News - 07.07.2017

Risque d’embrasement du voisinage sud de la Tunisie : analyse géopolitique

Risque d’embrasement du voisinage sud de la Tunisie : analyse géopolitique

L’impératif sécuritaire

Le statut d’allié majeur hors OTAN, répondant à la nécessité inédite et absolue pour la Tunisie d’une garantie de sécurité dans un voisinage tourmenté, met en alerte les pays de la région sur une plus grande pénétration des puissances de l’OTAN sous des masques détournés et d’une emprise de plus en plus profonde de l’OTAN dans le théâtre nord-africain. L’ancrage démocratique de la Tunisie et la configuration inédite depuis l’indépendance du pays de son voisinage géopolitique la plaçant dans une situation de grande vulnérabilité dictent cette alliance dépassant la dimension purement sécuritaire et militaire. En effet, en l’absence d’un système de sécurité collective à l’échelle maghrébine contrarié par la rivalité de leadership entre l’Algérie et le Maroc, Tunis n’a d’autre choix que de se tourner vers un parapluie ou bouclier géopolitique occidental d’essence politique et sécuritaire suffisamment convainquant et dissuasif (OTAN à élargir aux 5 pays de l’arc latin du dialogue 5+5 Défense et à l’Allemagne).

Contexte et impact sur la Tunisie

Les acquisremarquables enregistrés par la jeune démocratie tunisienne marquant une avancée historique dans la région sont directement menacés par un environnement géopolitique en restructuration amplifiant les lignes de fractures et les vulnérabilités intérieures. Le voisinage maghrébo-sahélien, durablement déstabilisé, projette un large spectre de menaces susceptibles d’amplifier les risques menaçant le processus démocratique tunisien : fragmentation du Maghreb, percée de l’islamisme radical et du jihadisme, éclatement d’un foyer d’instabilité durable au Sahel menaçant la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme, profonde déstabilisation de la Libye déstructurant l’Etat et érigeant le pays en épicentre de la menace terroriste et criminelle, dissémination et prolifération des armes légères et lourdes aux frontières, incertitudes économiques et politiques quant à l’avenir de l’Algérie, course à l’armement initiée par l’Algérie depuis 2006, enracinement du crime organisé transnational et généralisation de l’économie informelle, gel du Grand Maghreb aggravant sa dépendance économique et stratégique, fragilités économiques et probable reconfiguration géopolitique de l’Europe et balkanisation en cours de la scène moyen-orientale, constituent autant de défis cruciaux pour la Tunisie aspirant à consolider son ancrage démocratique.

Dans ce contexte, l’analyse et la compréhension des dynamiques géopolitiques qui animent le voisinage de la Tunisie – le théâtre maghrébo-sahélien – s’érigent en impératif de bonne gouvernance. Elles nous prémunissent contre les menaces susceptibles d’enrayer la transition démocratique et la réforme de l’Etat.

Sahel, Maghreb et Méditerranée forment des espaces conjugués avec des développements coordonnés inhérents à leur histoire et à leur géographie communes, caractérisés par de fortes interdépendances et aux destins intimement liés. Plus globalement, ces théâtres constituent une même matrice travaillée par des forces et des logiques communes : la sécurité de l’un est étroitement liée à la sécurité des autres et réciproquement. C’est ainsi que « la Méditerranée connaît aujourd’hui une vraie question nord-africaine connectée étroitement à une vraie question sahélienne »(1) . Dans cette configuration, chacun possède son sud : les Européens ont un sud, le Maghreb, et le Maghreb a un sud, le Sahel : tous ces sud sont intimement liés.

Ainsi, pour l’ensemble des pays riverains de l’océan sahélien, la façade saharienne est à la fois une préoccupation de sécurité et un défi de développement. Afin d’éviter d’être dépossédés des clefs de notre destinée, il nous appartient de gérer en bonne intelligence ces espaces que nous avons en partage.

Terrorisme, trafics en tout genre, crime organisé transnational, migrations, etc. constituent des menaces transnationales gommant les frontières, souvent artificielles, de l’océan sahélien et dictent des réponses stratégiques communes.

