Sonia Mbarek :Pour un nouveau «logiciel» de gouvernance de la culture et des arts
Depuis l’indépendance en 1956, la légitimité de l’action publique en matière culturelle et artistique est un choix politique et de société, s’appuyant sur l’approche culturelle comme source d’identification nationale, érigée par le Président Bourguiba en un «concept de valeur» au sens wébérien. Le modèle de développement culturel se construit alors autour du principe de démocratisation de la culture, comme défi civilisationnel (Chedli Klibi) et instrument de développement intégral et intégré (Mahmoud Messaadi).
L’institutionnalisation massive des pratiques culturelles limitée au fil des décennies à une vision officielle de la culture, sur fond de crise économique, a conduit à l’échec du modèle de développement culturel initial.
Aujourd’hui, la situation est totalement différente, mais la capacité de réinvention de ce modèle au niveau de sa mécanique institutionnelle, réglementaire et financière pour l’adapter au nouveau contexte politique, économique culturel et technologique de la Tunisie et du monde reste une condition sine qua non pour la réussite d’une révolution culturelle tant attendue mais non encore acquise dans la réalité.
De toute évidence, l’adoption de la deuxième constitution de la République tunisienne du 27 janvier 2014 par l’Assemblée nationale constituante (ANC) offre un environnement constitutionnel assez favorable. Puisque l’Etat se porte garant des libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication (article 31), la propriété intellectuelle (article. 41), ainsi que du droit à la culture, la liberté de création et la diversité artistique (article. 42). Ces conditions sont certes nécessaires mais elles sont insuffisantes pour changer les pratiques et les mentalités.
Autant dire que la refonte de la politique culturelle et artistique en Tunisie passe par un processus de sensibilisation et d’adhésion générale et d’adaptation avec les multiples défis et transformations du réel dans l’espace et dans le temps. Il s’agit pour cela de prendre en considération trois prérequis essentiels:
- Premièrement, réaffirmer la dimension symbolique de la culture et des arts, en ce qu’elle valorise l’identité culturelle plurielle, en continuelle reconstruction
- Deuxièmement, considérer que la culture n’est plus seulement une affaire d’Etat, mais aussi l’affaire de tous, un droit qui immunise tous les citoyens, et l’un des principaux remparts de la démocratie
- Troisièmement, activer la dimension économique et marchande de la culture et des arts par la création d’industries créatives jusque-là inexistantes.
Dans cette perspective, une politique culturelle pragmatique et mobilisatrice de tous les courants et acteurs sociaux, basée sur une stratégie culturelle participative et solidaire, est inévitable pour la déprogrammation des anciens réflexes du tout Etat culturel. Elle s’appuie sur un modèle culturel d’Etat régulateur et la reconfiguration du logiciel de gouvernance de la culture et des arts.
Ce nouveau mode de gouvernance s’appuie à notre sens sur les axes suivants:
Recadrer le processus de décentralisation culturelle autour de quatre priorités
- Instituer l’autonomie, mettre à niveau et renforcer le rôle des délégations culturelles d’un point de vue réglementaire, administratif et financier. A ce titre, une mise à niveau culturelle et professionnelle des agents du ministère des Affaires culturelles, en particulier des directeurs et animateurs des maisons de la culture, des services et des modes de gouvernance régionaux de la culture entamée depuis 2013-2014, est renforcée par des formations aux normes internationales autour de la médiation culturelle à partir de 2016.
- Mettre en place les structures du ministère des Affaires culturelles en plaçant la créativité artistique et l’innovation au cœur de leurs stratégies comme catalyseur de l’inclusion sociale, en associant les divers acteurs culturels, nationaux, régionaux et locaux, société civile, par une stratégie nationale d’intégration du réseau des 220 maisons de la culture, les quatre cents bibliothèques publiques, les dizaines de musées et les milliers de sites et monuments archéologiques, les festivals internationaux et nationaux dans le tissu social. Rappelons, à titre d’exemple, qu’une convention tripartite a été signée entre les ministères respectifs de la Culture, de l’Education et de la Jeunesse et des Sports en 2016 engageant au triple niveau national, régional et local les acteurs concernés sur cette nouvelle voie.
- Concevoir un programme tunisien d’ingénierie culturelle. Hormis le nouveau code de l’investissement qui considère les pratiques culturelles et artistiques comme un secteur prioritaire, il serait opportun d’éditer un annuaire des entreprises culturelles publiques et privées. En plus de renforcer et diversifier les ressources financières, humaines, technologiques et de communication au niveau national, régional et local par la mobilisation du secteur privé à travers le sponsoring, le mécénat culturel, la donation, etc.
- Mettre en œuvre un programme de culture vivante participative et solidaire en privilégiant les dynamiques de partenariat et des jumelages intra et intersectoriels et le réseautage au niveau national et international entre les institutions culturelles, au niveau maghrébin, méditerranéen, africain, européen. A titre d’exemple, un projet d’appui au développement du secteur culturel a été mis en place par l’Union européenne en partenariat avec le ministère de la Culture en 2014. Il est entré en vigueur en mai 2016, et se poursuivra pendant quelques années.
Lancer un programme pour la Tunisie créative «Creative tunisian»
Il s’agit de créer des plateformes numériques intégrant des contenus culturels traditionnels et innovants, garantissant l’accès aux consommateurs au niveau national et international. Adapter le fonds d’encouragement à la création littéraire et artistique, dans l’optique de créer des contenus sur format numérique. Etablir de nouvelles dynamiques, marquées par la reconnaissance de la diversité et la transversalité des approches culturelles et artistiques.
