Que peuvent le politique et l’acteur social pour éviter l’implosion sociale?
Comme je l’avais écrit dans un précédent article, la cohésion sociale n’empêche pas la conflictualité. Bien au contraire, c’est lorsque la société est aux prises avec des changements rapides, profonds et nombreux, comme c’est le cas aujourd’hui pour la Tunisie, que les occasions se multiplient pour brandir la différence, la volonté de s’affirmer par opposition à l’autre, voire le déni de l’autre. Certes, tout cela menace le vivre-ensemble, favorise l’exclusion, l’iniquité, la haine et tous les sentiments primaires qui alimentent les tendances à la stigmatisation de certaines catégories sociales et à la violence. Toutefois, il ne faudrait pas perdre de vue que la personne, quelle qu’elle soit, s’intègre dans la société/le groupe/l’institution mue par deux aspirations contradictoires en apparence mais complémentaires dans les faits: le besoin d’appartenance et celui de la différenciation ou individuation. L’individuation n’est pas l’individualisme. Avancé à l’origine par le psychanalyste Jung, le concept d’individuation réfère à la reconnaissance complète de soi dans ses dimensions conscientes et inconscientes. Au lieu d’être, comme l’individualisme, une concentration sur son ego plus ou moins encensé, l’individuation exprime une volonté d’affirmer sa particularité, ni supérieure ni inférieure à l’autre mais simplement différente. De la psychologie, ce concept peut être aisément transposé à la psychologie sociale des groupes.
Il me semble qu’aujourd’hui, la dynamique qui travaille les gens de mon pays est mue par ces deux aspirations contradictoires. Janvier 2011 a rejeté la dictature et poussé les uns et les autres à étancher leur soif de démocratie. Mais quel sens donner à la démocratie? Derrière le vote, il y a le pouvoir à prendre et derrière le pouvoir il y a la légitimité à instaurer autour de valeurs partagées. Or 2011 était l’occasion de lever le voile sur la diversité sociale, les inégalités économiques, sociales, régionales, les discriminations de genre et des minorités. C’était l’occasion de mettre en avant le différentiel énorme entre les régions en matière de revenu par tête, d’infrastructure, de santé, de services publics, d’investissement privé, d’emploi… On a aussi dénoncé le racisme à l’égard des Noirs, le déni de la culture amazighe, l’ampleur de la discrimination à l’égard des femmes, particulièrement en matière d’emploi, le tout aggravé par l’institutionnalisation de cette discrimination par l’effet de la montée débridée de l’idéologie de l’intégrisme islamiste, celle du chômage des diplômés… Deux facteurs ont contribué à l’émergence de solidarités «étriquées» : d’une part, l’Etat affaibli, en quête de légitimité, n’offre plus la plateforme d’appartenance qui a été depuis Bourguiba celle de la cohésion nationale et, d’autre part, le spectacle d’une lutte partisane pour le pouvoir qui érode de jour en jour la confiance du citoyen dans les politiques.
Les solidarités traditionnelles et le corporatisme ont constitué les espaces disponibles permettant de satisfaire le besoin d’appartenance aussi bien pour les individus que pour les groupes. En effet, si les élections de 2014 ont montré une fracture entre deux parties de la Tunisie, celle de la côte nord et centre et celle du sud, c’est parce qu’il y a une convergence entre les idéologies partisanes et la nature des solidarités sociales; celles qui s’appuient sur des valeurs traditionnelles de « arch » et de famille étendue et celles qui se fondent plutôt sur les acquis du développement et de la modernité sans nécessairement renier l’appartenance régionale encore vivace. In fine, on assiste à une superposition sans s’annuler des valeurs traditionnelles, des idéologies politiques, des attitudes régionalistes, une bouillie de variables qui sous-tendent des solidarités multiples tout en nourrissant les conflictualités dormantes qui attendent l’étincelle qui fera éclater la violence. Et si l’on ajoute à tout cela le fléau international du terrorisme et l’intervention de certains acteurs étrangers qui souhaitent faire capoter le processus de démocratisation du système politique en marche, on comprend le caractère critique de la situation et les risques qui assaillent notre pays.
