Nejib Chebbi: Lettre aux députés
Honorables députés,
Vous vous apprêtez à examiner le projet de loi gouvernemental sur la décentralisation. Monsieur le ministre des collectivités locales avait raison de dire à l’ouverture de vos travaux que la loi qui vous est soumise constitue l’œuvre législative la plus importante après la constitution. En effet la constitution a procédé à séparer les pouvoirs et à les installer à Tunis. Vous vous apprêtez aujourd’hui àétendre l’exercice du pouvoir à l’ensemble du territoire national et ày associer les citoyens dans leurs localités et régions. C’est dire que votre responsabilité est grande et que votre œuvre va marquer notre vie nationale et laisser des marques indélébiles dans l’histoire de notre pays. C’est pourquoi je me permets, en citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs, d’attirer votre attention sur les lacunes béantes qui marquent le projet sur lequel vous planchez.
Le propre de toute décentralisation est d’opérer un transfert effectif de compétences et de ressources financières et humaines aux régions, et de garantir la libre administration des affaires locales. La constitution a balisé la voie. Elle a énoncé à son chapitre sept tous les principes qui doivent encadrer l’œuvre de réforme de l’Etat. Il est attendu de la loi non seulement qu’elle reprenne à son compte les principes constitutionnels déjà établis mais qu’elle esquisse l’architecture de la nouvelle structure de l’Etat et qu’elle dote le pays d’une feuille de route pour la mise en place effective de cette décentralisation. Nous n’allons pas réinventer la roue. Beaucoup de pays nous ont devancé sur cette voie. Ils nous offrent une expérience riche et diversifiée : des pays à régime fédéral (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique ...), des pays à autonomie régionale (l’Italie, l’Espagne, le Royaume Uni), des Etats unitaires (France, Pologne).
Mais, par delà cette diversité et les spécificités de chaque cas, tous ces pays s’accordent sur l’essence même de la décentralisation : un transfert de compétences, de ressources financières et humaines et une réelle autonomie par rapport au centre. Dans tous ces pays des secteurs entiers de la vie nationale ont été transférés aux collectivités locales : santé, éducation, transports, environnement, tourisme, culture, sports et de plus en plus gestion des ports, aéroports et transports ferroviaires) . Dans tous ces pays, la part des collectivités locales dans la fiscalité nationale (impôts sur les revenus des personnes physiques, taxe sur la valeur ajoutée, taxes foncières diverses etc.) est au moins égale si non supérieure à la part de l’Etat central. Dans tous ces pays le personnel des collectivités locales est au moins aussi nombreux que le personnel employé par l’Etat central. Sur toutes ces questions le projet qui est entre vos mains ne souffle mot.
Ce silence s’avère coupable lorsque nous comparons les différentes versions du projet, notamment l’article 125 du projet actuel avec l’article 124 de la version du mois de février. Nous découvrons à la lumière de cette comparaison qu’il y a un recul dans la définition des objectifs, un recul qui trahit une hésitation, voire une crainte de la décentralisation et une volonté de la renvoyer à un avenir incertain. Tout indique que ce projet a été concocté à l’ombre des bureaux, loin de cette démocratie participative à la quelle il appelle à cor et à cri. Adopter dès lors ce projet avec ses insuffisances, son flou, son manque de volonté politique, c’est sacrifier la décentralisation pour de longues années encore.
Nous ne pouvons l’accepter. Notre constitution s’est faite l’écho des attentes des nos régions. Nous ne pouvons les décevoir davantage. Nos régions ne se sont pas apaisées depuis la révolution : elles réclament le développement, des services de santé, d’éducation, de formation, des équipements collectifs dans différents domaines (culture, loisirs, sports). Elles réclament leur part des richesses nationales, plus d’équité, une égalité des chances ! Nous faisons mine de les comprendre, mais nous laissons tomber un voile de suspicion et de doute sur leurs motivations et quant aux « mains cachées » qui les actionnent. La décentralisation n’est pas une panacée magique, mais c’est le cadre le plus adéquat pour responsabiliser nos citoyens dans les régions et les communes et leur donner les moyens de se prendre en charge eux-mêmes.
Je vous demande au nom de vos responsabilités et au nom de l’amour du pays qui nous unit, de prendre l’initiative, en votre qualité de parlementaires, toutes tendances confondues, d’une large consultationdans les régions et d’y associer les citoyens et les services de l’Etat, à fin de définir clairement les domaines de compétences à transférer, les ressources financières et humaines à déléguer, et les étapes de leur mise en œuvre. Une bonne loi, nous en avons besoin, elle est nécessaire mais nous savons bien qu’elle n’est pas suffisante, il nous faudrait former le personnel humain, faire acquérir à l’Etat l’expertise nécessaire, trouver les moyens financiers. Cela exige du temps, mais il exige avant tout une vision et une volonté politique.
Le 14 juin 2017
Nejib Chebbi
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