Reconstruire des passerelles entre le milieu professionnel, l’éducation artistique et les pratiques amateurs, dans une nouvelle dynamique de combinaison entre l’héritage de l’éducation populaire et celle du milieu artistique professionnel, et d’un plan national pour l’égalité des chances et des genres dans les pratiques culturelles.
Réactualiser le cadre réglementaire des pratiques culturelles et artistiques à tous les niveaux administratif, de formation, de création, de production et de diffusion.
Le succès de ce nouveau mode de gouvernance passe par la réactualisation du cadre réglementaire des pratiques culturelles et artistiques et la mobilisation des différents acteurs de la culture et des arts.
Pour ce faire, il faudrait en finir avec ces discours démagogiques qui tentent de faire passer les artistes et autres acteurs culturels dans leur totalité pour des personnages indifférents, impulsifs et avides d’aides sociales et de subventions publiques. La réalité est beaucoup plus complexe, car même si une implication beaucoup plus importante de ces acteurs est aujourd’hui requise, nous ne pouvons nier que le cadre réglementaire dont nous disposons dans le secteur culturel constitue une véritable entrave à l’évolution d’un quelconque statut professionnel des métiers culturels. D’où la nécessité d’une loi sur le statut de l’artiste et des métiers culturels.
Faire adopter une loi sur le statut de l’artiste et des métiers culturels
En l’absence d’une loi sur le statut de l’artiste et des métiers culturels, l’accès à la profession artistique en Tunisie est tributaire du système des cartes professionnelles et artistiques instauré depuis les années 1960 par le ministère de la Culture dans les seuls domaines du cinéma, de la musique et du théâtre. Il est l’objet de controverses depuis des années, malgré les quelques modifications apportées au cours des années 1980 et 1990 suite à la pression de quelques secteurs et aux consultations nationales successives des années 2000. Malgré les différentes mutations dans le spectacle vivant, les nouveaux métiers culturels n’ont pas été pris en considération. Par exemple et jusqu’à aujourd’hui, le danseur ne dispose pas de carte professionnelle spécifique, ni les artistes de la rue, idem pour les arts plastiques.
Ce système des cartes professionnelles permettra à son détenteur d’exercer la profession artistique, en lui donnant un droit d’affiliation à la Caisse nationale de sécurité sociale, et de bénéficier du fonds social spécial en faveur des artistes créateurs et intellectuels. Il contribue considérablement à freiner la constitution des structures de production et de diffusion culturelles et artistiques. Comme il empêche la généralisation du droit d’affiliation à la sécurité sociale et aggrave l’inefficacité de protection des droits d’auteur, accentué par la faiblesse des organisations syndicales des artistes.
A partir de ce constat, la proposition d’une loi sur le statut des artistes et des métiers culturels a constitué l’une de nos actions prioritaires en tant que ministre de la Culture.
A cet effet, nous avons constitué un comité d’experts dès le mois de février 2016, composé de juristes, d’artistes et d’administrateurs de la culture, qui ont contribué à l’élaboration du projet de loi, en prenant acte des propositions d’acteurs culturels tunisiens et de l’évolution internationale du statut de l’artiste. Une journée de sensibilisation organisée par le ministère de la Culture en juillet 2016, pour recueillir leurs recommandations du milieu culturel et artistique, a été marquée par la participation massive d’artistes, créateurs, représentants d’associations et structures professionnelles dans divers domaines culturels (musique, littérature, théâtre, arts plastiques, cinéma…), ainsi que d’experts, chercheurs et représentants des établissements concernés par la culture.
Cette loi, d’une importance capitale, définit la politique générale des professions artistiques et le statut juridique et social de l’artiste et des métiers culturels.
Elle consacre le droit à la créativité et à la promotion de la production littéraire et artistique, en posant les fondements de la reconnaissance de la contribution des artistes et des travailleurs culturels à l’enrichissement politique, social, économique, industriel, technologique selon les principes suivants:
- La libéralisation de l’accès à la profession artistique;
- Le droit au travail artistique rémunéré dans la décence;
- Le droit à la créativité et à la promotion de la production littéraire et artistique;
- Le droit à la liberté d’expression artistique et culturelle;
- Le droit de former des associations, des syndicats et des organismes ayant pour objectif de défendre les intérêts professionnels, sociaux et économiques de l’artiste;
- Généraliser l’accès de la sécurité sociale à toutes les professions artistiques;
- Garantir le droit de l’artiste à bénéficier d’une somme d’argent en contrepartie de l’exploitation de sa créativité;
- L’artiste, en tant qu’employé dans le secteur culturel ou travailleur indépendant, doit bénéficier de tous ses droits et des privilèges dont jouissent les employés dans les autres secteurs;
- Soutenir le droit de l’artiste à la formation et au développement de ses compétences artistiques;
- Faciliter la circulation transfrontalière des artistes, en tant que moyen de promouvoir la diversité culturelle, le dialogue interculturel.
Il est important de signaler que la société civile a présenté un projet de loi complémentaire en octobre 2016. Cette loi-cadre est aujourd’hui en cours de finalisation par le gouvernement d’union nationale, via le ministère des Affaires culturelles. Espérons que la loi sera adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple avant la fin de l’année 2017.
Sonia Mbarek
Ancienne ministre, docteur en sciences politiques