Malgré tout, le pays a fait preuve de résilience et enregistré de nombreux succès depuis la rédaction d’une nouvelle constitution, l’obtention du prix Nobel par quatre organisations de la société civile, les élections réalisées dans la paix et la sérénité, en passant par le fonctionnement sans accroc déstabilisateur des institutions et les prémices d’une reprise économique. Où le peuple tunisien a-t-il trouvé les ressorts qui lui ont permis de ne pas sombrer dans une guerre civile après l’insurrection de 2011, les assassinats politiques de Belaïd, Brahmi et Nagdh, les actes terroristes ? De sauvegarder des institutions et d’en installer de nouvelles en conformité avec les dispositions de la nouvelle constitution? Et que lui faut-il pour renforcer sa résilience et parer aux dangers et aux défis qui le guettent sans cesse?
Le peuple tunisien bénéficie de qualités rarement présentes sur un même territoire: une histoire de plusieurs milliers d’années (3 000 si on se réfère aux Carthaginois et 10 000 si on se réfère aux Capsiens), une ouverture sur le monde par sa géographie et par les populations diverses du monde qui l’ont envahi, habité ses territoires et apporté une greffe culturelle indélébile, une politique volontariste de modernisation enclenchée voilà plus d’un demi-siècle depuis l’Indépendance avec un accent mis sans interruption sur l’éducation et la santé, une armée républicaine et une diplomatie de neutralité et de non-ingérence. Tous ces facteurs ont probablement contribué à l’attachement des Tunisiens qui ont assimilé autant de cultures diverses au compromis et à la paix. Toutefois, la paix sociale n’a pas été totale ni ininterrompue, ce qui est dans la nature de toute vie sociale et politique. Il n’y a pas de doute que le vivre-ensemble nécessite un liant qui permet l’appartenance aux différentes strates de la société depuis la famille jusqu’à la nation, en passant par les niveaux intermédiaires qui peuvent être le voisinage, les réseaux, le métier, la communauté locale… ce liant peut être fait de multiples composantes tels le langage, le rituel, les croyances, les valeurs, les habitudes, les objectifs communs, la différenciation/l’opposition à d’autres groupes…
Lorsqu’il s’agit de groupes humains enclavés, cloisonnés, isolés du reste de l’entourage géographique, la cohésion sociale limitée à ses frontières peut suffire à assurer une vie collective pacifique malgré les inégalités et la discrimination appliquées à certaines catégories. Paradoxalement, les inégalités et les discriminations tolérées/instituées par les catégories dominantes rencontrent une soumission de ceux qui en sont les victimes et qui intériorisent les principes de la hiérarchie sociale. Ceci est le cas des systèmes de castes et des diverses formes d’organisations sociales où se pratiquent les discriminations basées sur la religion, la couleur de peau, l’ethnie, le sexe…
En revanche, lorsque la question de la cohésion sociale se pose au niveau politique, elle concerne l’ensemble des habitants à l’intérieur des frontières du pays. L’enjeu est alors celui du vivre-ensemble dans un cadre institutionnel où la régulation des comportements ne se fie pas aux seules valeurs et normes sociales mais à un ensemble de lois et de procédures établies par les organes du pouvoir. Certains de ces organes et d’autres se chargent d’en contrôler l’application. Le système de régulation peut également viser la cohésion nationale sans que les sub-solidarités de groupes et institutions diverses soient bannies. Ces dernières peuvent, au contraire, constituer des espaces d’intégration, de reconnaissance, de sérénité et d’harmonie sociale. La reconnaissance de ces solidarités est aussi une reconnaissance de la diversité sociale et des richesses de culture et de capital humain dont dispose une société. En revanche, le déni de cette diversité peut nourrir les haines et les conflits déstabilisateurs qui ne manquent pas de se manifester tôt ou tard même après des décennies de répression comme cela a été le cas des solidarités bâties sur l’idéologie islamiste et celle communiste. Mes recherches empiriques sur la culture et le comportement organisationnel et la réforme administrative et mes interventions dans le cadre de recherche action pour le développement dans différentes régions du pays m’ont permis d’aboutir à ces conclusions: l’attachement du travailleur tunisien à sa dignité, le cadre réglementaire flou laissant la porte ouverte à l’arbitraire, la double facette de la solidarité tribale, celle orientée vers un intérêt collectif et celle orientée vers le rejet de l’autre sans capacité d’engagement collectif vers un objectif d’intérêt commun et enfin l’effritement du tissu social dans des régions qui ne disposent pas d’un liant de solidarité ni ne reconnaissent la légitimité de la régulation institutionnelle . Cette diversité appelle à la recherche d’un socle commun permettant de mobiliser le clair de la société tunisienne pour la sortir de la situation problématique où elle se situe aujourd’hui.
