Dr Mounir Youssef Makni: Explorer d’autres synergies que l’APC
C’est la énième crise autour de l’APC. Faut-il résorber ou résoudre ce problème?
L’activité privée complémentaire (APC) pour les médecins hospitalo-universitaires ne laisse personne indifférent et nous pose parfois des problèmes de confraternité et divise le corps médical entre défenseurs et opposants à cet exercice. La réponse à votre question n’est pas aussi simple que ça. Un peu d’histoire va nous aider à mieux comprendre les enjeux de cet exercice particulier qui a vu le jour à la fin des années 60 et jusqu’au milieu des années 70 sous forme de mi-temps, où les médecins étaient pour la plupart déjà installés dans leur cabinet privé et auxquels on a fait appel pour renforcer le corps enseignant de la toute nouvelle faculté de Médecine de Tunis. Ces médecins travaillaient dans les hôpitaux et enseignaient le matin et consacraient les après-midi à leur activité libérale et puis vint la période du plein temps aménagé, où les professeurs et les maîtres de conférences agrégés en médecine avaient le droit d’avoir deux après-midi par semaine pour l’activité libérale et renonçaient à l’époque à l’indemnité de non-clientèle qui leur faisait perdre près de 70% de leur salaire.
En 1988, le plein temps aménagé a été aboli en contrepartie d’une compensation et d’une augmentation des salaires des médecins hospitalo-universitaires. Cette abolition a été suivie par la migration vers le secteur privé d’un certain nombre de professeurs laissant la place à une nouvelle génération d’universitaires qui a pris le flambeau. Cela n’a duré que quelques années et très vite ceux qui ont bataillé pour l’abolition du plein temps aménagé et qui sont devenus entre-temps des séniors ont fait pression sur le pouvoir en place pour réinstaurer l’activité libérale. C’est le décret de 1995 qui a instauré la formule de l’activité privée complémentaire ; et dès le début, les médecins ont été confrontés à des problèmes d’applicabilité de ce décret, ce qui a engendré vers la fin des années 90 un malaise avec les médecins libéraux qui se sont plaints au ministère de la Santé avec des preuves à l’appui, et ce n’est qu’à la fin de l’année 2005 qu’une commission nationale d’évaluation de l’APC a vu le jour et a été présidée par le directeur général de la santé. Cette commission s’est réunie à cinq reprises et a fini par proposer quelques améliorations au texte initial et ce n’est qu’au mois de janvier 2007 qu’a été publié le nouveau décret sur l’APC élargissant au passage les possibilités de l’exercice de l’APC aux spécialités médicales, notamment par la réduction de la retenue sur l’indemnité de non- clientèle qui a été réduite à 20% uniquement.
En 2009, une deuxième commission regroupant les syndicats, l’ordre des médecins, l’administration, plusieurs chefs de service et personnes ressources en la matière s’est réunie et plusieurs scénarios ont été étudiés et, comme solution idéale, la commission avait proposé dans la conclusion de son rapport remis au ministre de la Santé la suppression de l’APC tout en l’accompagnant d’une nouvelle revalorisation substantielle des salaires.
Face aux dérives de l’exercice de l’APC, comment le Conseil de l’Ordre a-t-il réagi ?
Malgré les limites des textes réglementaires en vigueur, et malgré les réserves formulées, le Conseil national a fini par tolérer ce mode d’exercice, lequel n’a apporté au fil des années que malaise sur malaise. Pour préserver l’unité de la corporation, le Cnom a préféré mettre toute la responsabilité sur le ministère de la Santé pour contrôler cette pratique et sanctionner les médecins contrevenants, étant donné que c’est au ministre de la Santé lui-même d’accorder les autorisations d’APC, de les reconduire ou de les retirer en cas de dépassements avérés.
Je reviens à 2009 et à la lumière des conclusions de la commission en charge de réévaluer cette activité et au moment où on attendait l’abolition imminente de cet exercice particulier, un groupe formé par trois professeurs en médecine a été reçu à Carthage par le président de la République qui, influencé par ses conseillers, a rapidement tranché en faveur de cet exercice, offrant au passage l’immunité à tous les respectueux et surtout aux non-respectueux de la réglementation.
Nous avons fini à l’époque par baisser les bras et nous accommoder de cette triste réalité.
Quel est l’impact de l’APC sur l’exercice médical et sur la santé en général?
Ce fut un temps où notre médecine hospitalo-universitaire était la référence dans la performance et dans la qualité de la prise en charge médico-chirurgicale, les ministres à l’ère de Bourguiba étaient traités dans les hôpitaux publics, mais petit à petit l’Etat se désengageait progressivement de tout, réduisait les fonds alloués aux hôpitaux qui vont perdre leur notoriété et leur crédibilité. Les conditions matérielles et de l’hôtellerie dans la majorité de nos hôpitaux sont devenues désastreuses et à cela s’ajoutent le surbooking, les équipements en panne et les longs délais d’attente qui découragent les plus pressés des malades qui seront vite dirigés vers les séniors du service afin de les prendre en charge dans le secteur privé contre rémunération. Aujourd’hui même parmi les jeunes médecins qui n’ont pas le droit à l’APC, il y a un certain nombre qui se sont mis à cet exercice de façon non réglementaire, aidés en cela par les prête-noms et par certaines cliniques qui les couvrent, et comme conséquence ils sont moins présents à l’hôpital et naturellement cela se répercute sur l’enseignement et la qualité de la formation médico-chirurgicale des étudiants comme c’est le cas pour la chirurgie cardiovasculaire.
