Riadh Zghal: Qui a peur de tourner le dos au passé ?
Il se trouve que la classe politique de notre pays ne veut pas tourner le dos au passé et tente plutôt de la ramener au présent, tout en étant divisée sur quel passé ramener. Il y a le passé idéologique islamiste qui exprime une nostalgie d’une époque lointaine. Non pas celle de l’âge d’or de l’Islam où les musulmans bâtissaient une civilisation, produisaient des sciences et une riche culture faite de tolérance, de poésie, d’art et de valeurs. Mais la nostalgie d’un mode de vie semé de violence, d’intolérance, de discrimination de genre, et d’une organisation sociale hiérarchique et figée.
A l’opposé, il y a le passé idéologique de ceux qui se réclament de gauche, organisés dans une union de partis qui guerroient contre le libéralisme. Ils continuent à croire que c’est à l’Etat de satisfaire tous les besoins de la société en matière de santé, d’éducation et d’emploi et que le privé ne peut être que prédateur et donc il est à combattre. Il y a aussi ceux qui sont tournés vers le passé avec un esprit revanchard. Ils voient dans tous ceux qui ont assumé des responsabilités avant le 14 janvier 2011 des personnes à abattre, oubliant que sans les institutions jalousement sauvegardées par l’administration, le pays aurait sombré dans le chaos comme cela s’est passé dans un autre pays si proche. Ces assoiffés de vengeance semblent aveugles à la pente descendante, dans plus d’un domaine, sur laquelle glisse le pays depuis plus de six ans. L’autre catégorie tournée vers le passé est celle des nostalgiques du régime dictatorial d’un Etat fort installé depuis l’indépendance jusqu’à 2011. Un Etat autoritaire, policier, nourri de régionalisme et de népotisme mais qui a à son crédit de nombreux succès en matière d’éducation, de santé, d’économie et de modernisation du pays. Mais ceux-là oublient qu’en l’absence de démocratie et de liberté d’expression, beaucoup d’acquis se sont avérés volatiles car ils étaient accompagnés d’inégalités, d’injustice du fait des décisions prises de façon unilatérale, perdant de vue les véritables besoins d’une société qui a changé par l’effet même des progrès réalisés en matière d’éducation, d’accès à l’information et aux nouvelles technologies, de décloisonnement des régions…
Il semble que c’est toute la classe politique qui regarde vers le passé, à part ceux qui sont dans le feu de l’action et particulièrement le chef du gouvernement qui évolue sur un terrain jonché d’obstacles, ceux qui sont déjà présents et ceux qui poussent comme des champignons chaque fois qu’une décision visant le changement se dessine à l’horizon. Quand les professionnels de la politique tourneront le dos au passé, oublieront leurs rancœurs et relativisent leurs dogmes idéologiques, alors ils pourront se tourner vers le futur pour reconstruire le pays et le placer dans la position qu’il mérite sur la scène internationale. S’accrocher au passé que l’on préfère, sans un regard critique, n’a généré—on l’a vu— que des discours enflammés opposés sur tout et n’importe quoi, des conflits, de la violence, de la corruption, du commerce parallèle, de plus en plus de pauvreté et de désespoir. L’agressivité partagée généreusement par les politiques est relayée par des médias et des faiseurs d’opinion, elle est diffusée dans toute la société et l’on se demande pourquoi l’incivilité dans toutes ses formes s’invite au quotidien. Si le remaniement ministériel ramène des compétences aux commandes de l’Etat, c’est tant mieux, mais ce n’est pas suffisant. Pour sauver le pays, on a besoin d’un discours articulé autour de ses intérêts vitaux. Ce n’est pas le discours «épouvantail» qui rappelle sans cesse le taux d’endettement croissant, le déficit budgétaire, le déséquilibre de la balance commerciale et bien d’autres maux. On a besoin d’un discours qui mette en avant un noyau dur qui unit le plus grand nombre de Tunisiens ; un discours qui éveille le sens de la responsabilité et de la citoyenneté; un discours qui évoque des initiatives qui marchent et qui sont reproductibles pour le bien de davantage de citoyens, peu importe la couleur politique ou la position de son initiateur…
Mobiliser autour de projets qui répondent aux aspirations des citoyens stimule la solidarité et la collaboration. C’est ce que notre pays a vécu au lendemain de l’indépendance et c’est ce qui a permis de construire l’Etat. Mais quels projets?
Les différents ministères disposent d’une multitude d’études aboutissant à des recommandations dont beaucoup sont restées lettre morte. On dispose d’un plan de développement pour les années à venir jusqu’à l’horizon 2020. L’Ites a produit des études prospectives dont la dernière a touché plusieurs composantes du système en Tunisie. Tout cela constitue autant de ressources exploitables pour l’action. Et quand on veut agir, on finit toujours par trouver les moyens et pas seulement ceux de l’Etat. Pour ma part, je pense qu’il faut faire confiance à l’esprit entrepreneurial de plusieurs Tunisiennes et Tunisiens, et travailler à renforcer cet esprit à travers tous les programmes d’éducation et de formation. Sauver économiquement le pays, c’est un objectif pour lequel beaucoup de Tunisiens pourraient se mobiliser mais à condition qu’il fasse l’objet d’un discours convaincant et que tous les verrous bloquant l’initiative soient levés. Mais pour convaincre, il faut inspirer confiance, la lutte contre la corruption comme politique adoptée par le chef du gouvernement y contribuera sans doute. En effet, la corruption génère plus de corruption et surtout empêche une application juste des lois à tous sans distinction.
Riadh Zghal