On peut déjà avancer que la soif de dignité brandie par les slogans de la révolte de 2011 en est l’un des piliers incontestables. Les manifestants avaient lancé un appel au respect de la dignité, et un refus de l’exclusion, de la marginalisation et des politiques régionalistes inéquitables. Travailler pour répondre à cet appel et consolider ce socle culturel commun autour des valeurs de dignité et d’égalité revient à réfuter toute stigmatisation d’une catégorie sociale et à ouvrir les opportunités pour tous pour une vie décente à travers l’accès à l’éducation, à la santé, au travail décent au moyen de l’emploi et de l’entrepreneuriat. C’est que la reconnaissance de la diversité et la liberté d’expression autorisée par la démocratie en marche ne peuvent produire la paix sociale et un sens partagé de l’intérêt général si les inégalités sociales ne sont pas traitées. Ceci n’est pas particulier à la société tunisienne. A cet égard, nous citerons une étude à base d’enquête réalisée par l’Institut des études sociales de La Hague sur le rôle de la diversité et de l’inégalité dans la cohésion sociale. Le croisement des données de plusieurs pays a montré que l’inégalité affecte la cohésion sociale davantage que la diversité (ethnique, linguistique et religieuse). Bien plus, «les sociétés inclusives peuvent être mieux outillées pour faire face à la menace éventuelle de la diversité pour la cohésion sociale. La réduction des inégalités sociales pourrait atténuer les effets négatifs de la diversité sur la cohésion sociale». La diversité sociale n’empêche pas l’existence d’une cohésion sociale forte du moment qu’il existe une conscience d’appartenance à une société, bien qu’elle ne soit pas homogène. Dans un article publié en 2012, Caroline Guibet-Lafaye et Annick Kieffer relèvent qu’en Suisse, par exemple, le pluralisme culturel et linguistique, au lieu d’être considéré comme une tare, est considéré comme «une composante fondamentale de l’ensemble national».
En cette période de crise économique et de dérèglement que vit le pays depuis janvier 2011, on ne peut s’attendre à ce que l’Etat apporte les réponses immédiates aux revendications sociales de ceux qui souffrent du chômage, de la pauvreté, qui se perçoivent comme exclus du développement, marginalisés, ignorés et surtout victimes de «hogra». En revanche, il dispose d’un vaste espace pour l’action favorable à la cohésion sociale, la reconnaissance des différences et la perception de la diversité sociale et culturelle comme étant une richesse. A défaut de cohésion sociale, il peut œuvrer pour une cohésion nationale à travers une bonne gouvernance avec toutes ses dimensions de transparence, de participation et de redevabilité. C’est la condition de créer la confiance du citoyen dans les institutions. L’Etat se doit aussi de manifester son engagement pour la démocratie en entretenant la présence et l’influence des contre-pouvoirs à l’échelle nationale et locale. S’il ne peut satisfaire les revendications sociales dans l’immédiat, il faudra que sa stratégie et ses lignes d’action politique de discrimination positive soient parfaitement lisibles et ne nourrissent pas de faux espoirs. Encore faut-il rappeler que l’instauration d’une démocratie délibérative qui ne se réduit pas à «une personne, un vote» mais implique débat et participation à la décision des institutions et personnes concernées et nécessite une implication responsable des différents secteurs qui font un pays: le public, le privé à but lucratif et celui à but non lucratif. Une interaction positive entre ces trois secteurs pourra accélérer le développement économique inclusif et la paix sociale nécessaire à la réalisation de ses objectifs. Une telle interaction pourra alimenter les capacités de la société à assurer un vivre-ensemble tout en étant différents où la diversité est acceptée sur un fond de solidarité et de responsabilité partagée entre les divers acteurs sociaux. Telles sont les exigences d’une démocratie réelle. Il est maintenant clair qu’une démocratie formelle sans réelle participation et responsabilité citoyenne ne fait que susciter scepticisme et colère de tous ceux qui y ont attaché autant d’attentes qu’un Etat financièrement saigné à blanc ne peut satisfaire.
Riadh Zghal