Habib Touhami : la discrimination positive en question
L’article 12 de la Constitution tunisienne stipule que « l’Etat agit en vue d’assurer la justice sociale, le développement durable et l’équilibre entre les régions, en tenant compte des indicateurs du développement et du principe de la discrimination positive ». Dans leur souci de calmer les esprits et de satisfaire des exigences portées haut par les évènements en cours, les Constituants ont adopté un texte abscons et générateur d’exégèses, en raison de sa formulation et de sa référence à de concepts et indicateurs faisant débat entre les spécialistes de l’économie et des sciences sociales eux-mêmes.
Si l’on se tient strictement aux mots et les mots doivent avoir un sens, la discrimination positive signifie, en substance, l’adoption de mesures favorisant, par un traitement préférentiel, une catégorie de personnes faisant l’objet de discrimination en matière d’emploi, de logement, de santé ou d’éducation « en raison de son origine sociale, ethnique ou religieuse, de son sexe, de son âge ou de ses handicaps ». Il en ressort que la transposition telle quelle au contexte tunisien d’un concept né et appliqué aux Etats Unis d’Amérique pour faciliter l’intégration de sa population d’origine afro-américaine n’est pas ce qu’on peut qualifier de transposition pertinente et mûrement réfléchie.
En effet, il n’existe pas en Tunisie de culture ou de traditions communautaristes comme c’est le cas aux USA et dans certains pays anglo-saxons, et pas davantage de minorités culturelles, ethniques ou religieuses visant à se différencier de son propre chef de la majorité, hormis certains groupuscules intégristes de stricte obédience. Il n’existe pas non plus de catégorie de personnes faisant l’objet d’une discrimination avérée en matière d’emploi, de santé, d’éducation et de formation en raison de son origine sociale, ethnique ou religieuse. Mais il existe bien des groupes sociaux que la politique éducative et socio-économique a conduits au bord de la marginalisation et de la déconsidération.
Le trait distinctif de toute discrimination positive en tout cas est son recours délibéré à de traitements inégalitaires pour rétablir l’égalité. Il en découle qu’elle ne doit revêtir aucun caractère permanent ou définitif et qu’en conséquence son application doit être temporaire et transitoire. Il en découle aussi que lors de la période transitoire, les pouvoirs publics doivent agir sur les causes à l’origine des inégalités dénoncées. S’ils refusent de le faire avec toute la résolution qui sied, la discrimination positive perd tout son sens. Elle peut même occasionner des dommages collatéraux à l’opposé des objectifs visés initialement: stigmatisation des populations cible ; montée du communautarisme, du régionalisme et du contre-régionalisme; confortation de l’auto-victimisation et de la passivité. Il en découle enfin que le champ d’application de la discrimination positive doit s’étendre à toute la population en souffrance, là où elle se trouve, indépendamment de la subdivision administrative du territoire national.
Aux portes mêmes de la ville de Tunis, gouvernorat classé 1er par l’IDR en 2015, existent des communes et des délégations que bon nombre d’indicateurs éducatifs et socioéconomiques situent dans le même panel que certaines communes et délégations dépendantes de gouvernorats classés au-delà du 15ème rang par l’IDR. C’est le cas, par exemple, des communes de Djebel Jelloud et de Sidi Hassine Faut-il exclure les populations de ces communes du bénéfice de la discrimination positive au motif qu’elles dépendent d’un gouvernorat bien classé par l’IDR? Si l’on ne prend en compte que les gouvernorats et les gouvernorats seuls, la discrimination positive peut-elle être juste pour l’ensemble des délégations et des communes en marge et peut-elle remplir la mission assignée par l’article 12 de la Constitution? On est en droit d’en douter.
Faute de clarification sur le contenu du concept et sur les limites de sa transposition, certains dans les régions les moins développées ont brandi l’article 12 pour légitimer leur accès « préférentiel » ou prioritaire à l’emploi. Leur interprétation est évidemment erronée. La première raison est que l’instauration d’un accès préférentiel à l’emploi constitue, de fait, une grave entorse au principe, constitutionnel, lui aussi, de l’égalité des citoyens (article 21). La deuxième est que l’article 40 de cette même constitution précise que l’Etat prend les mesures nécessaires afin de garantir le droit au travail « sur la base du mérite et de l’équité. La troisième est que l’exécutif ne commande réellement pas au marché de l’emploi (hors emploi administratif et dans des conditions très strictes) et ne peut contraindre un employeur privé à recruter en fonction d’autres critères que les siens propres dont la disponibilité, la qualification et la compétence.
