Le parcours peu commun d'un réfugié syrien d'Alep à Rennes
Illustrant l’œuvre que le photographe Carlos Freire a consacrée en 2004 à la cité d’Alep, le poète Adonis écrivait: « Comment vas-tu donc affronter cette ville, Alep, aux sept mille années de mémoire ? », m’ont demandé les pierres calcaires, blanches, jaunes ou noires, tandis que je les découvrais sous forme de façades, d’arcades ou de colonnes…
Et l’écriture m’a rappelé à l’ordre:
Tu ne pénètres les choses
Qu’à travers une plongée aux tréfonds de toi-même ».
C’était à ces mots que nous songions quand nous avions, pour la première fois, en 2008, foulé le sol de cette ville mythique, Alep El Shahba, Alep la Fière, pour participer à un colloque organisé par le Département de français à l’Université d’Alep. Il nous fallait, comme tout être désireux de «pénétrer les choses», effectuer «une plongée» au plus profond de nous-mêmes. A vrai dire, cette «expérience», nous l’avions déjà ressentie quelque peu, la veille, dans Palmyre. Mais cette cité morte, malgré son nom mythique et ses ruines imposantes, n’avait alors suscité en nous que tristesse et nostalgie. Alep, en revanche, c’était la ville «aux sept mille années de mémoire», le passé et l’avenir, la joie de vivre ; une ville animée, trépidante, de jour comme de nuit. Elue «Capitale de la culture islamique» en 2006, Alep était également la cité des mélomanes avertis, le foyer du tarab par excellence. C’est dans Alep, à Bab Qennesrine, qu’a résidé le célèbre cithariste, directeur de l’Ensemble El Kindi, Julien Jalel-Eddine Weiss.
Des années ont passé depuis ce colloque et nos souvenirs d’Alep commençaient à s’estomper quand un livre au titre révélateur, Je viens d’Alep, paru récemment en France nous interpella vivement. Encore, me dis-je, un témoignage bouleversant sur le sort malheureux et la fuite éperdue des familles syriennes et irakiennes disparues en mer ou ballotées sur les routes européennes. Mais en feuilletant ce livre, quelle ne fut ma surprise lorsque j’ai découvert que son auteur, qui vit aujourd’hui à Rennes, n’est autre qu’un jeune étudiant syrien rencontré lors de ce colloque. Seul le prénom a changé : Joude au lieu de Jihad ( ou Jehad, en anglais). L’explication se trouve à la page145:
«…Ce soir de l’attentat (de l’aéroport de Bruxelles) nous avons une drôle de conversation. Elle (Laurence, une bénévole française rencontrée en Grèce) me dit : « Jihad, nous sommes tous traumatisés par cet attentat. Tout le monde a peur. Tu sais, c’est terrible, pour nous, le mot Jihad est associé aux terroristes. Nous les appelons les « Jihadistes ». Jihad, tu devrais changer ton prénom, au moins sur Facebook. L’islamophobie gagne en Europe. Il faut que vous soyez prudents.»
Divisé en dix-neuf courts chapitres, portant non seulement sur l’itinéraire suivi par le personnage central, mais également sur les diverses phases de la guerre en Syrie, cet ouvrage a pour point de départ une scène atroce:
«..Le 15 avril 2015…Sur le trottoir, un grand chien efflanqué, galeux, au poil ras marron foncé, serre quelque chose dans sa gueule. Contrairement à ce que j’ai d’abord cru, ce n’est pas un rat, on dirait plutôt une sorte d’animal à poils longs que le chien ne lâche pas et secoue dans tous les sens. Mais les poils sont des cheveux et l’animal est une tête. Une tête humaine!». (p.16)
Il faut dire que depuis 2011, à la suite du Printemps arabe, la guerre faisait rage à Alep, particulièrement dans les quartiers populaires à l’est de la ville. Jihad qui vivait là, dans la maison paternelle, ne voulait pas « choisir entre le dictateur qui ne connaissait que la voie des armes et les rebelles très vite noyautés par les extrémistes islamistes qui bombardaient et détruisaient (sa) belle ville » (p.14). Fuyant les bombardements et les check-points, il avait finalement trouvé refuge avec toute la famille, à Ariha, une charmante, petite localité, à 70 km. , à l’ouest d’Alep, nichée dans la montagne, parmi les cerisiers. Là, auprès de sa jeune femme Aya, alors enceinte de Zaine Alsham, le jeune homme crut un instant revivre. Mais la crainte de la conscription commencée en 2014, et les combats qui s’approchaient de plus en plus d’Ariha, obligèrent le jeune homme à quitter la Syrie.
De la première destination, Istanbul, à la dernière, Rennes, tout au long de ce périple, Jihad fera preuve d’une volonté de puissance hors norme, conjuguée à une mémoire cristallisant une infinité de souvenirs, souvent des plus terribles Ainsi en est-il, par exemple, du franchissement de la frontière turque:
« Tandis que j’avance en rampant, j’aperçois soudain, à ma droite, deux soldats turcs et deux autres à ma gauche qui semblent regarder dans ma direction. Ni une ni deux, toujours couché, je me débarrasse de mon sac… je me redresse et me mets à courir comme un malade entre les herbes hautes, complètement paniqué. La veille, au même endroit, un Syrien a été abattu. Par chance, il y a une sorte de grand trou creusé dans la terre, je me jette dedans et j’attends sans bouger ». (p.108)
Ou encore l’angoisse de la traversée de la mer Egée, la nuit, en plein hiver, de Didim, au sud d’Izmir, à l’île grecque de Farmakonissi, avec sa femme et son bébé, qui l’avaient rejoint à Istanbul quelques semaines auparavant:
«- Tu sais, Jihad, si le bateau chavire et que nous tombions à l’eau, je crois que je pourrais nager. Mais je ne pourrais pas m’occuper de Zaine Alsham, il faudra que tu la prennes dans tes bras.
- Le bateau ne chavirera pas.
- Oui, mais s’il coule.
- Ne t’en fais pas…
- Tu crois que tu pourras nager avec le bébé?
Toute la nuit nous avons envisagé les scénarios les plus fous.» (p.114)
Outre, la technique narrative et la description directe, le lecteur a droit en plus à une fresque sociale en temps de guerre: l’attitude traditionnelle dictée par les conventions sociales et religieuses de l’époque, le contrôle des coutumes sexuelles, et surtout la réalité socio-politique syrienne sous la présidence de Bachar al-Assad.
Dans cette entreprise qu’est la remémoration de la violence et la réactivation de souvenirs pénibles, toute écriture est susceptible d’entrouvrir aussi bien des espaces imaginaires que des messages indirects.
Nous citerons pour exemple Les Exilés de la mémoire, un roman partiellement autobiographique où l’auteur, l’écrivain mexicain Jordi Soler, prend prétexte de la défaite des républicains espagnols en 1939, et de la tragique Retirada, pour véhiculer, par fiction interposée, un message qui fut largement entendu depuis. En effet, par devoir de mémoire, la ville d’Argelès, en France, a décidé de ne plus occulter l’existence de ce camp de concentration où Arcadi, le grand-père de Jordi Soler, connut les pires exactions, et même de construire un musée sur son emplacement.
Puisse cet ouvrage, Je viens d’Alep, Itinéraire d’un réfugié ordinaire, lui aussi, réveiller les consciences et véhiculer un message de paix et de tolérance.
Joude Jassouma avec Laurence De Cambronne, Je viens d’Alep, Itinéraire d’un réfugié ordinaire, Allary Editions, Paris, 2017, 222 pages.
Rafik Darragi