Mis en perspective historique, les événements secouant le sud tunisien  marquent une montée en puissance de logiques déjà à l’œuvre susceptibles de porter atteinte, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, à la cohésion nationale et à l’unité et intégrité territoriales du pays: depuis les années 2000, croissance exponentielle de la contrebande à la frontière libyenne et algérienne créant progressivement une verticale échappant économiquement au contrôle de l’Etat, désobéissance civile et crise du bassin minier de Gafsa en 2008, révolution de 2011, prise en otage des ressources phosphatées portant atteinte à un secteur stratégique pour l’économie nationale, campagne « Winou El petrol », etc. avec le risque, à l’avenir, d’extension à l’eau et aux produits alimentaires. Ces événements révèlent des lignes de fractures intérieures susceptibles d’être exploitées opportunément par des acteurs intérieurs et extérieurs poursuivant des agendas politiques, criminels, mafieux et terroristes aspirant à l’échec de la transition démocratique tunisienne. Dans le reste de la région maghrébo-sahélienne où subsistent des minorités individualisées (Amazigh, Touaregs et Toubous), la problématique se pose en tant que facteur structurel de l’intégration nationale et de la construction de l’Etat. La Tunisie, en dépit de ces soubresauts, se distingue néanmoins dans le tableau régional par une unité nationale forte et éprouvée. Néanmoins, les derniers événements ont mis à jour des vulnérabilités et des lignes de fracture oubliées depuis l’indépendance.
En définitive, les tensions et les menaces projetées par l’insécurité endémique caractérisant le théâtre sahélien ne peuvent plus être considérées comme périphériques ou étrangères à la sécurité nationale tunisienne : l’impact transcende les frontières algériennes et libyennes et menace directement la Tunisie sur l’ensemble de son territoire.

Ce voisinage géopolitique tourmenté, en reconfiguration et caractérisé par une forte sismicité dicte une prise de conscience de la nécessité d’études géopolitiques et prospectives rigoureuses livrant les clefs d’intelligibilité et de compréhension des dynamiques à l’œuvre et permettant l’anticipation des menaces et des crises par la mise en place de tableaux de bord d’alerte et de veille stratégique.

Le Sahel africain sous le feu des projecteurs

Conceptualisée dès 2015, les chefs d’Etats des cinq pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina Faso) décident le 6 février 2017de doter cette organisation de coopération régionale d’une force militaire conjointe ayant pour vocation de lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée. Le sommet du 2 juillet 2017 tenu à Bamako au Mali marque le lancement de cette force de 5000 soldats avec pour objectif final de monter en puissance et d’atteindre les 10.000 soldats.Cette force devrait être opérationnelle à l’automne 2017. La présence à ce sommet du président français Emmanuel Macron visait à témoigner du soutien de la France à ce dispositif inédit et à marquer son engagement croissant dans ce théâtre jugé hautement stratégique.Via le dispositif Barkhane composé de 4200 soldats, la France a littéralement opéré un véritable maillage de la bande sahélo-saharienne. Sur fond d’exacerbation des rivalités quant à la sécurisation des ressources stratégiques, nous assistons à une militarisation croissante de cet espace organisant la transition entre le Maghreb et l’Afrique équatoriale : présence accrue des Etats-Unis suivant la stratégie dite du « Nénuphar », retour de l’Allemagne avec construction d’une base au Niger, présence italienne, ancrage de la Chine et dans une moindre mesure de l’Inde, de la Russie, de certains pays du Golfe, etc.

Parallèlement, l’Accord d’Alger signé le 1 Mars 2015 par une majorité des acteurs de la scène malienne tout en marquant une avancée significative vers un règlement de la crise malienne déstabilisant le flanc sud de la Tunisie piétine. Manifestant l’affirmation par l’Algérie de son leadership sur ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence ou pré-carré, cet accord, en ne s’attaquant pas aux racines profondes de la conflictualité malienne et sahélienne, n’apportera aucune solution durable. Décentralisation, réinsertion des rebelles du nord dans l’armée, promesses et divers programmes de développement économique des régions nord, etc. ont depuis des décennies démontré leurs limites et nourri rancunes et amertumes tenaces. Les mêmes causes engendreront les mêmes effets. Sans s’attaquer aux racines profondes de la conflictualité caractérisant cet espace, stratégique quant à la sécurité de la Tunisie, aucune sécurité durable ne pourra être instaurée.

