In memoriam Mohamed Talbi : un maître qui a marqué des générations d'historiens tunisiens
Mohamed Talbi nous a quittés, dans la nuit du 30 avril 2017, au terme de quatre-vingt-quinze années de passion et de raison. Dans son refuge à Bardo, face au fameux musée de ladite cité, il s'est éteint. Avec lui disparaît un maître dont le rayonnement a profondément marqué des générations d'historiens tunisiens et un savant dont la compétence en matière d’analyse de textes arabes était universellement appréciée.
Cet homme cordial qui, en dépit des honneurs dont il était légitimement comblé, était demeuré d’une simplicité exemplaire, impressionnait ses interlocuteurs et a fortiori ses étudiants par l’étendue et la diversité prodigieuses de ses connaissances. Apparaissait aussi, même dans les conversations les plus anodines, la permanente rigueur méthodologique d’un savant ayant su synthétiser les règles de l’érudition de l’école méthodique et les interpellations de la première école des Annales.
Ses anciens étudiants diront mieux que nous avec quel enthousiasme communicatif il enseignait, avec quel soin aussi il choisissait le thème de leur mémoire de maîtrise ou de thèse, avec quelle disponibilité et acribie il les accompagnait tout au long de leurs recherches. D’autres chercheurs ont déjà dit avec quelle générosité sans se soucier des appartenances idéologiques, il proposait aux étudiants en mal de sujet de thèse des thèmes encore inexplorés et riches d’enjeux historiographiques. Les universitaires tunisiens et maghrébins, qu’ils soient antiquisants, médiévistes ou même modernistes, peuvent témoigner en tout cas de la chaleur de son accueil, de son intérêt pour leurs travaux, de son souci de les faire bénéficier de sa connaissance des sources.
Son œuvre est immense. Sa bibliographie réduite à l'essentiel couvre 229 titres (livres et articles). Depuis les années 1950, il représentait, en toutes circonstances, les historiens de son pays dans les congrès internationaux. Ayant une maîtrise parfaite de la langue de voltaire, il était en français aussi brillant conférencier qu'en arabe. On le voyait souvent à Paris, à la Sorbonne et au Collège de France. Nul n'a fait plus que lui pour assurer dans le monde de langue arabe, la diffusion des œuvres et des positions de l'école des Annales, l'école de Marc Bloch, de Lucien Febvre et de Fernand Braudel.
Mohamed Talbi fut d'abord un médiéviste. Faut-il rappeler sa thèse d’état, L'émirat aghlabide (186-296/800-909) : histoire politique, publiée à Paris en 1966 ? Un médiéviste qui a progressivement descendu le cours du temps et qui s'est tourné délibérément vers l’histoire culturelle, économique, démographique, en liaison étroite avec les autres sciences de l'homme, suivant les vœux de l'école française. On a présent à l'esprit ses Biographies aghlabides (Tunis, 1968), sa lumineuse Ibn Khaldûn et l'Histoire (Tunis, 1973), ses Études d’histoire ifrîqiyenne et de civilisation musulmane médiévale (Tunis, 1982), et son monumental Plaidoyer pour un islam moderne(Paris, 1998).
Mais cette œuvre, quand bien même elle aurait suffi à absorber tous les efforts d'un homme moins vigoureux et moins exigeant, n'est qu'un aspect de son immense activité. Mohamed Talbi était un maître de grand rayonnement. Professeur d'université depuis 1966, premier doyen de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunispuis recteur de l’Université de Tunis durant les années 1970, il assuma ensuite d'importantes responsabilités dans la direction du département d’histoire au Centre d'études et de recherches économiques et sociales (1973-1977), au Comité culturel national (1983-1987) et à l'Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (2011-2012).
Humaniste au sens plénier du terme qui ne faisait pas mystère de la vigueur de ses convictions laïques et de sa sensibilité aux questions sociales, ce libre penseur qui aimait faire référence aux idéaux des Lumières s’attirait le respect de tous par sa rigueur morale et une tolérance qui n’était pas affectée. Membre de la Real Academia de la Historia, directeur (1969-1989) puis président d’honneur (1989-2017) des Cahiers de Tunisie, il est par ailleurs l’un des inventeurs de l’histoire des mentalités, pourfendeur aussi d’une histoire traditionnelle, positive et historisante.
Pendant plus de soixante-dix d’activité intellectuelle, la démarche historique de Mohamed Talbi a été prioritairement une démarche critique, non seulement en raison des circonstances et des engagements qui ne lui ont pas toujours permis de consacrer à ses œuvres le temps qu’il aurait souhaité, mais d’abord parce que la critique a été au cœur de son travail, le principe même qui lui a permis d’ouvrir inlassablement des perspectives nouvelles.
L'exégèse de l'œuvre de Mohamed Talbi, la mesure de son influence sur l'histoire maghrébine, dans les générations présentes et sans nul doute à venir, les bilans critiques et les débats sur sa pensée seront bientôt l'objet de colloques, d'articles, de livres, de cours savamment professés. Ils seront nécessaires. On veut espérer qu'ils seront à la taille de l'homme, à l'image de son esprit : sensibles, ouverts, vigoureux. Pour l'heure, la distance nous manque, l'émotion nous envahit encore trop pour que cet hommage soit autre chose que le signe, non pondéré, de notre affection et de notre gratitude. De celles aussi que d'autres traduiraient en termes peut-être différents, mais en portant témoignage du même respect.
Mohamed Arbi Nsiri
Historien