater l'ampleur « des dégâts» : partout, il n'est question que de grèves, de manifestations, de braquages, de parricides, d'incestes, de crimes crapuleux. Jamais sans doute, on n'est tombé aussi bas donnant de notre pays une image très peu flatteuse. Non seulement les médias n'ont pas évolué dans le bon sens, mais ils sont devenus dans leur majorité un instrument de médiocrisation.

 

Hédi Béhi