Les racines du mal

L’espace sahélien, tourmenté, sous-administré et sous-défendu, est travaillé depuis longtemps par des lignes de fractures et des facteurs de tension justifiant, à la faveur de l’incubateur libyen, l’explosion de la crise malienne, risquant par effet de contagion de déstabiliser toute la zone. En tant que géopoliticien, je crois à la rémanence historique, c’est-à-dire à la nécessité d’inscrire les événements sur le temps long de l’histoire afin de ne pas se laisser abuser par le poids du présent et du sensationnel. Relativement aux événements secouant le Sahel, il convient de prendre de la hauteur tant le panorama stratégique est brouillé par l’actualité dont la guerre au Mali constitue l’épicentre.
La littérature arabe médiévale distinguait déjà en se référant aux anciens empires sahéliens, les notions de « bilad es Sibâ » (pays de la dissidence) et « bilad es Silm » (pays de la paix). Entre deux centres, il y avait toujours un espace d’indécision politique. En ce sens, historiquement, la zone sahélienne a toujours été une zone grise, c’est-à-dire un « puzzle » de bandes d’espace indécises oscillant, selon les rapports de forces, entre différents centres politiques stables et sédentarisés. Aujourd’hui, à travers l’étatisation introduite par la colonisation, l’impératif des frontières affaiblit, voire neutralise les modes traditionnels d’exercice du pouvoir sur ces espaces charnières et se traduit pour les riverains par des revendications de droit de passage et d’usufruit, autant de risques de conflits. Cet état de fait s’avère profitable à la pénétration et à l’évolution de groupes criminels.

L’espace sahélien, sous-défendu et sous-administré, est fragilisé par des forces centrifuges et des facteurs de tension justifiant, à la faveur de l’incubateur libyen, l’explosion de la crise malienne, risquant par effet de contagion de déstabiliser toute la zone.

Le théâtre sahélien, véritable polygone de crises, est travaillé par des lignes de fracture inscrites dans le temps long de l’histoire et qui continuent à produire leurs effets, et par des éléments plus récents amplifiant la vulnérabilité du champ.
La géographie même de cet espace, dit désertique, favorise une remise en question des frontières coloniales ayant bouleversé les frontières ethniques et les équilibres traditionnels, notamment la libre mobilité des hommes et des biens, caravanes, commerce, transhumance et nomadisme. Le télescopage entre l’autorité étatique et l’autorité traditionnelle des populations nomades Touaregs, Toubous, etc. participe à l’explication du système de conflits que révèle notamment la crise malienne mais aussi la déstabilisation en cours de l’aire péri-tchadienne, la somalisation de la RCA (République Centrafricaine), etc.