Pour dire vrai, les crispations régionales se cristallisent autour du problème du chômage, celui des diplômés tout particulièrement, bien que des disparités régionales existent au niveau des résultats scolaires, de l’accès aux soins ou de l’infrastructure de base. Mais ce ne sont pas ces disparités qui pèsent le plus, semble-t-il, sur les intéressés eux-mêmes. Pourtant, la situation de l’emploi et du chômage dans les régions constitue, pour une grande part, la résultante directe des paramètres éducatifs. Le profil de la demande d’emploi du niveau supérieur est largement déterminé par la moyenne obtenue au baccalauréat et le « score », car c’est en fonction de ces données que les nouveaux bacheliers sont orientés, soit vers les filières, les formations et les institutions universitaires de grande « employabilité », soit vers les filières, les formations et les institutions de peu « d’employabilité ».
Le gouvernorat de Sfax (8,7% de la population totale du pays en 2016) se classe premier au niveau des orientés vers les universités d’excellence (13,0% du total des orientés en 2016), des orientés vers la médecine (15,9% du total des orientés en 2016), vers la médecine dentaire (10,4% du total des orientés en 2016), des orientés vers la pharmacie (18,1% du total des orientés en 2016) et enfin des orientés vers les écoles et instituts supérieurs préparatoires (12,9% du total des orientés en 2016). Les gouvernorats qui ont compté un taux de leurs orientés vers ces mêmes institutions supérieur à leur part dans la population du pays sont : Tunis, L’Ariana, Monastir, Sousse. Les gouvernorats qui ont compté un taux d’orientés vers les institutions considérées presque équivalent à celui de leur poids dans la population totale du pays sont : Ben Arous, Nabeul, Bizerte, Mahdia, Medenine, Gabes.
Quelques données explicatives
Venons-en maintenant au profil de l’offre d’emploi. En 2014, l’emploi dans les industries manufacturières a représenté 37,04% de l’emploi total dans le gouvernorat de Monastir ; 24,95% à Sousse ; 23,16% à Sfax. Il n’a représenté que 6,13% à Sidi-Bouzid ; 6,77% à Kasserine ; 6,99% au Kef ; 7,22% à Tataouine ; 7,73% à Gafsa. A l’inverse, l’emploi dans l’éducation, la santé et l’Administration a représenté 41,12% de l’emploi total à Gafsa ; 31,26 au Kef ; 30,79% à Kasserine; 27,03% à Tataouine contre 18,84% seulement à Monastir ; 21,02% à Sfax et 21,10% à Sousse (le cas particulier du District de Tunis doit être relativisé en fonction de la concentration administrative du pays). La structure de l’emploi à Gafsa résume à elle seule la gravité de l’impasse dans laquelle se trouve ce gouvernorat. Plus de la moitié de l’emploi (51,7%) y revient à deux secteurs d’activité, en régression probable pour l’un, en déchéance certaine pour l’autre.
Répartition de la population occupée 15 ans et plus selon le secteur d’activité en % (RGPH 2014)
La conséquence cumulée de tous ces paramètres est la multiplication par quatre du taux de chômage du supérieur en passant du gouvernorat de l’Ariana (10,7% en 2014) à celui de Gafsa (39,2%). Bien plus significative, la part des chômeurs du supérieur dans le chômage global par gouvernorat passe de 15,5% à Zaghouan à 46,3% à Kébili (moyenne nationale : 31,9%). Quant à la part des chômeuses femmes du niveau supérieur dans le chômage global féminin par gouvernorat, elle passe de 23,9% à Zaghouan à 63,3% à Kébili (moyenne nationale : 45,9%). Ces données, confortées par toutes les publications de l’INS, laissent à penser que l’aggravation du taux de chômage des diplômés du supérieur, celui des femmes tout particulièrement (40,3%), est une devenue une tendance plus que préoccupante parce que difficile à inverser dans le court et le moyen terme. Il reste que le problème doit trouver une solution dans la mesure qu’il a et qu’il aura des conséquences sur bon nombre de paramètres démographiques : taux de célibat, âge du premier mariage, fécondité, vieillissement prématuré de la population, intensité et direction des flux migratoires, concentration de la population sur les côtes, etc.
