Sadok Belaïd: … Il sera le siècle de la femme, ou il ne sera pas…
En l’espace de cette si brève et tumultueuse période révolutionnaire et, à l’occasion de la célébration de sa fête annuelle, la femme tunisienne – et, derrière elle, la femme arabo-musulmane – aura conquis beaucoup plus de droits que ce qu’elle a subi d’humiliante infériorité sociale en l’espace de quatorze siècles de règne du dogme prétendument islamique : deux verrous qui, durant près de mille quatre cents ans, ont scellé sa soumission à un statut ont sauté comme par miracle, ont créé l’irréversible et ont annoncé l’écroulement de la citadelle de l’obscurantisme religieux : l’inégalité successorale et l’interdiction de contracter libre mariage.
Assurément, c’est là chose plus facile à dire qu’à faire! Le poids de plusieurs siècles de machisme phallocratique et de cupidité masculine aura laissé des traces profondes, même dans l’esprit d’un grand nombre de femmes et seront aussi difficiles à éliminer que la violence et le harcèlement sexuel dans le comportement quotidien des hommes. La correction de cette mentalité se situe au niveau de l’éducation, à partir de la maternelle… Elle doit être prise au sérieux et elle doit occuper une place importante dans la politique éducationnelle de l’Etat. En attendant, un effort intense et continu d’information, d’éducation sociale et de vigilance continue de la part de l’autorité publique autant que de la part de la société civile doit être entrepris dès aujourd’hui. A cet effet, et pour éviter les polémiques inutiles et les encombrantes surenchères des professionnels de l’obscurantisme religieux, il est essentiel que des éléments pertinents et strictement objectifs sur la dimension religieuse de la matière soient remémorés et immédiatement versés au débat. En un mot comme en cent, la question est la suivante : qu’est-ce que réellement le Coran a dit au sujet des droits successoraux de la femme musulmane et au sujet des relations de l’Islam avec les autres religions? Voici notre modeste contribution.
I – L’inégalité successorale en Islam
Elle n’est pas une spécialité du monde musulman ni de la religion musulmane. Elle remonte à la Jahilya, aux temps préislamiques. Précisément, c’est cette injustice que le Coran a voulu éliminer, ou tout au moins, réduire. Il a été le premier des religions anciennes – et le seul des religions révélées - à le faire. A cet effet, il a posé le principe de l’égal droit de l’homme et de la femme à recevoir une part (nacib) de l’héritage (sourate «Les Femmes», verset 7). Il a ensuite pris la précaution, si indispensable dans un milieu sociologique aussi retors que le monde sexiste et discriminatif de la Jahilya, de fixer des parts (les farayedhs) pour la répartition de la succession (v. notamment la sourate «Les Femmes», le verset inaugural 11 et le verset 33 : «Pour chacun d’entre vous, sont prévus des héritiers légaux…Que chacun reçoive la part qui lui revient …»). Une véritable guerre s’est alors déclenchée contre cette révolution; nous n’en décrirons pas ici le déroulement. Après de longues polémiques et le Coran ayant révélé les prescriptions définitives de Dieu, le Prophète a été amené à mettre fin à ces revendications en énonçant un verset révélé pour la circonstance : «Toutes ces prescriptions vous sont imposées par Dieu …».
Cependant, et pour calmer le jeu, il a fait des concessions aux partisans des coutumes de la Jahilya en admettant le maintien du vieux système des donations (al-ouassyia) et en lui donnant, à quatre reprises dans la même sourate «Les Femmes», la précellence sur les farayedhs. Les fukahas, qui craignaient que le système de la ouassiya ne soit utilisé pour tourner le système des faraydhs et, surtout, pour tourner les coutumes discriminatoires en matière successorale qui frappaient les femmes, ont tout fait pour le discréditer. Ils ont - seule arme produite à ce sujet - fait état d’un hadith attribué au Prophète selon lequel il serait interdit d’allouer à un héritier plus que la part qui lui revient légalement et de ce fait, la ouassyia a été abandonnée comme étant contraire à la … Shari’a (qu’ils ont eux-mêmes fabriquée !).
Or, il est évident que l’on est là en présence d’une considérable tromperie commise sciemment par les fukahas par complaisance pour les grandes fortunes et pour les puissants. Il est, en effet, inadmissible pour tout musulman de bonne foi qu’un simple hadith – à supposer qu’il soit authentique - vienne contredire et annuler la Parole divine, de surcroît à quatre reprises clairement réitérée par le Saint Coran. Une lecture objective du Coran montre que rien n’interdit au musulman de compenser les inégalités de distribution de l’héritage par la voie de l’attribution d’une juste donation, qui peut prendre en considération diverses situations familiales particulières qui méritent de sa part un réajustement des répartitions successorales. Dans le droit moderne, des encouragements fiscaux peuvent être décidés en vue de faciliter le passage en souplesse d’un régime discriminatoire injuste et archaïque à un système successoral adapté aux structures sociales modernes et aux exigences des réalités et de la vie moderne.