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La plupart des États du Sahel – situés entre les latitudes 10° Nord et 20° Nord – sont caractérisés, dans leur architecture interne, par une fracture Nord-Sud qui traduit une opposition avant tout ethnique entre populations blanches, souvent arabisées, et populations noires. Ainsi, une véritable ligne de feu chargée d’histoire s’étendant de l’océan Atlantique à la mer Rouge brise en deux les Etats sahéliens. Au Mali, l’opposition fondamentale est celle des Blancs, Maures et Touaregs, et des ethnies africaines noires, les premiers dominant traditionnellement les populations du sud. La décolonisation, en attribuant le pouvoir aux populations du sud, a abouti à une inversion des rapports de domination. La rébellion est depuis lors nordiste et touareg. La fracture Nord-Sud, ancrée dans l’histoire et à la base d’une profonde conscience ethnico-tribale, a retardé la formation consensuelle de l’État-nation légué par la décolonisation. Les implications philosophiques de cette question sont lourdes de conséquences. Les Touaregs acceptaient-ils l’ordre post-colonial qui confère la suprématie des ethnies du Sud sur leur territoire ?De véritables murs d’incompréhension, parfois d’hostilité, ont longtemps bloqué la voie d’édification d’une véritable appropriation nationale, indispensable à l’émergence de l’État-nation. C’est sur cette réalité ethno-politique que prospère l’extrémisme islamiste.
Dans ce contexte, les représentations géopolitiques, c’est-à-dire les perceptions des acteurs, justes ou erronées, priment sur la réalité des faits. En ce sens, l’occupation de la ville de Gao par les islamistes extrémistes a réveillé parmi les populations noires le souvenir de la poussée musulmane venant du nord et surtout le démantèlement de l’empire Songhaï par le pacha Djouder au XVIème siècle en provenance du Maroc. Tant que cette problématique de fond ne sera pas posée de manière claire, sans dérobade, aucune solution durable à la stabilité de l’océan sahélien, et en particulier à la crise malienne, ne sera envisageable.Difficulté supplémentaire, le concept de démocratie tel que formulé par l’Occident, à savoir « un homme, une voix », est difficilement conciliable avec les réalités ethniques caractérisant le Mali. En effet, « la variante africaine de la démocratie fondée sur le « one man, one vote » est d’abord une ethno-mathématique donnant automatiquement le pouvoir aux plus nombreux, en l’occurrence les Noirs sudistes, ce que les nordistes ne peuvent accepter »(3) . Bernard Lugan souligne : « au Mali, les sudistes étant plus nombreux que les nordistes, ces derniers, en plus d’être forcés de vivre dans le même Etat que les premiers, sont condamnés à leur être politiquement soumis. D’où les révoltes continuelles dont les actuels événements ne sont qu’une résurgence »(4) .Jean Ping abonde en ce sens dans son dernier ouvrage « Eclipse sur l’Afrique : fallait-il tuer Kadhafi ? », « l’Afrique doit prendre son temps ; les Occidentaux qui « réagissent sous la pression des émotions et des passions immédiates qui emportent leurs opinions » sont trop impatients. L’Afrique a son rythme et ses fondamentaux : « Chacun sait que c’est l’ethnicité qui constitue l’élément le plus important dans les conflits internes en Afrique ». C’est pourquoi la démocratie ne peut y être implantée d’un coup. « Trop souvent en effet les élections en Afrique se sont malheureusement transformées en simples recensements ethniques… L’instauration de la démocratie est un processus d’une très grande complexité qui ne se décrète pas instantanément de l’extérieur, comme du Nescafé et du prêt-à-porter ».
Nous pouvons citer d’autres facteurs : l’opposition centre-périphérie et l’impact du colonialisme. La colonisation n’a fait qu’instrumentaliser les rivalités entre les différentes ethnies et les peurs des plus vulnérables qui cherchaient à échapper à la pratique de la traite et aux razzias, afin d’ancrer et de consolider son emprise. Lors de la décolonisation, les antagonismes, les rivalités et les haines « en sommeil » émergent, plongeant le théâtre sahélien dans des guerres civiles ou des conflits dits internes. Les événements d’aujourd’hui en sont la conséquence directe car les nordistes ne s’assimilent pas aux Etats post-coloniaux tels qu’ils ont fonctionné depuis cinquante ans. Ils ne peuvent endosser indéfiniment la domination des populations du sud consacrée par la décolonisation.

Comme le souligne Hervé Juvin, « prenez l’exemple de la lettre que le chef des bambaras adresse au lieutenant-colonel Gallieni vers 1865 pour lui demander de protéger son peuple des attaques des Touaregs : vous avez très exactement le schéma de l’intervention militaire française Serval au Mali aujourd’hui ! ». Le fondamentalisme islamique n’est donc pas la cause du séisme sahélien, mais la simple surinfection d’une plaie ne pouvant être refermée que par le retour à un équilibre ethnique estimé équitable. La lutte contre le terrorisme en Tunisie et au Maghreb ne peut ignorer cette réalité sous peine de se fourvoyer.