Comment expliquez-vous que l’on en soit arrivé là ?
On en est arrivé là parce que ça arrange tout le monde : les hospitaliers, les politiques, l’Etat voyou de l’époque et le laxisme de l’Etat faible d’aujourd’hui. Le médecin tunisien est fondamentalement honnête et correct mais c’est aussi un citoyen issu de ce beau pays où malheureusement la culture du gain facile touche de plus en plus de monde dont une minorité de médecins adeptes de ces nouvelles pratiques sociétales.
Que fait l’Ordre des médecins pour sévir ou réguler cette pratique ?
L’Ordre a estimé pendant longtemps que l’exercice de l’APC rentrait dans un mode d’exercice particulier contractuel et que déontologiquement, il était impératif de respecter les clauses contractuelles qui permettent de couvrir le médecin dans son exercice professionnel objet de la convention. Mais cette approche a été battue en brèche en 2008 par certains magistrats qui avaient à statuer en appel sur des sanctions disciplinaires et qui sont allés jusqu’à tolérer l’exercice privé complémentaire non réglementaire tant que le patient a été correctement soigné et qu’il n’y a pas eu mort d’homme, mais aujourd’hui nous comptons jouer pleinement notre rôle de régulateur de la profession.
Quelles sont les solutions ?
L’existence même de ce mode très particulier d’exercice est révélatrice d’un vrai problème structurel de notre système de santé et particulièrement de nos établissements de soins de niveau 3. En effet, l’autorisation accordée par l’Etat aux médecins hospitalo-universitaires à titre dérogatoire dans un contexte socioéconomique particulier depuis près de 50 ans concerne toute la société civile et pas uniquement l’Ordre des médecins. Un grand débat devrait avoir lieu en présence des représentants des consommateurs, du peuple, de l’association Droit à la santé, des syndicats des médecins hospitalo-universitaires, des syndicats des médecins libéraux, de la chambre syndicale des cliniques, du syndicat du personnel soignant et ouvrier de la santé et de tous les acteurs de la santé en général et de la formation médicale. Avec obligatoirement des représentants du ministère de la Santé, des Finances et, pourquoi pas, de la Justice. Et il faut que la solution proposée soit acceptable sur le plan humain, déontologique, éthique, administratif, financier, économique, le tout avec les moyens dissuasifs et répressifs pour décourager les éventuels contrevenants.
Le Conseil national a été sensibilisé au mois de mai 2017 aux dépassements et a décidé d’écrire à tous les directeurs médicaux des cliniques pour leur demander de veiller au strict respect des dispositions des décrets relatifs aux dérogations d’exercice de l’APC accordées par le ministre de la Santé aux professeurs et maîtres de conférences agrégés hospitalo-universitaires et aux médecins hospitalo-sanitaires, sous peine de poursuites disciplinaires, et c’est chose faite fin juillet 2017.
Pour résumer, je dirais qu’il faudra tout faire pour garantir à nos concitoyens des soins de qualité disponibles, principalement dans le secteur public, qui devrait rester la référence en matière d’accessibilité et de qualité de soins médicaux en plus de sa mission de formation des professionnels de la santé.
Cela dit, notre ambition à tous étant d’avoir le meilleur système sanitaire au monde et qui coûte le moins cher possible, sachant qu’aujourd’hui un citoyen tunisien dépense environ le 1/20 de ce que dépense un citoyen européen pour les frais de santé. Malgré le peu de moyens injectés dans le secteur de la santé, notre pays possède les meilleurs indices de performance du système de santé en Afrique et les médecins tunisiens issus de nos facultés sont accueillis à bras ouverts un peu partout dans le monde et sont très appréciés pour leur niveau scientifique alors que nous autres Tunisiens, nous nous plaignons de la qualité de la formation et de l’encadrement des étudiants en médecine, voilà le dilemme.
Mais malgré tout, il va falloir de nouveau revaloriser les salaires des professeurs et maîtres de conférences agrégés en privilégiant la rémunération basée sur la productivité et la performance des services rendus en matière de soins, d’encadrement et de recherche scientifique. L’hôpital devrait rester ouvert à toutes les compétences du secteur libéral à la faveur de la création de passerelles entre le privé et le public pour une meilleure efficience de notre système sanitaire, il faut peut-être revenir à l’ancien système où des médecins libéraux sont attachés à un service hospitalier et assurent des vacations de soins et d’encadrement des jeunes médecins.
Pour conclure, nous allons travailler calmement au cours des prochains mois afin d’apaiser et dépassionner le débat autour de l’APC, nous aurons certainement en tant qu’Ordre un rôle central de modérateur et comme je l’ai dit, nous allons réunir autour d’une table tous les acteurs de la santé et de la formation médicale pour discuter librement afin de trouver une solution viable déontologiquement et économiquement.
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