II - Mariages et héritages interdits
Voilà encore un cas de dénaturation, lourde de conséquences, des prescriptions du Coran par les fukahas. L’extrémisme est, ici, poussé jusqu’à ses dernières limites. Ici, il a consisté pour les fukahas, dans une totale inconscience des conséquences effroyables qui découleront de leur dogmatisme religieux, de poser les fondements d’une relation d’éternelle hostilité et de guerre entre la communauté musulmane, d’une part, et les autres religions – particulièrement, les autres religions révélées-, d’autre part. Nous ne parlons pas ici de l’opposition historique entre ‘Dar al-Islam’ et ‘Dar el-Harb’, fabriquée par les fukahas. Nous parlons plutôt de relations matrimoniales et patrimoniales entre musulmans et non-musulmans. La doctrine traditionaliste a établi au nom de l’Islam un véritable blocus et un éternel mur d’hostilité avec les fidèles de ces religions, pourtant reconnues par le Coran et admises comme faisant partie de la même famille de religions que l’Islam. Le dogme islamiste est, ici, l’interdiction des mariages avec les non-musulmans (A) et l’interdiction de l’héritage entre musulmans et non-musulmans (B).
A - Mariage mixte
La question posée ici est de savoir si le mariage entre musulmans et non-musulmans (le mariage mixte) est, ou non, autorisé en Islam? Commençons par rappeler que d’après les fukahas traditionnels, la réponse à toute question de droit doit, naturellement, être trouvée dans le Coran, source suprême du droit en Islam. Mais, devrait-on ajouter, cette réponse doit aussi rester dans les limites des prescriptions du Texte sacré. Or, était-ce bien le cas, avec la Shari’a, développée par les fukahas ? Il semble bien que non. Ici comme dans le cas de l’héritage (entre musulmans) évoqué plus haut, la discrimination au détriment de la femme est voulue et systématiquement organisée, toujours au nom de l’Islam, et au nom même du Coran. Or, qu’en est-il des prescriptions du Coran? Nous distinguerons, comme le veut le Coran, deux cas : le mariage avec le muchrik (le païen), d’une part, et, d’autre part, le mariage avec une personne appartenant aux Ahl al-Kitab (les gens du Livre).
a - Le mariage avec les païens : le Coran dit très clairement que les musulmans ne doivent pas épouser des païens « tant qu’ils ne se seront pas convertis à l’Islam » et cette règle vaut aussi bien pour l’homme que pour la femme (sourate « La Vache », verset 221). Cependant, si, d’après le Coran, le principe de l’interdiction –dans les deux sens – est indiscutable, c’est au niveau de la définition du muchrik que, par le fait des fukahas, le problème va se poser. Selon le sens qui lui est très généralement donné, ce terme muchrik désigne limitativement les associationnistes ou polythéistes. Tabari nous rappelle que dès les premières années du développement de la dogmatique traditionaliste, ce terme a, par une interprétation d’un extrémisme extravagant, été étendu à tous les non-musulmans, et notamment aux chrétiens, aux juifs, aux sabéens, aux zoroastriens, et à toute autre religion ou secte non musulmanes. On mesurera l’étendue de ces interprétations abusives du Coran au double fait que, du temps du Prophète, les musulmans n’ont pas dédaigné de se marier avec des chrétiennes ou avec des juives – et cela a été le cas pour le Prophète lui-même -, et que cette confusion extrémiste entre Ahl al-Kitab et Al-Muchrikun a été rejetée même par certains des maîtres de la doctrine traditionaliste, comme le regretté T. Ben Achour.
