« Réfléchir au futur est vital mais difficile »
«Réfléchir au futur est vital mais difficile». C’est en ces termes que Gregory Everton, Président du National Intelligence Council(1), introduit l’avant-propos du document de prospective intitulé «les vingt prochaines années, l’avenir vu par les services de renseignement américains»(2). Cette dernière version, la sixième de son genre traite des tendances mondiales, et plus particulièrement de ce que les auteurs appellent le «paradoxe du progrès». Pour «la petite histoire», ce document est un des tout premiers rapports que le président Trump a trouvé sur son bureau en prenant ses fonctions.
Le paradoxe du progrès
Les auteurs pensent que le paradoxe que nous vivons, est inhérent aux réalisations de l’ère industrielle et médiatique qui ont façonné un monde futur plus riche de possibilités, mais plus que jamais dangereux. En même temps que la communauté internationale a pu relier les gens, donner du pouvoir aux individus, aux groupes et aux Etats et sortir plusieurs millions de personnes de la pauvreté, ces progrès ont engendré des chocs politiques, sociaux et économiques qui ont mis en exergue la fragilité des avancées et des changements profonds dans le monde. Ceux-ci sont annonciateurs d’un avenir difficile.
Les cinq prochaines années vont donc voir l’augmentation des tensions internes et externes dans les pays,du fait de la baisse de la croissance mondiale et de la complexification des défis. Le paysage géopolitique qui émergera sera marqué par la fin de la domination américaine et de l’ordre international, alors que les Etats resteront importants. La Chine et la Russie se sentiront renforcées, tandis que les acteurs non étatiques rencontreront des opportunités.
La situation interne ne sera pas meilleure dans de nombreux pays. Elle engendrera un rejet de la mondialisation et accélérera les flux migratoires du pays du Sud vers le Nord. L’amélioration de la situation dépendra de la manière avec laquelle les individus, les groupes et les gouvernements vont renégocier le nouvel ordre politique, les nouveaux schémas de coopération, la nature de la concurrence internationale et les dossiers complexes et urgents tels que le changement climatique et les technologies de transformation.
Pour relever ces défis trois scénarios ont été proposés:
«Un monde d’archipels» îles, orbites et communautés
Ce scénario analyse le type de restructuration de l’économie mondiale, celui qui risque de conduire à une faible croissance susceptible de remettre en cause les modèles économiques traditionnels. Le scénario prévoit les défis que les gouvernements devraient relever pour répondre à des peuples, qui dans un contexte d’instabilité politique rejetteront la mondialisation et demanderont davantage de sécurité physique et économique. Certains gouvernements dans un élan de protectionnisme se tourneraient vers l’intérieur, réduiraient la coopération multilatérale, alors que d’autres trouveraient de nouvelles sources de croissance.
«Un monde de sphères d’influence» (Orbites)
Le second scénario explore les tensions qui résulteraient de la concurrence entre les grandes puissances pour étendre leurs zones d’influence et maintenir leur stabilité intérieure.Il analyse comment les tendances du nationalisme, des conflits émergents, des technologies de rupture et de décroissance peuvent se conjuguer pour créer des conflits entre les pays.
«Un monde de «communautés»
Le troisième scénario montre dans quelle mesure les attentes et les pressions des peuples et le pouvoir en déliquescence des gouvernements nationaux pourraient ouvrir la voie à la société civile et aux acteurs locaux et privés de contester le rôle traditionnel des gouvernements. Grâce aux technologies de l’information les pouvoirs locaux seraient en effet plus habiles et plus efficaces dans l’offre des services. Certains gouvernements nationaux résisteraient et d’autres notamment au Moyen-Orient et en Russie céderaient du pouvoir aux communautés locales.
Il découle de ce paradoxe du progrès que «les tendances qui sont à même de générer des risques à court terme pourraient aussi créer des opportunités positives à long terme». Si le monde dispose de toutes les chances pour exploiter ces opportunités, l’avenir serait bien meilleur que dans les trois scénarios précités.
Dans le nouveau paysage, les gouvernements qui seraient à même d’exploiter les possibilités offertes seront ceux qui seraient les plus résilients et les plus préparés à s’adapter aux changements. Les sociétés les plus résilientes seront celles qui seront les plus inclusives (femmes, personnes vulnérables, minorités …). Le contraire serait aussi possible dans la mesure où des forces destructrices deviennent plus fortes, obligeant les gouvernements et les sociétés de conjuguer leurs capacités individuelles et collectives pour assurer la sécurité, la prospérité et un espoir durable.
