La polarisation se renforce dans le monde des affaires en Tunisie entre chefs d’entreprises, formant une élite économique établie et une nouvelle classe d’entrepreneurs, barons de l’économie informelle et de la contrebande, issus des régions déshéritées, met en garde l’International Crisis Group. Dans un rapport intitulée « La transition bloquée : corruption et régionalisme », publié le 10 mai 2017, l’ONG relève que dans sa lutte contre la corruption et pour le redressement économique, le gouvernement de Youssef Chahed se trouve systématiquement freiné. La cause serait d’après elle l’absence d’une initiative politique visant à réduire le pouvoir occulte de ces opérateurs.
Le rapport préconise le renforcement de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), en ressources suffisantes humaines et financières, l’encadrement juridique du courtage et portage d’affaires afin de réduire le trafic d’influence à l’œuvre dans les plus hautes sphères politiques et la réduction du pouvoir discrétionnaire des responsables administratifs. Il recommande également la soumission par les partis politiques de leurs rapports financiers à la Cour des Comptes.
Un dialogue économique
L’International Crisis Group estime nécessaire d’accompagner ces réformes d’un dialogue économique national suivi et approfondi visant à rendre l’économie plus inclusive. Il considère important également de faire évoluer le consensus politique actuel vers un véritable contrat social et régional, préservant la Tunisie d’une violente polarisation ou d’un retour de la dictature.
Limites, mécanique et dépolitisation de l’Etat
En trois grands chapitres, le rapport commence par l’analyse les limites du consensus politique avec notamment la montée des hommes de l’ombre, l’instrumentalisation ( ?) des tensions sociales et la polarisation du monde des affaires. Il s’attarde, ensuite, sur la mécanique de l’exclusion notamment à travers un labyrinthe byzantin d’accès au crédit et au marché, un pouvoir administratif discrétionnaire et la formation des élites et régionalisme. Le troisième et dernier chapitre est consacré à la dépolitisation de l’Etat, le clientélisme, la lutte contre la corruption et le dialogue économique national.
Un nouveau consensus
Dans sa conclusion, le rapport qu’il est « de plus en plus nécessaire et urgent de priver de ses fondements la lutte entre l’élite économique établie et les entrepreneurs de la classe émergente via le dialogue et les réformes, faute de quoi les risques d’instabilité s’aggraveront. La pratique en cours actuellement – la recherche de consensus à travers des arrangements occultes– produit des élites insuffisamment représentatives, des gouvernements de technocrates, d’union ou de salut national, qui continuent de se partager, en coulisse, les postes-clés de l’administration. »
« Le consensus actuel entre les principales forces politiques et syndicales, souligne-t-il, peut dans l’immédiat éviter les dérapages violents, mais il est fragile et ne peut fonctionner qu’à court terme. S’il n’est pas élargi, le cynisme à l’égard de la classe politique perdurera, les risques de conflit s’intensifieront, et la nostalgie de la dictature s’approfondira. Celle-ci était, en effet, beaucoup plus efficace pour limiter la marge de manœuvre des réseaux clientélistes, rendre le monde des affaires davantage prédictible et surtout reproduire par le chantage et la violence le système de domination administrative et d’exclusion socio-régionale tout en entretenant l’illusion de son inexistence. Il est désormais indispensable d’entamer un large dialogue économique national, suivi et approfondi, afin d’ouvrir la voie à des réformes à même de mettre fin à ce système. »
Synthèse
Le consensus politique en place depuis les élections législatives et présidentielle defin 2014 a réussi à stabiliser la scène politique tunisienne, mais commence à atteindre ses limites. Malgré la formation d’un gouvernement d’union nationale qui regroupe les principaux partis politiques, un sentiment d’exclusion socio-régional et de délitement de l’Etat s’accroit, alimenté par la prolifération de l’affairisme et du clientélisme. La poursuite de la transition démocratique ainsi que le redressement de l’économie nationale nécessitent d’approfondir ce consensus au-delà des conciliations entre dirigeants politiques et syndicaux. Une approche audacieuse et novatrice intégrerait les personnalités les plus influentes du monde des affaires, y compris issues des régions délaissées, qui gagnent en pouvoir occulte dans la vie politique et sociale.
Alors que les équilibres macroéconomiques sont mis à mal, la polarisation se renforce dans le monde des affaires entre chefs d’entreprises, mais aussi entre ces derniers et les barons de l’économie informelle, notamment de la contrebande. D’un côté, une élite économique établie issue de la région côtière de l’Est du pays et des grands centres urbains est protégée et privilégiée par des dispositifs réglementaires, et entend le rester. De l’autre, une nouvelle classe d’entrepreneurs issus des régions déshéritées, dont certains sont cantonnés au commerce parallèle, soutiennent en partie les protestations violentes contre le pouvoir central et aspirent à se faire une place parmi l’élite établie, voire à la remplacer.