A ces facteurs historiques s’ajoutent de nouveaux facteurs déstabilisateurs :
la défaillance politique et économique des États sahéliens, incapables d’assumer les attributs de la souveraineté sur l’ensemble de leur territoire ; la spéculation islamiste par des forces obscures qui sont loin de toute foi religieuse, encore plus de l’islam ; l’instrumentalisation des référents identitaires, ethniques et religieux, les sécheresses et les famines ; la pauvreté, la précarité économique et sociale et le manque de perspective d’avenir pour de nombreux jeunes désœuvrés ; l’effondrement des systèmes éducatifs, la forte croissance démographique (en 2040, la population sahélienne devrait doubler pour atteindre 150 millions d’habitants) ; la montée en puissance des trafics en tous genres, notamment du trafic de drogue en provenance d’Amérique Latine ; la prolifération d’armes légères alimentant les conflits, l’enracinement du terrorisme, la généralisation de la corruption et du népotisme, les rivalités et tensions entre États sahéliens, les ingérences des puissances extérieures instrumentalisant les facteurs de tension afin de mieux contrôler les richesses avérées et potentielles (pétrole, gaz, uranium, fer, or, cuivre, étain, bauxite, phosphate, manganèse, terres rares, etc.), les vulnérabilités environnementales attisant les tensions entre sédentaires et nomades, enfin les effets induits par la déstabilisation de la Libye.

L’ensemble de ces vecteurs de tensions est dopé par une importante circulation financière qui permet l’entretien d’équipements modernes et multiplie les espoirs de gain immédiat pour des prédateurs organisés.

Passé et présent interagissent ainsi et restructurent Méditerranée-Maghreb-Sahel-Afrique de l’Ouest selon de nouvelles lignes de force. Nul doute que la Tunisie sera directement impactée. Le Sahel africain concentre tout un système de conflits qui, à la moindre étincelle, éclatent en chaîne
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Le jeu des puissances

Progressivement, se dessine au Sahel un nouveau « Grand jeu » fait de manœuvres subversives et de manipulations où la duplicité et les stratégies de l’ombre sont la règle. Les développements inhérents aux bouleversements actuels ne s’arrêtent pas au seul Mali. L’appui du Qatar aux groupes islamistes témoigne d’un prolongement de la stratégie ayant déjà ciblé la Libye et la Syrie. La finalité de cette stratégie est de pousser jusqu’à son terme la logique politique du printemps arabe sur fond d’exploitation des richesses naturelles régionales. Les visées du Qatar risquent d’être entravées par la nouvelle stratégie américaine conceptualisée par le président Trump et par le blocus le ciblant piloté par l’Arabie Saoudite et ses alliés et engendrant son isolement depuis le 5 juin 2017.
Ainsi, les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et visent, à terme, une militarisation croissante et durable de la zone afin d’asseoir leur contrôle et d’évincer les puissances rivales (Chine, Russie, Inde, Brésil, Turquie, Iran, etc.). Ces puissances ont tout intérêt à favoriser l’émergence d’une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour le partage des richesses du Sahel. En outre, se positionner militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l’océan Atlantique à la mer Rouge offre la double faculté de peser sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest.
Plus précisément, fournisseur prépondérant d’énergie à l’horizon 2030, le Sahel suscite des rivalités pour le contrôle des gisements (lieux de production), enjeu majeur, mais également des itinéraires d’évacuation dessinant jour après jour une nouvelle géopolitique des tubes. Une superposition de la carte des conflits et des ressources est édifiante.
Deux projets assortis de dispositifs diplomatiques et militaires s’affrontent sur fond d’enjeux énergétiques au sein du couloir sahélien : un projet chinois visant à désenclaver les richesses pétrolières et minérales du Sahel à travers Port Soudan vers la mer Rouge suivant un axe horizontal depuis la Mauritanie (dans ce cadre s’inscrit la volonté de connecter le pétrole nigérien au pétrole tchadien), et un projet occidental visant à désenclaver les richesses à travers le Golfe de Guinée. Le projet de route de la soie porté par Pékin aspirant en Afrique à connecter l’Océan Atlantique depuis le Nigéria à l’Océan indien érige le Tchad en Etat pivot. Cette orientation exacerbera les rivalités de puissance. Ce double tropisme pourrait également être bouleversé par la puissance établissant son influence en Libye : la jonction entre les ressources libyennes et sahéliennes (éventuelle prolongation du Green Stream reliant la Libye à la Sicile vers l’oléoduc Doba Kribi désenclavant le pétrole tchadien vers le Golfe de Guinée), pourrait également aboutir, à travers le point d’appui libyen, à la création d’une ouverture sur la Méditerranée.
Enfin, selon des lignes historiques, nous assistons à une nouvelle poussée de l’Islam radical s’opposant à la domination occidentale dans la droite ligne des anciens empires musulmans du XIXème siècle tels que l’empire Toucouleur ou l’empire de Sokoto. Ainsi, derrière l’émergence de certains groupes terroristes se cacherait la volonté de certaines puissances musulmanes de favoriser la reconstruction des anciens Etats historiques pré-coloniaux dominés par l’islam.