Les tendances mondiales jusqu’en 2035
Les riches vieillissent, pas les pauvres. La population mondiale active diminuera dans les pays riches, notamment en Chine et en Russie et augmentera dans les pays pauvres en particulier en Afrique et en Asie du Sud, «ce qui va intensifier les pressions sur l’économie, l’emploi, l’urbanisation, le bien-être et cela stimulera la migration».
On prévoit que la population mondiale passera de 7,3 à 8,8 milliards en 2035. La population active croitra d’une manière significative ce qui conduirait aussi au progrès ou à la crise économique selon les efforts d’investissement des pays dans les domaines de l’éducation, la santé, l’infrastructure et autres secteurs clés. La génération de plus de 60 ans sera le groupe d’âge qui croitra le plus vite dans le monde. Les populations chroniquement jeunes, où l’âge moyen est de 25 ans ou moins seront le défi de certain pays d’Afrique et d’Asie. Faire travailler les femmes sera en outre un autre défi assez particulier en raison des traditions culturelles ancestrales. Selon une étude de McKinsey Global Institute, le PIB mondial augmentera de 10% d’ici à 2025. Les progrès dans l’éducation, l’intégration financière et numérique, la protection juridique et sociale auraient un impact positif sur l’égalité entre les genres. Les flux migratoires resteront élevés dans les vingt années à venir car les populations touchées par la crise économique, les changements climatiques, les conflits iraient chercher de la sécurité physique et une source de revenus.
Le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale: les économies mondiales riches essaieront de freiner le déclin de la croissance. Le monde en développement cherchera à maintenir ses progrès récents par l’éradication de la pauvreté extrême et l’intégration des plus vulnérables dans les circuits économiques. Tous les pays devront identifier des métiers, secteurs et services nouveaux et former les employés à ces nouveaux emplois. La pauvreté extrême diminuera. Les classes moyennes seront pressurées en Occident. La croissance sera faible. Dans les cinq années à venir, l’économie mondiale se battra pour retrouver la croissance. La Chine sera la grande inconnue, car elle tentera de passer d’une économie dirigée à une économie de consommation et de services. L’Union Européenne essaiera d’augmenter la croissance économique tout en se débattant avec des dettes élevées et des divergences politiques profondes concernant le projet Européen.
La technologie compliquera la vision à long terme: la plupart des plus grandes économies du monde seront confrontées à des taux de population active de moins en moins faibles. L’automatisation, l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies menaceront beaucoup de métiers, dont la production de haute technologie et le fonctionnariat.
L’innovation technologique accélèrera le progrès mais créera des ruptures: Il est risqué d’anticiper sur la manière avec laquelle la technologie modifiera les dynamiques économique, sociale, politique et sécuritaire. Les Technologiesde l’Informationet de la Communication (TIC) transformeront les pratiques professionnelles et la façon dont les gens vivent et communiquent. Les effets des TIC sur le secteur financier seront sans doute profonds (monnaie digitale, intelligence artificielle, big data pour les analyses prédictives.). Ces effets redéfiniront les services financiers avec des impacts substantiels sur la stabilité du système financier et la sécurité des infrastructures financières.
Sur le plan international, la définition des normes et des protocoles, les limites éthiques pour la recherche et la protection de la propriété intellectuelle seront faites par les Etats ayant un leadership technique. Mais le leadership et les partenariats techniques ne suffiront pas, à eux seuls à éviter les tensions quand les Etats développeront des technologies et des règlementations qui leur seront profitables.
Les idées et les identités et leurs effets d’exclusion: un monde plus interconnecté ne réduira pas les écarts identitaires et idéologiques. Le populisme risque d’augmenter bien au contraire dans les vingt années à venir si les tendances démographiques, économiques persistent. Certains dirigeants politiques se serviront de l’identité pour mobiliser leurs partisans et consolider leur pouvoir politique. De même les groupes identitaires gageront en influence. L’une des implications cruciales de la politique identitaire sera l’érosion de la tolérance et de la diversité. Le populisme émergera en occident ainsi qu’en Asie. Il reflète le rejet de la mondialisation. La xénophobie et le rejet des immigrés dans les grandes démocraties risque de saper les forces des sociétés occidentales à coopérer et à exploiter les ressources variées des autres pays.
Par ailleurs, d’après une étude de Pew Research Center sur l’avenir de la religion, plus de 80% de la population mondiale déclare une affiliation religieuse et ce pourcentage augmentera car la fertilité est de plus en plus élevée dans les pays en développement.Les identités religieuses constitueront par conséquent un lien puissant. Les études politiques américaines montrent que le sentiment religieux, ou l’intensité de l’expression de la foi, est l’un des meilleurs indicateurs du comportement des électeurs que la religion personnelle à laquelle adhère l’individu.