La compétition économique et politique est rendue malsaine par ce conflit profond, qui vise à s’accaparer les postes-clés de l’administration permettant de contrôler l’accès au financement bancaire et à l’économie formelle. Il contribue à étendre et «démocratiser» la corruption et à paralyser les réformes. Ceci renforce les inégalités régionales, que perpétue la discrimination des citoyens des régions marginalisées, elle-même rendue possible par le pouvoir discrétionnaire des responsables administratifs et la rigidité du système bancaire.
Alors que le gouvernement d’union nationale de Youssef Chahed affiche sa détermination à lutter contre la corruption et à redresser l’économie nationale, il se trouve systématiquement freiné dans son élan. Les réformes qu’il propose se concrétiseront difficilement en l’absence d’une initiative politique visant à réduire le pouvoir occulte de ces opérateurs économiques. Si plusieurs mesures déjà annoncées par le gouvernement et soutenues par les partenaires internationaux de la Tunisie sont importantes, d’autres devraient être prioritaires afin d’améliorer la moralité publique, protéger l’Etat des réseaux clientélistes, et commencer à s’attaquer aux sources de l’exclusion socio-régionale, préoccupante à moyen terme pour la stabilité du pays:
- Le gouvernement devrait doter l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) de ressources suffisantes sur le plan humain et financier pour mettre en œuvre sa stratégie;
- Le gouvernement et le parlement devraient encadrer juridiquement le courtage et le portage d’affaires dans le but de réduire le trafic d’influence à l’œuvre dans les plus hautes sphères politiques;
- Le parlement devrait réduire le pouvoir discrétionnaire des responsables administratifs, qui entretient clientélisme et corruption et est en partie responsable de la fermeture de l’accès au crédit et au marché pour les entrepreneurs des régions déshéritées. Pour ce faire, il devrait simplifier autant que possible les formalités administratives dans le domaine économique et éliminer les dispositifs juridiques trop répressifs et privatifs de liberté ; et
- Le gouvernement et le parlement devraient contraindre les partis politiques à soumettre leur rapport financier annuel à la Cour des comptes.
La déclaration du patrimoine, qui concerne déjà les membres du gouvernement et les hauts fonctionnaires, devrait s’étendre aux parlementaires et aux membres du cabinet présidentiel, ce qui contribuerait à affaiblir les réseaux clientélistes. Pour voir le jour, ces réformes devront s’accompagner d’un dialogue économique national suivi et approfondi entre la présidence de la République, le gouvernement, les principales forces politiques, syndicales et associatives et surtout les hommes et femmes d’affaires les plus influents du pays, qu’il s’agisse d’anciens proches de l’ancien régime ou d’individus impliqués dans l’économie parallèle. Ce dialogue, qui suscitera nécessairement de la résistance, viserait à rendre l’économie plus inclusive pour les nouveaux venus de l’intérieur du pays et à renforcer la volonté politique en matière de lutte contre la corruption, en réunissant, sur la base de critères précis et objectifs, les personnalités du monde des affaires qui s’opposent à ces objectifs.
Idéalement, ce dialogue devrait aboutir à des mesures de réhabilitation pénale et d’amnistie des infractions de changes, strictement encadrées sur le plan juridique. Il devrait également encourager la mise en place de fonds d’investissement public/privé dédiés au développement des régions délaissées, promouvant notamment les secteurs à haute valeur ajoutée, tout en facilitant l’application d’une politique plus répressive à l’égard de la corruption et de la contrebande.
Les principaux partis et syndicats ainsi que les organisations de la société civile nationale et internationale devraient soutenir une telle initiative. Le pays a tout à y gagner. Les membres de l’élite économique établie et de la classe émergente d’entrepreneurs doivent parvenir à sortir du jeu perdant-perdant qui les conduit à se saboter économiquement les uns les autres, ce qui pourrait engendrer de violents conflits à l’avenir.
Ceci implique de faire évoluer le consensus politique actuel, fondé sur un gentlemen’s agreement destiné à prévenir la réapparition de la polarisation politique entre islamistes et anti-islamistes – mais aboutissant souvent, faute de mieux, au partage clientéliste des ressources de l’Etat – vers un véritable contrat social et régional qui préserverait le pays d’une violente polarisation ou d’un retour à la dictature.
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