Chômage et pauvreté
L’élément clé dans le développement régional dans ses phases post initiation n’est pas l’emploi dans l’Administration, la santé et l’éduction, bien qu’il joue un rôle déterminant dans le déclenchement du processus de développement. Nonobstant le cas particulier du gouvernorat de Tunis, on observe que le classement des gouvernorats par le niveau de pauvreté globale se rapproche assez de leur classement par « la variété » de l’emploi disponible dont la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total. Ben Arous enregistre en 2015 un taux de pauvreté globale de 4,3% (23,84% d’emploi manufacturier en 2014 et 13,0% de taux de chômage) alors que le gouvernorat de Kasserine enregistre un taux de pauvreté globale de 32,8% (6,77% d’emploi manufacturier et 22,7% de taux de chômage). Si l’on doit insister sur ce type de rapprochement, qui a lui aussi ses limites, c’est en raison de la lecture erronée du concept de développement socio-économique continuant à prédominer aussi bien dans les régions elles-mêmes que chez les décideurs politiques. Alors que le développement est global, intégré et participatif par définition, on continue à croire qu’il peut se réaliser passivement, par le biais de l’infrastructure de base et de l’emploi public seulement.
Conclusion
La discrimination positive doit avoir pour action prioritaire le rétablissement de l’égalité de chance à travers l’école, cette école qui ne remplit plus son rôle d’’ascenseur social et qui n’assure plus la mobilité sociale nécessaire à toute paix civile et à tout progrès dans une société. Des efforts ont été faits pour améliorer le taux net de scolarisation dans les gouvernorats les moins développés, pour y encourager la fréquentation de l’année préparatoire à l’école de base ou pour y diminuer le ratio élèves par enseignant au collège et au lycée, mais ces efforts resteront vains si les élèves et les parents dans les régions en retard restent passifs et si le mode d’affectation des enseignants demeure inchangé. En 2015-2016, l’ancienneté moyenne des enseignants dans le 2ème cycle de l’école de base et le cycle secondaire avoisine 18,7 années à Tunis I; 17,6 à Sfax I ; 17,2 à Tunis 2 et Sousse alors qu’elle n’est que 9,4 années à Tataouine ; 10,1 à Kasserine ; 10,8 à Siliana et 10,9 à Kébili. Ce paramètre explique-t-il à lui seul les résultats à l’examen du baccalauréat ? Certes non, mais ce n’est pas un hasard si Tunis I cumule à elle seule 15,2% des bacheliers ayant obtenus plus de 18 de moyenne en 2016; Sousse et l’Ariana 12,6% ; Monastir 10,4% ; Sfax I et Nabeul 7,8% et Bizerte 7,1% contre 0,0% pour Zaghouan ; 0,4% pour Kébili, Sidi Bouzid et Jendouba.
Le document intitulé « La discrimination positive : un principe constitutionnel à concrétiser pour l’emploi décent dans les régions », publié par l’ITCEQ et le BIT, établit d’une façon qui ne supporte pas la polémique que les chances d’être « occupé » à l’âge de 30 ans pour un tunisien augmentent s’il est né aux gouvernorats de Monastir, Zaghouan, Grand Tunis et Nabeul et diminuent s’il est né aux gouvernorats de Tataouine, Gabes, Medenine et Kébili. Il établit aussi que l’effet de la mobilité sur l’occupation n’est négatif que pour les demandeurs d’emploi nés dans le Grand Tunis, Sousse, Monastir et Medenine. Par contre, il est positif pour ceux nés dans les gouvernorats de Jendouba, le Kef, Gafsa, Kébili, Kasserine, Sidi Bouzid, Gabes et Béja. Autrement dit, « l’effet de la région de naissance sur le devenir des individus demeure important » et la migration devient le seul moyen d’échapper à son destin.
Pour l’heure, l’application même partielle et timide du principe de discrimination positive bute sur deux obstacles rédhibitoires : les divisions de la société, la faiblesse du pouvoir exécutif. En effet, la société tunisienne est écartelée entre ceux qui pensent que la discrimination positive est la solution à tout et ceux qui pensent qu’elle n’est la solution à rien. Toutes les parties s’accordent pourtant à dire qu’on ne peut pas continuer ainsi et qu’il faut rétablir un minimum d’équilibre humain et socioéconomique entre les régions. Mais ni le diagnostic sur le sens des interrelations socioéconomiques, ni l’ordre des priorités, ni les mesures concrètes à prendre n’émergent avec la clarté, la détermination et le consensus nécessaires. Quant au pouvoir exécutif, son inconsistance et son instabilité sont telles qu’il se retrouve désarmé face à certains blocages endémiques tenant à la rigidité excessive des corporations et au refus systématique de certains groupes sociaux de reconsidérer la légitimité de leurs avantages acquis.
Habib Touhami