Gouverner devient difficile: la façon de gouverner devrait varier dans l’avenir. Les gouvernements auront du mal à répondre aux besoins des populations en matière de sécurité et de prospérité économique. Cette faille entre l’offre gouvernementale et la demande populaire, couplée avec la corruption chez les élites aggravera la situation et augmentera les risques d’instabilité. La démocratie elle-même sera contestée. Les jeunes seront moins concernés par les valeurs démocratiques et de liberté que leurs aînés.
Les conflits changent de nature: le risque de conflits entre Etats augmentera dans les années à venir en raison de l’intérêt des grandes puissances, la menace terroriste permanente, les Etats faibles et la diffusion des technologies. La menace des armes nucléaires se renforcera avec les avancées technologiques et l’asymétrie croissante entre les forces. Les Etats dotés d’armes nucléaires continueront à entretenir et à moderniser leur arsenal nucléaire jusqu’à 2035.
Les groupes non étatiques et infra étatiques, terroristes, insurgés, activistes, organisations criminelles auront accès à plus de moyens et seront plus puissants et nuisibles à la stabilité des Etats.
Les menaces liées au changement climatique: des évolutions du climat, aggravant la tension sur les ressources naturelles et environnementales reliant la santé humaine et la santé animale induiraient des risques systémiques complexes qui prendraient de vitesse les approches existantes. Les changements climatiques provoqueront des accidents météorologiques extrêmes, imposant des tensions aux systèmes naturels (océans, biodiversité, ressources hydrauliques douces),ainsi que des effets sociaux, économiques, politiques et sécuritaires sur les hommes. Les modèles climatiques prévoient des augmentations à long terme des températures moyennes au sol, mais les climatologues n’excluent pas des modifications soudaines et marquées. Le changement climatique induira une compétition géopolitique entre les grandes puissances traditionnelles et émergentes.
Des tendances convergentes transformeront le pouvoir et la politique: les tendances économiques, technologiques et de sécurité multiplient les Etats capables d’une influence géopolitique et de mettre fin à la période unipolaire postérieure à la guerre froide. Le progrès économique du siècle passé a élargi le nombre de pays(Brésil, Chine, Inde, Indonésie, Iran, Mexique, Turquie) aux prétentions matérielles de grande ou de moyenne puissance.
Le proche avenir: la montée des tensions
Les tendances globales précédemment citées auront des effets immédiats sur les cinq années à venir et laisseront dans l’incertitude l’avenir de l’ordre international. On assistera entre autres à une Europe boiteuse, une Amérique avec moins d’influence dans le monde et un affaiblissement des normes et valeurs universelles des droits de l’homme dans la gestion des conflits.
L’Europe: les perspectives sont en faveur d’une confrontation des chocs additionnels, le système bancaire sera inégalement régulé et capitalisé. La migration se poursuivra. Le vieillissement de la population sapera le progrès économique. Le manque de main d’œuvre jeune réduira les revenus de l’impôt. L’avenir de l’Europe reposera sur sa capacité à réformer ses institutions, créer des emplois, de la croissance, restaurer la confiance dans ses élites et affronter les préoccupations du public qui craint que l’immigration modifie radicalement les cultures nationales.
Les Etats-Unis: les cinq prochaines années testeront la résilience du pays. La crise économique a généré des divisions sociétales entre les classes. Malgré les signes d’amélioration de l’économie, les défis seront importants, alors que la confiance dans les gouvernants et les institutions est ébranlée. La politique sera fortement polarisée, les recettes publiques limitées ainsi que les dépenses sociales par la croissance modeste. Les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle chambouleront l’emploi. Mais l’Amérique reste un modèle à part- tant et si bien qu’elle a été fondée sur un idéal inclusif- même si sa réalisation sera imparfaite. Cet héritage demeure selon les auteurs un avantage critique pour la gestion des disparités.
L’Amérique latine: l’Amérique Latine verra des changements de plus en plus fréquents de ses gouvernants qui gèrent mal l’économie et sont affligés d’une corruption endémique. Les gouvernements de gauche ont perdu le pouvoir dans de nombreux pays. Le processus d’accession à l’OCDE pourrait être une opportunité et une motivation pour certains pays à améliorer la politique économique dans la région disposant d’une pyramide des âges assez équilibrée, de ressources énergétiques assurées, et de liens économiques bien établis avec l’Asie, l’Europe et les Etats-Unis.
