Slaheddine Sellami: APC, une mesure hâtive et irréfléchie qui tue nos hôpitaux
Ancien ministre de la Santé dans le gouvernement Béji Caïd Essebsi en 2011, le Pr Slaheddine Sellami est parmi les premiers à avoir pointé du doigt l’activité privée complémentaire comme un problème essentiel au niveau de la santé publique. Aujourd’hui et devant la dégradation rapide de certaines structures hospitalières et du système sanitaire, il lance un appel à « une réaction urgente pour mettre fin à l’aberration APC ».
Le décret 120-2007 et la circulaire d’application du 25/3/2007 ont rendu l’activité privée complémentaire attractive et rentable pour tous les professeurs et tous les maîtres de conférences ayant cinq années d’ancienneté dans le grade. L’assouplissement des conditions de son application a multiplié par quatre le nombre de médecins qui exercent cette activité privée entre 2007 et 2010. En 2011, 50% des professeurs universitaires, 31% des maîtres de conférences agrégés et 77% des chefs de service exerçaient selon le régime de l’APC. Malheureusement, cette circulaire, élaborée à la hâte et suite à la pression exercée par certains médecins, a été mal conçue et certaines de ses dispositions sont inapplicables sur le terrain et poussent à la non-application de la loi.
A partir de 2009 et suite aux différentes plaintes, plusieurs inspections faites par les services du ministère ont montré que les dépassements et les dérives sont nombreux et des sanctions ont été prisesÚ
Úen 2010 et 2011 mais non suivies ou non appliquées après cette date. La généralisation de l’APC en 2010 pour les médecins non hospitalo-universitaires a aggravé la situation et n’a pas permis d’atteindre l’objectif qui était d’encourager les médecins à s’installer dans les régions considérées comme des déserts médicaux.
Une commission formée au sein du ministère de la Santé en juillet 2010 a conclu à la nécessité d’une réforme de l’APC, à la gravité de laisser la situation telle quelle et a passé en revue les différentes alternatives, en sachant que l’idéal serait la suppression de l’APC tout en accompagnant cette suppression de mesures en faveur des médecins hospitaliers. Nous sommes en 2017 et rien n’a changé à part que l’état des hôpitaux s’est beaucoup dégradé et je considère que l’APC joue un rôle important dans cette dégradation.
De quoi accusez-vous l’APC?
Ce n’est pas tant le principe d’une activité privée pour les hospitalo-universitaires qui est en cause mais son application. Exercer une activité privée limitée et bien encadrée dans les hôpitaux aurait pu être un jeu gagnant-gagnant pour l’Etat et pour les médecins. Malheureusement, les nombreux dépassements et dérives et certaines pratiques illégales et frauduleuses ainsi qu’un contrôle souvent laxiste et une absence de sanctions sévères pour ceux qui ne veulent pas se conformer à la loi ont condamné l’APC. Des consultations qui se font en dehors des lieux prévus et surtout en dehors des horaires prévus, parfois même pendant la matinée, des activités opératoires en dehors des heures et des jours prévus à cet effet et une utilisation frauduleuse des équipements de l’hôpital sans accord de l’administration et sans contrepartie. Ces dérives ont contribué à la dégradation de la qualité des soins prodigués aux indigents dans les hôpitaux surchargés où certains séniors brillent par leur absentéisme.
L’APC est aussi à l’origine d’une médecine à deux vitesses au sein du même hôpital avec des rendez-vous de plusieurs mois pour les indigents tout en offrant des rendez-vous parfois pour le jour même si on est prêt à payer la consultation et les soins. Certains professeurs et maître de conférences n’ont plus la même disponibilité pour les malades et les étudiants. L’APC a eu une influence négative sur la qualité de l’enseignement et surtout sur la formation des internes et des résidents. Les impacts négatifs touchent même la gestion et la maintenance des équipements dans les hôpitaux, ils touchent aussi les rapports entre médecins et personnel paramédical ainsi que les rapports entre les médecins au sein d’un même service. Heureusement que tout n’est pas noir et qu’il existe encore des médecins honnêtes et consciencieux qui essaient d’exercer leur activité privée dans les limites de la loi et qui s’acquittent de leur tâche de manière parfaite.
Avec la multiplication des dérives et des dépassements, l’APC est devenue une gangrène de la santé publique, et il est urgent de se pencher sérieusement sur ce problème.
Ne craignez-vous pas une fuite des universitaires vers le privé qui pourrait aggraver l’état du secteur hospitalo-universitaire déjà affaibli?
Ce sera certainement une décision douloureuse à prendre mais elle est indispensable. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il y aura l’hémorragie massive de 1988 car tout a changé par rapport à cette époque : les conditions d’exercice à l’hôpital, le salaire également a évolué et les opportunités d’installation dans le privé sont moins favorables. Le spectre d’un départ massif des professeurs universitaires est à mon avis exagéré. Il faut aussi noter que pour certaines spécialités et dans certains services, le nombre de professeurs et de MCA est supérieur aux besoins.
Une chose est certaine, ce nombre est largement supérieur aux besoins de l’enseignement dans les différentes facultés en comparaison de ce qui se passe même dans des pays comme la France. Il faut faire la part entre les besoins de l’enseignement et de l’encadrement et celui des soins. La réforme doit être globale et le patient doit être au centre de tout système de santé. Par ailleurs, la réforme de l’exercice de la médecine dans les hôpitaux doit tenir compte aussi des besoins des médecins qui y exercent, il faut donc améliorer les conditions de travail dans les hôpitaux, tenir compte du double travail des médecins hospitalo-universitaires (celui des soins et celui de l’enseignement et de l’encadrement), renforcer l’autorité du chef de service et valoriser les activités de recherche et d’encadrement. Il est aussi important d’associer beaucoup plus les médecins dans la gestion de leurs hôpitaux et on devrait même allouer les budgets en fonction des performances et des objectifs pour chaque service.
Ce qui est certain, c’est qu’il faut une volonté politique pour agir car créer des commissions dont les conclusions ne seront pas suivies ne servira à rien. Il faut agir fermement après avoir consulté tous les acteurs et en mettant l’intérêt des malades et celui des futurs médecins au-dessus de tout. Ce sont ces jeunes médecins en formation qui vont avoir la charge de soigner et de former les générations futures.
Pourquoi vous ne vous êtes pas attaqué à ce problème alors que vous étiez ministre de la Santé en 2011?
En 2011, le temps était très court, la tâche qui m’a été confiée était d’assurer la continuité du service public, le gouvernement de 2011 n’avait pas pour mission d’effectuer les réformes. Nous avons cependant multiplié les inspections, essayé de sensibiliser les confrères et pris plusieurs sanctions, en particulier retiré l’autorisation d’exercer l’APC à certains contrevenants.
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