b - En fait, cette confusion était inventée et sciemment entretenue par les fukahas pour viser les juifs et les chrétiens, considérés comme les ennemis jurés des musulmans. Or, il se trouve que le Coran a expressément évoqué le mariage mixte avec les Ahl al-Kitab dans la sourate « Al-Maïda » (La Table Servie), verset 5. Par ce verset, il autorise explicitement les musulmans à se marier avec des femmes de Ahl al-Kitab, mais à condition qu’elles soient « chastes… et sous réserve de les doter et de vivre avec elles en une union régulière ». Cette disposition n’était évidemment pas faite pour plaire aux fukahas et ces derniers, malgré la clarté du verset, ont tout fait pour déconseiller ce mariage mixte et pour le condamner comme contraire à la Shari’a. Mais surtout les fukahas ont trouvé leur pain bénit dans le silence du Coran pour ce qui est du mariage de la musulmane avec le non-musulman : ce silence a été alors interprété par les fukahas comme étant une interdiction dirimante et absolue! Sur quelle base, donc ?… Sur la base de cette proclamation au ton sexiste/phallocratique très prononcé, de Omar Ibn al-Khattab, selon laquelle «le musulman peut épouser la chrétienne mais la musulmane ne peut épouser un non-musulman’ (i. e. : Nous prendrons leurs femmes mais nous ne leur donnerons pas les nôtres !) …Les fukahas ont pris cette opinion d’Ibn al-Khattab pour une décision impérative en feignant d’oublier qu’il ne s’agit que d’une simple opinion individuelle, à laquelle il n’est attaché aucune sacralité et surtout en s’abstenant, comme en bien d’autres occasions, d’évaluer les inévitables retombées négatives et désastreuses que cette déclaration de guerre– purement gratuite – ne manquera pas d’avoir sur les relations entre les religions considérées… Il eût été pourtant possible et parfaitement conforme à l’esprit de l’Islam et de surcroît très avantageux pour la bonne entente entre ces trois religions révélées et issues de la même paternité de faire preuve d’une plus grande flexibilité dans l’interprétation des cas de silence coranique, en faisant application du principe si généralement prisé par les fukahas, du raisonnement par analogie (le fameux kias), qui, par l’extension du précédent permissif du verset 5 de la sourate «La Table Servie» au cas non expressément codifié par le Coran, aurait laissé une porte ouverte et aurait fait confiance à la liberté de conscience de chaque musulman de se marier ou de ne pas se marier avec une personne n’appartenant pas à sa propre religion…
B - Mixité en matière successorale
Comme chacun sait, le Coran n’est pas un code de droit complet et cohérent, ni n’était destiné pour être cela, comme cela fut le cas plusieurs siècles auparavant pour les législations de Hammourabi, pour les codes juifs ou pour les codifications romaines. Il n’est donc pas étonnant que le Coran ne contienne nulle part une quelconque législation pour toutes les questions successorales et plus particulièrement pour les successions entre musulmans et non-musulmans. Les fukahas ne vont pas se gêner pour suppléer prestement cette lacune. Ils vont décréter qu’il n’y aura pas d’héritage entre musulman et non-musulman. Selon eux, cette interdiction est fondée sur le consensus (al-Ijma) des docteurs de la Shari’a et – ajoutent-ils -, fondée, elle-même, sur le hadith. A cet effet, ils attribuent au Prophète un hadith taillé dans le roc et selon lequel «le musulman n’hérite pas du mécréant, et le mécréant n’hérite pas du musulman».
Il est déconcertant de faire, dans une matière aussi limitée que les droits matrimoniaux et patrimoniaux évoquée ici, le constat répétitif de la désinvolture avec laquelle les fukahas font et défont les lois de la Shari’a, toute placée, selon eux, sous l’égide du Coran. Le cas de la succession entre musulmans et non-musulmans nous fournira l’illustration de ces graves défaillances méthodologiques de la doctrine traditionaliste. En effet, pour fonder cette interdiction d’héritage, les fukahas font appel au consensus (al-Ijma’), mais ils éprouvent le besoin de l’appuyer sur un hadith attribué au Prophète (encore une fois, ce hadith est-il authentique ? Est-il possible d’établir cette authenticité ?). Or, et en laissant de côté cette question, au moins trois interrogations vont se poser au sujet de ces affirmations des fukahas : d’abord, si ce hadith est authentique, pourquoi donc invoquer le consensus, superflu devant un hadith ? Ensuite, en laissant cette question, et en admettant que le hadith et le consensus soient effectivement établis, la question restera toujours posée de savoir quelle normativité (al-hukmia) ils peuvent avoir, même ensemble, s’ils ne tirent pas leur fondement de la source suprême du droit musulman qui est, selon les fukahas, le Coran? La réponse ne peut être que hasardeuse et incertaine…Les réflexions qui précèdent sont extraites d’une étude qui va être publiée prochainement. Mûries à la suite de deux ans de recherches, elles ont une prétention strictement académique. Nous avons cependant pensé en donner la primeur aux lecteurs de Leaders pour éclairer un aspect limité du débat lancé récemment et qui semble devoir prendre dans les prochains mois une ampleur toute particulière.
Ce qui s’est passé dernièrement nous a donné le sentiment que quelque chose de très profond et de très grave a bougé, et nous a aussi donné le pressentiment que quelque chose va irrémédiablement s’écrouler et, par une immense onde de choc, emporter bien des citadelles, bien des symboles, bien des échafaudages en carton-pâte, et bien des mythes et des mensonges. Car, autrement, pourquoi avoir évité le débat, pourquoi avoir fui le combat ? La bataille, aujourd’hui engagée, sera la bataille qui fera ce siècle….
Sadok Belaîd