La Chine: la Chine dispose sans doute de ressources importantes qui lui permettent de maintenir la croissance le temps de stimuler la consommation privée. Cependant, plus la Chine s’appuiera sur les entreprises d’Etat, plus grand sera le risque de chocs financier qui jettera un doute sur sa gestion de l’économie. L’automatisation et la compétition des fabricants à bas coût dans d’autres pays d’Asie et même d’Afrique feront pression sur les salaires des employés non qualifiés. La diminution rapide de la population active n’est pas favorable à la croissance.
La Russie: la Russie aspire redevenir une grande puissance par le nationalisme, la modernisation de l’armée, la menace nucléaire et les engagements à l’étranger. Mais elle est confrontée à l’intérieur à des contraintes économiques. Si la politique de Poutine échoue la Russie sera vulnérable à une instabilité interne provoquée par le mécontentement des élites. La démographie de la Russie s’est améliorée mais demeure problématique. L’espérance de vie des hommes est la plus faible du monde industriel.Plus Moscou repoussera la diversification de son économie, plus le gouvernement alimentera le nationalisme et sacrifiera les libertés individuelles et le pluralisme pour conserver le contrôle.
Le Moyen-Orient et Afrique du Nord: sans contrôle, les tendances actuelles fragmenteront encore la région. L’influence des groupes islamistes, en s’étendant réduira la tolérance envers les minorités et préparera la voie à de nouveaux flux migratoires. Les risques d’instabilité dans certains pays influents dans la région pourraient inciter leurs dirigeants à s’imposer par la force. Cette situation s’opposera aux tendances d’émancipation des peuples par la technologie, à la liberté des courants d’information et à la réduction de la pauvreté.
Sur le plan géopolitique, les crises humanitaires croissantes et les conflits régionaux saperont la crédibilité internationale à résoudre les conflits et à imposer les droits de l’homme. Les Etats-Unis seront perçus comme non fiables et céderont la place à la Russie et à la Chine qui seront plus à l’écoute des capitales arabes.Israël, l’Iran et la Turquie gagneront sans doute en puissance par rapport aux autres puissances de la région, mais resteront opposés les uns aux autres. Le pouvoir grandissant de l’Iran sera toujours préoccupant pour Israël et les pays du Golfe.
L’Afrique Subsaharienne: au cours des cinq prochaines années, les populations africaines en croissance seront plus jeunes, plus urbaines, plus mobiles, interconnectées et plus instruites. Elles exigeront davantage de liberté d’expression. Par ailleurs, l’urbanisation rapide pèsera sur les infrastructures et rendra plus visibles la corruption notamment des élites.Sur le plan des ressources naturelles, entre 75 et 250 millions d’Africains souffriront d’un déficit hydrique, entrainant une migration de masse.
L’Asie du Sud: le développement de l’Inde dépendra de sa gestion du système de la santé publique. La malnutrition des enfants est par exemple plus élevée qu’en Afrique subsaharienne. Le populisme, le sectarisme s’intensifieront si le Bengladesh, l’Inde et le Pakistan ne seront pas en mesure de procurer des emplois et de l’éducation aux populations urbaines croissantes et si la gouvernance politique continue à se faire sur des bases ethniques et identitaires.Lechangement climatique affectera tous les aspects de la vie économique et sociale.
En Asie du Sud, le Pakistan se sentira obligé de répondre de manière asymétrique aux moyens économiques et militaires conventionnels de l’Inde. Le Pakistan voudra accroître sa dissuasion nucléaire contre l’Inde en augmentant son arsenal nucléaire et ses vecteurs de lancement, dont les armes nucléaires tactiques et les options navales. L’Inde de son côté surveillera à la fois le Pakistan et la Chine, cherchant des partenariats militaires avec l’Europe, le Japon et les Etats-Unis et d’autres pays pour renforcer ses capacités classiques tout en poursuivant l’escalade vis-à-vis du Pakistan.
Le déploiement d’armes nucléaires basées en mer par l’Inde et peut-être la Chine contribuerait à nucléariser l’océan Indien dans les vingt prochaines années. La présence de multiples puissances nucléaires aux doctrines floues quant à la gestion des incidents en mer entre bâtiments dotés d’armes nucléaires accroît le risque d’escalade.
Mondher Khaled
Ancien fonctionnaire des Nations unies Spécialiste en planification stratégique
(1)Think tank rattaché à la CIA
(2)Les vingt prochaines années «l’avenir vu par les services de renseignement américains». Présenté par Bruno Tetrais. Editions les arènes.
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Etude intéressante dont devraient s'inspirer les gouvernements des pays du Maghreb,dont la gouvernance pèche par une quasi absence de stratégie à moyen et long termes.