Kais Sellami : Youssef Chahed doit penser et agir Digital
«Il est grand temps que le Chef de gouvernement comprenne l’importance du numérique pour le développement de l’économie tunisienne en tant que levier essentiel de changement dumodèle économique et agisse en conséquence.» C’est ce qu’affirme Kais Sellami, président de la Fédération nationale des Tics et membre du bureau exécutif de l’UTICA. Nullement concerné personnellement par le remaniement ministériel en gestation, il déplore vivement, dans une interview à Leaders, l’absence jusque-là de véritables grands projets de transformation digitale et, d’une manière plus générale le retard de la mise en œuvre de la stratégie Tunisie Digitale. Plus encore, Sellami regrette que le conseil stratégique d’économie numérique ne tienne pas de réunions périodiques, la dernière remonte à loin.
Vous ressentez une «marginalisation du secteur des Tics» par les pouvoirs publics. Qu’est-ce qui vous laisse penser?
Les constats sont nombreux. Pour être franc avec vous, la situation des Tics est assez désastreuse. Je vous laisse en juger par vous-mêmes:
- Aucune réalisation de vrais projets de transformation digitale qui touchent les secteurs économiques, sauf quelques études (eSanté, eCulture, eTourisme…), sinon des projets tombés infructueux (CNAM, Cartographie numérique…). Pas de cohérence non plus dans les études projets des divers départements sectoriels (cas des identifiants «uniques»).
- Presque aucun projet e-Gov n’est lancé pour la transformation digitale de l’administration, à part des études préliminaires, pourtant un programme SmartGov présenté en grandes pompes il y a plusieurs mois.
- Même avec les 5000 emplois annoncés au niveau Smart tunisia, le nombre d’emplois créés dans le secteur s’avère très réduit par rapport aux 80 000 emplois initialement prévus sur 5 ans (2013 à 2018).
- Taxes supplémentaires qu’on veut imposer sur les biens et services nécessaires au numérique.
- Le Fond des TIC qui devait être alloué au secteur ne l’a jamais été car soumis aux «vetos» du Ministère des Finances qui a besoin d’argent pour combler les caisses «de la consommation».
- Réunions du Conseil Stratégique de l’Economie numérique non régulières : une seule réunion tenue depuis un an, en février, alors que ça devait se faire tous les 3 mois et on devait justement décider depuis le mois de Mai de la création d’une instance nationale qui a autorité pour la gouvernance du numérique.
- Problèmes perceptibles de coordination dans la gouvernance entre le Ministère des TIC et son Opérateur Telecom historique, qui a un impact direct sur le bon fonctionnement de l’Opérateur de l’Etat et indirectement sur le secteur.
Vous ne pouvez pas nier que beaucoup a bien été fait, ne serait-ce que durant ces dernières années?
Sans doute! La Fédération des TIC de l’UTICA, y a beaucoup contribué en synergie avec les autres acteurs. Depuis 2012,elle n’a cessé de militer avec tout le secteur privé et la société civile afin que le Digital soit compris et considéré à sa juste valeur. Un vrai dialogue public-privé a été instauré, un Ministère de «l’économie numérique » créé, une stratégie Tunisie Digitale élaborée,un Conseil National Stratégique pour l’Economie numérique tenu sous la présidence du Chef de gouvernement, regroupant autant de ministres que de représentants du secteur privé –ce qui est une première dans la région. Mais tout cela reste encore au stade des concepts, des organes, du marketing, de la stratégie sinon des études. Plusieurs gouvernements se sont succédés et aucun n’a pu enfin délivrer, mettre en exécution ces dizaines de projets de digitalisation (au moins 60 identifiés) qui vont transformer le pays et la vie quotidienne du citoyen tunisien, mais aussi créer des dizaines de milliers d’emplois.
Alors pourquoi ça ne fonctionne pas?
Au-delà des évènements, conférences, séminaires où on ne finit pas de vanter les avantages de la Tunisie et ses ressources humaines –nous devons évidemment le faire pour attirer ce qu’on peut comme partenaires internationaux-, aujourd’hui encore, et malgré la prédisposition du secteur privé et son expérience internationale, le gouvernement n’est pas capable de délivrer du numérique.
Que demandez-vous au juste à Youssef Chahed?
C’est d’être conscient que le numérique n’est pas juste «une technologie», ce n’est pas un « secteur vertical», ce n’est pas réduit à de «l’informatique» ni à des «télécoms», ce n‘est pas «une mode» non plus. Le Numérique Aujourd’hui -et depuis déjà Hier- est un levier transversal pour l’état, pour l’économique et le social du pays, c’est un «Etat d’esprit», c’est une «Politique» qui doit être portée au plus haut niveau de l’Etat. Le Chef de gouvernement devrait porter, auprès de lui directement, le sujet du numérique, quelques soient les personnes qui sont derrière. Le Département de «l’Economie numérique», qu’il soit le Ministère ou le Secrétariat d’Etat devrait être directement rattaché et délégué auprès du Chef de gouvernement, c’est ainsi qu’il aura l’autorité et les prérogatives nécessaires pour introduire le numérique et assurer une transformation digitale pilotée et cohérente dans les divers secteurs économiques, les institutions, et au niveau de toute l’administration tunisienne.
Vous aurez pu vous adresser au ministre de tutelle, sans devoir interpeller nécessairement le chef du gouvernement?
Ça n’aurait pas suffi! C’est en effet le plus haut niveau de l’Etat qui doit réfléchir et agir Digital, au plus vite, car la Tunisie n’a plus le choix, et finira par rater le train du développement, si ce n’est trop tard et si elle ne se saisit pas maintenant…