L'initiative sur l’égalité dans l’héritage était-elle opportune ?
Qui d’autre que BCE aurait eu, en ces temps troubles, le courage, que dis-je, l’audace, d’ouvrir la boîte de Pandore de l’égalité dans l’héritage en Islam ? En 1400 ans, personne n’avait osé y toucher. Bourguiba, grand émancipateur de la femme tunisienne devant l’Eternel, s’y était essayé dans les années 70 avant de se raviser devant le tollé provoqué par son initiative. Aujourd’hui, c’est son épigone, qui remet l’ouvrage sur le métier en lui adjoignant le mariage de la musulmane avec le non musulman, avec, peut-être l'espoir secret de dépasser le maître.
Le 13 août,lorsque le président de la République fait son entrée dans la grande salle du palais de Carthage, l’assistance relativement clairsemée (des militantes féministes avaient boycotté la cérémonie, reprochant au président de la République...de n’avoir pas tenu ses promesses électorales vis-à-vis des femmes) était à mille lieues de penser qu’elle allait vivre un moment historique. Se détachant du texte qui lui a été préparé, le chef de l’Etat improvise un discours de près d’une heure. L’histoire en retiendra, probablement, deux mesures : la création d'une commission chargée de plancher sur «une réforme de plusieurs dispositions du Code du statut personnel en vue de consacrer l’égalité entre les citoyennes et les citoyens conformément aux préceptes de l’Islam et aux dispositions de la Loi fondamentale » et l’annulation d’une circulaire remontant à 1973, en vertu de laquelle il est interdit à une musulmane d’épouser un non-musulman, devant mettre fin à une hypocrisie tunisienne qui a duré 44 ans : il suffit au conjoint non musulman de prononcer la profession de foi (chahada) devant le mufti de la république pour être reconnu comme musulman.
A peine, la commission a-t-elle entamé ses travaux que le débat est déjà lancé. En fait de débat, il s'agit d'une véritable levée de boucliers dans la plus pure tradition des controverses à caractère religieux où les invectives et les anathèmes tiennent lieu d'arguments. On y reconnaît d'ailleurs des réminiscences de la polémique qui avait entouré la visite de Bourguiba en Egypte, en mars 1965. A l’époque du nassérisme triomphant, parler de négociations avec «l’entité sioniste» relevait du blasphème. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts du Nil : la guerre d'octobre 1973, la paix séparée avec Israël, «la répudiation» du panarabisme après la mort de Nasser. Mais une seule institution n'a pas changé : El Azhar qui se présente comme l'instance suprême de l'islam sunnite et ses cheikhs qui s'estiment aujourd'hui investis d'une mission quasi divine: s'en tenir aux textes, rien qu'aux textes en l'occurrence le Coran et la charia et en réduisant au minimum le travail d'interprétation.
Chroniqueur du Canard enchaîné dans les années 60 et 70, Henri Jeanson se targuait, sur le ton de la plaisanterie, de critiquer des films qu’il n’avait pas vus «pour ne pas être influencé». Quand les imams de la Zitouna dénonçaient dans les années 30, le livre de Tahar El Haddad sans l'avoir lu, un adversaire de Haddad a bien résumé cette position هذا على الحساب حتىنقرأ الكتاب) certainement pour ne pas être ébranlés dans leurs convictions ou quand ils refusent aujourd'hui à la suite des cheikhs d'El Azhar jusqu’à débattre de l'égalité homme/femme ou du mariage avec un non musulman, sous le prétexte fallacieux que les «textes sont clairs et ne peuvent pas donner lieu à exégèse» (une manière de fuir le débat), ils se positionnent résolument dans le droit fil du courant de pensée dominant de l'islam d'aujourd'hui, celui d'Ibn Taymiya et sa grille de lecture étriquée du coran.
Béji Caïd Essebsi a eu le mérite de faire bouger les lignes en suscitant un débat sur une question religieuse, donc à forte charge émotionnelle. Mais il voit se dresser contre lui, une partie importante de l'opinion publique arabe et tunisienne, à telle enseigne que même les parties qui avaient toujours défendu cette égalité ont mis du temps à se manifester à en juger par les réactions tardives et embarrassées de certaines associations qui se sont montrées sceptiques quant à son opportunité comme l'Ugtt. Procrastination, quand tu nous tiens.
BCE a-t-il choisi le bon moment pour lancer son initiative ? Il se trouve que les critiques qu'on lui fait ressemblent à s'y méprendre à celles-là mêmes qui avaient été utilisées contre Bourguiba en 1956 lorsqu'il promulgua le CSP. Bourguiba avait tenu bon, même si le pays était au bord d' une guerre civile. Son argument massue : quand il s’agit de réparer des inégalités flagrantes, il n’est jamais inopportun de s'y attaquer. En tout cas, BCE est trop avancé aujourd'hui pour reculer. Alea jacta est.
Hédi Béhi