Cette expansion de l’islam jihadiste en Afrique et au Sahel s’inscrit dans le cadre d’une compétition confuse où se mêlent tout autant la volonté de fortifier la foi islamique, l’intention charitable et des calculs de rivalité et d’hégémonie propres à la sphère des Etats islamiques. Plus précisément, les pays du Golfe et le Pakistan poursuivent un double objectif :

  • Contrer l’influence croissante de la puissance chiite iranienne rivale s’appuyant sur une importante diaspora, notamment libanaise ;
  • S’opposer à la pénétration des Occidentaux et relativiser la percée des thèses véhiculées par les évangélistes dans la région.

Du fait de ces interférences, la communauté islamique africaine est devenue un terreau du jihad et est entrée avec fracas sur la scène politique, contribuant à déstabiliser les Etats et les sociétés islamiques traditionnelles. En ce sens, superposer une carte des richesses, de la pénétration du wahhabisme et des foyers de tensions est riche d’enseignements.
En définitive, les puissances occidentales poursuivent plusieurs objectifs :

  • Sécuriser l’espace sahélien et profiter de la menace terroriste et criminelle pour revenir en force ;
  • Eviter l’embrasement généralisé de la région tout en tolérant une insécurité circonscrite justifiant leur pénétration militaire et économique sur le long terme (bases militaires permanentes) ;
  • Contrôler les richesses énergétiques et minérales ;
  • Neutraliser les ambitions hégémoniques algériennes inconciliables avec ces objectifs sur le long terme. Si, à ce stade, la stratégie algérienne de lutte contre le terrorisme est valorisée, la manœuvre est conjoncturelle et de court terme ;
  • Entraver le retour des puissances islamiques (Pakistan et pays du Golfe hormis Qatar) ;
  • Evincer les puissances rivales (Chine, Inde, Brésil, Turquie, Iran, etc.).

La guerre de Libye, éliminant l’imprévisible Kadhafi, fut l’étape liminaire permettant la pénétration vers les profondeurs sahéliennes. La disparition du guide libyen a ouvert la voie à la reconfiguration du théâtre sahélo-maghrébin et au contrôle des grandes Majors sur les gisements pétroliers et gaziers.

Un nouvel ordre sahélien en gestation

Le pacte post-colonial a épuisé ses vertus. Un nouveau Sahel se cherche et il convient de favoriser cette nouvelle réalité au moyen d’un règlement politique fondé sur le consensus et non sur la force. Une plus grande flexibilité politique au Sahel dicte également une plus grande flexibilité plus au nord, dans le Grand Maghreb. Les cartes vont être rebattues !
Dans ce cadre, le concept d’océan sahélien prend tout son sens. Partons du principe qu’aucune solution durable ne prévaudra si les riverains de l’océan sahélien sont en conflit entre eux. Dans ce contexte, il convient de mettre en avant le règlement entre Sahéliens, au moyen d’une conférence régionale regroupant l’ensemble des riverains de cet océan. La Tunisie, puissance d’équilibre, pourrait en formuler la proposition et l’héberger. Comme en mer, la sécurité ne saurait relever que d’un effort concerté des riverains, basé sur une perception commune des menaces et sur des mécanismes de concertation et de coordination afin de dissiper des stratégies qui, pour le moment, ne convergent pas. Bien au contraire, elles se croisent, voire se neutralisent au nom de calculs étroits.

