Mohamed Larbi Bouguerra: Quand le fanatisme et l’irrationnel fondent sur l’école de la république
« L’histoire est une course entre l’éducation et la catastrophe » (H.G. Wells)
Comme si le séisme qui a ébranlé notre Université en avril dernier n’était pas suffisant, voilà maintenant qu’un nouveau scandale- le 15 septembre 201- secoue notre école.
De la terre à la lune…tout est remis en cause !
On sait qu’une doctorante de Sfax a soumis une thèse déclarant que la Terre est plate, immobile, âgée seulement de 13 500 années et qu’elle est au centre de l’Univers, lequel ne comprend qu’une galaxie contrairement à ce que dit le grand astronome américain Edwin Hubble. Et ce n’est pas tout : après cinq longues années d’études et de cogitations, cette étudiante, du haut du « savoir » ainsi acquis, et avec la bénédiction pleine et entière de son directeur - un professeur de l’Université, excusez du peu !- a jeté dans la poubelle non seulement la cosmologie du BigBang mais aussi toute la physique d’Isaac Newton à Albert Einstein en passant par l’astronomie de Nicolas Copernic et de JohannesKepler et, faisant bonne mesure, nous a débarrassés, dans la foulée, non seulement de la géologie mais aussi de la climatologie modernes.
De telles élucubrations provenant de religieux du Golfe ou du Moyen-Orient attristaient le monde islamique et arabe comme, par exemple, lorsquele cheïkh Abdelaziz El Baz, autorité religieuse suprême de l’Arabie Saoudite, osait déclarer « La terre est plate, celui qui déclare qu’elle est sphérique est un athée méritant une punition » (Lire Youcef M. Ibrahim, The International Herald Tribune, 13 février 1995, p. 1)mais voilà que ces fadaises se retrouvent dans le champ de la recherche scientifique. Chez nous ! En Tunisie, dans le manuscrit d’une thèse ès-sciences, on n’a pas l’habitude de lire que « le modèle géocentrique…est en accord avec les versets coraniques et la Tradition de notre prophète »!« Adhésion littérale et aveugle aux textes religieux au prix du rejet de tout savoir qui semble le contredire, quelles que soient les preuves qui le confortent »écrit Nidhal Guessoum, professeur de physique et d’astronomie à l’Université américaine de Charjah. Cet auteur tire la leçon suivante de cet « évènement choquant » [la thèse de la Tunisienne] : « Nous avons échoué dans l’éducation du public…mais aussi dans celle de nos étudiants les plus brillants » comme cette doctorante de l’ENIS. Et de conclure : « Comment distinguer entre la connaissance scientifique (les faits, les modèles, les théories etc…) et le savoir religieux (ce que signifie tel verset et ce qu’il nous enseigne), c’est là que se trouve notre échec pour clarifier et communiquer » (Lire Gulf News, 10 avril 2017)
Le Ministère de l’Enseignement Scientifique avait annoncé une enquête mais les résultats n’ont pas été encore publiés. Ce qui est sûr, c’est que, en cette rentrée, l’encadreur de cette scandaleux opus a benoîtement repris ses enseignements à l’université de Sfax « comme si rien ne s’était passé » relève l’Académie Beit al Hikma qui, s’étonnant de l’absence de mesures disciplinaires à l’encontre de cet enseignant, renouvelle son appel à la tutelle pour protéger « …nos diplômes universitaires et la réputation de nos enseignants… »(Lire Le Maghreb, 27 septembre 2017, p. 17)
L’école, un nouveau terrain de lutte
Or, comme si cela ne suffisait pas, voilà que le 15 septembre dernier, un groupe de parents d’élèves de l’école primaire Okba Ibn Nafaâ du quartier Bahri à Sfax s’en est pris à l’institutrice chevronnée Faïza Souissi l’accusant de « mécréance » et d’ « athéisme », endossant, sans le moindre complexe, l’habit de mufti autoproclamé. C’est une attaque délibérée, idéologique dirigée contre l’école publique, l’école de la République. Une attaque contre la Raison. Comment oublier l’aspiration du pays, à l’indépendance -et même avant 1956 avec les médersas modernes comme celle de Si Ali Khamassi à Bizerte-, à l’instruction et au projet émancipateur ? Le retard économique et culturel hérité de 75 ans de colonialisme ne pouvait continuer dans la Tunisie indépendante. D’où la politique volontariste en matière d’éducation des gouvernements de Bourguiba qui visaient à mettre fin à la reproduction des inégalités et accélérer la modernisation du pays. Cette politique a permis à la Tunisie de se doter de cadres et de mettre en route infrastructures, barrages, hôpitaux, usines et facultés. Le désir de s’instruire et la volonté des Tunisiens de gérer eux-mêmes leur Etat ont été à l’origine de ces réalisations. La Révolution a gravé dans le marbre de la Constitution de 2014 ces aspirations de notre peuple dans son article 39 qui stipule: « L’enseignement est impératif, jusqu’à l’âge de 16 ans. » et que « L’Etat garantit le droit à un enseignement public et gratuit dans tous ses cycles et veille à fournir les moyens nécessaires pour réaliser la qualité del’enseignement, de l’éducation ». Pour atteindre ces buts, il faut, bien entendu, des moyens. C’est ce qu’ont réclamé, il y a quelques jours, les parents d’élèves d’une école de Sidi Bouzid. Cette école, sans eau potable, a des sanitaires défectueux et est sans gardien. Geste extrême, les parents n’y envoient plus leurs enfants ! L’article 39 de la Constitution n’atteindra son but que si l’école se dote des équipements indispensables et d’enseignants compétents en cessant de recourir à des remplaçants sous -payés, corvéables à merci, sans diplômes qualifiants ni formation pédagogique adéquate.