Le retour au statu quo ante n’étant plus concevable, il conviendrait d’initier une réflexion autour d’un nouveau concept de l’Etat associant les intérêts des uns et des autres par des procédures non contraignantes admises par tous. L’Etat centralisé et la domination des ethnies du sud ne peuvent plus subsister tels quels. La paix des armes est subordonnée en tout premier lieu au règlement du problème national touareg. Se pose ainsi la question d’arbitrages douloureux mais vitaux quant à l’avenir de cette nation, héritière des grands empires sahéliens.

Par ailleurs, la dynamique en cours dicte une restructuration de l’ordre régional impactant l’équilibre maghrébin lui-même en voie de redéfinition. Les Etats sahéliens, à l’instar de la Libye, doivent consolider l’Etat central, développer l’économie et promouvoir une sécurité collective. Sur cette base, il convient de renforcer les Etats dans la mesure où une plus grande balkanisation multipliant des Etats fantoches incapables d’assumer leurs obligations de souveraineté ne ferait que perpétuer le désordre régional. En contrepartie, les Etats doivent admettre une large autonomie au bénéfice des communautés qui sont autant de composantes de l’Etat.

Le détricotage de la région ne serait profitable à personne sur le long terme. Séparatismes touareg, sahraoui et autres ne sont qu’une manifestation de la crise de l’ordre post colonial qui a atteint ses limites. L’Afrique doit former un concept de règlement constitutionnel à l’échelle africaine : reconnaitre l’autonomie de ces provinces dans le cadre de la souveraineté nationale. Or, jusqu’à présent, le continent reste captif d’un concept déphasé, celui de l’Etat national centralisé niant la réalité historique des nations pré-coloniales. Il incombe impérativement à l’Union Africaine d’encadrer cette évolution et de favoriser l’émergence d’un consensus sur cette problématique. Faute de quoi, c’est la voie ouverte, à travers la militarisation croissante et l’ingérence étrangère, à une recolonisation ne disant pas son nom.

Le cadre de règlement doit assurer la cohérence des initiatives destinées à la stabilisation et à la restructuration de la région. Il s’agit d’esquisser la vision d’un avenir commun basé sur un Partenariat stratégique entre Méditerranée, Maghreb et Sahel : tel est le véritable chantier de l’avenir ! L’espace sahélien ne doit pas être livré aux initiatives individuelles de tel ou tel pays que ce soit l’Algérie, le Maroc, la France ou les Etats-Unis qui ne manquent pas d’instrumentaliser leur engagement au service de leurs intérêts stratégiques propres. La Tunisie, compte tenu de son image très positive dénuée de toute suspicion, gagne à faire prévaloir une démarche multilatérale et des institutions multilatérales auto-centrées (le commandement doit incomber aux pays du Sahel). En effet, le caractère transnational des menaces projetées place le théâtre sahélien « comme partie intégrante d’un champ de confrontation globale » et dicte la mise en place d’une coopération régionale et internationale soutenue et convergente afin de produire des réponses proportionnées et collectivement maîtrisées. Le G5 sahéliencrééle 16 février 2014 à Nouakchottassociant la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso constitue un pas important mais encore insuffisant. Cette coopération inter-sahélienne doit aller de pair, à l’image du Dialogue 5+5 établi en Méditerranée occidentale, avec la mise en place d’un 5+5 sahélo-maghrébin associant les cinq pays du Maghreb et le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et le Sénégal (G5 sahélien élargi). Un continuum sécuritaire serait ainsi établi entre les deux espaces en miroir que sont la Méditerranée occidentale et le Sahel africain. Cette initiative dite « 5+5+5 » pourrait être portée par les autorités tunisienneset ériger la Tunisie en Etat pivot de ces trois espaces en miroir.

Mehdi Taje
Géopoliticien et prospectiviste, spécialiste du Maghreb et du Sahel africain

(1) Jean Dufourcq, « L’enjeu méditerranéen », septembre 2012.
(2) Voir Bernard Lugan, Afrique Réelle, janvier 2017.
(3) Communiqué Bernard Lugan, Afrique Réelle, 9 février 2013.
(4) Bernard Lugan, l’Afrique Réelle, N°39, mars 2013, p.12.