Aujourd’hui face à l’attaque de Faïza Souissi- cette admirable vigie qui façonne le futur citoyen doué d’un esprit critique et imbu des valeurs démocratiques- la défense de l’école publique est la priorité. L’enseignement doit donner « une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse est l’un des devoirs fondamentaux d’un Etat démocratique et c’est à l’enseignement public qu’il appartient de remplir ce devoir » écrivent les Français Henri Wallon et Paul Langevin dès la fin de la guerre en 1944. C’est leur plan qui permettra à la France de se relever après une humiliante occupation allemande de quatre ans et de donner à la démocratie une école respectueuse du principe de justice. Ce plan, au final, la pourvoira d’un enseignement adapté aux besoins de développement pour en faire une nation moderne.
La Tunisie, elle aussi, a un besoin urgent d’un plan pour faire face aux défis du chômage, du salafisme et des attaques dirigées contre le savoir et la Raison. Ce plan mettra bien évidemment à l’honneur al Moualakat, al Maâri, Abou Nawas, Ibn Rochd, Tahar Haddad, Aboul Kacem Chabbi, Najib Mahfoud, Fadhel Ben Achour…ainsi que le Bagdad d’al Maâmoun, l’Alhambra de Grenade, le minaret de Séville et les mille et une merveilles de notre culture et de notre civilisation de Boukhara à Samarkand et Delhi.
De la bible Belt (1)…. à Israël et la Turquie : haro sur la raison
L’attaque des fanatiques contre l’école publique et laïque en Tunisie est à rapprocher du programme islamiste dissimulé contraire aux valeurs de la République turque. C’est ainsi que la théorie de l’Evolution de Darwin n’est plus enseignée dans ce pays. Jésuite, Alpaslan Durmus, un des responsables de l’enseignement supérieur turc, affirme sans rire : « Nous pensons que ces sujets dépassent la compréhension des élèves » alors que les heures d’éducation religieuse ont été augmentées. (Lire Ouest France, 23 juin 2017) Ainsi, le régime turc rejoint les extrémistes américains –généralement suprémacistes- anti noir, anti émigré, opposés la présence de musulmans au Congrès et dans le pays et qui soutiennent que les attentats du 11 septembre sont une punition divine ! Ils interdisent depuis longtemps, se basant sur la Bible, l’enseignement du darwinisme et adhèrent plutôt à un fixisme inconsistant! Nous vivons assurément une période étonnante !
Pareillement en Israël dominé par les extrémistes religieux et les hommes en noir, des livres de biologie dûment autorisés par le Ministère de l’Education affirment que « la prière est une part essentielle des pratiques agricoles ». Interpellée par un journaliste, Sarah Kliachko, docteur en biochimie, un des auteurs de ces manuels, a admis que le ministre a exigé de « mettre des éléments relevant de la Tradition et de la Torah et des choses de ce type…On nous a demandé d’introduire des citations des Ecritures et de la Bible. » (Lire NirGontarz, Haaretz, 24 août 2017). De plus, il est de notoriété publique que les livres scolaires israéliens sont les vecteurs d’une idéologie anti-palestinienne et qu’ilsjouent un rôle clé dans la préparation des enfants israéliens au service militaire et à la répression des Palestiniens.(Lire NuritPeled-Elhanan « Palestine in Israelischool books. Ideology et propaganda in education », IB Tauris, London-New York, 2012)
Pour paraphraser un fameux philosophe, il est clair qu’un spectre hante le monde aujourd’hui : c’est le spectre de la négation de la Raison et de l’ouverture. Pour le traquer, il faut plus de démocratie et plus d’éducation. La Tunisie n’a pas le choix si elle veut rattraper le train du développement : il lui faut défendre avec la dernière énergie son école républicaine ouverte sur le grand large de la libre pensée humaine.
Mohamed Larbi Bouguerra
(1) La Bible Belt, littéralement la ceinture de la Bible, est une zone géographique et sociologique des États-Unis dans laquelle vit un nombre élevé de personnes se réclamant d'un « protestantisme rigoriste », terme recevant la désignation de fondamentalisme chrétien dans la sphère américaine (Wikipedia)