Slaheddine Dchicha: Après les Présidentielles, trois France
En France, tout assuré social, à quelques exceptions près, peut bénéficier d’un bilan de santé complet tous les cinq ans. Cet acte de prévention est destiné à la détection d’éventuelles affections cachées et à leur prise en charge.
Au niveau national, celui de l’ensemble des citoyens, les élections présidentielles au suffrage universel remplissent une fonction équivalente ou tout du moins semblable. Il s’agit d’un gigantesque check up auquel se soumet le Pays tous les cinq ans. Celui qui vient de s’achever ce 7 mai donne de la France une image en trois panneaux qui, devise républicaine oblige, fait penser à un triptyque:
La France patchwork
Le panneau central du triptyque est bien sûr celui des vingt millions d’électeurs qui ont porté à la magistrature suprême Emmanuel Macron. Ce jeune énarque de 39 ans qui fut, en une ascension fulgurante, tour à tour: Inspecteur des finances, banquier, secrétaire général adjoint de l’Elysée et ministre, est depuis ce 7 mai le huitième Président de la république française et le plus jeune de son histoire.
Nouveau venu en politique et n’ayant jamais eu de mandat électif, il a agi par guerre-éclair, par Razzia. En à peine un an, il a lancé son mouvement «En Marche» et fait une OPA sur l’Elysée, terrassant au passage son adversaire Marine Le Pen avec plus de 66% des suffrages. C’est, certes, moins que Jacques Chirac en 2002, mais c’est bien plus que prévu d’autant qu’il n’y a pas eu le fameux front républicain: «Plutôt l'escroc que le facho»
Aux partisans fidèles, les (néo) libéraux qui l’ont qualifié lors du 1er tout, se sont ralliées d’autres forces. Les centristes, l’aile libérale du PS, la droite républicaine, une partie de la France soumise, et tous les Français qui qui tiennent à la démocratie et à la république. Bref un conglomérat hétéroclite dont le plus petit dénominateur commun se résume à un vote par défaut pour les uns, par rejet pour les autres et d’adhésion pour très peu.
La France qui a eu peur et qui s’est mobilisée pour éviter le pire; la France qui respire et qui est rassurée par la victoire d’Emmanuel Macron est une France-patchwork qui serait difficile à gouverner et à mobiliser!
La France désespérée
Cette France «plurielle» a eu raison, et de belle façon, de ceux qui ont donné leurs voix à la candidate du Front national. Marine Le Pen a certes échoué mais avec presque 34% des voix exprimées, non seulement elle fait mieux que son père, mais elle augmente le score du FN de 14 points. D’où l’oxymore inventé pour l’occasion: «victorieuse défaite»!
En effet, il ne faut jamais perdre de vue d’où vient le Front national, son histoire et son évolution. Jean-Marie Le Pen, lors de l’élection présidentielle de 1974 a obtenu le résultat dérisoire de 0,75 % des voix et il n’est pas parvenu à réunir les 500 signatures nécessaires pour pouvoir se présenter à celle de 1981 et lors des élections législatives de la même année, le FN n’a obtenu que 0,18 % des voix!
Alors que s’est-il produit deux décennies plus tard pour que ces résultats dérisoires se transforment en adhésion massive au point de menacer la vie démocratique et républicaine?
Il y a eu, bien sûr, les effets du processus désormais connu sous « lepénisations des esprits», lepénisation faite par le parti d’extrême droite mais aussi par la droite classique qui a non seulement normalisé et banalisé le
Front national mais en plus repris, capté, «triangulé» les idées frontistes. Pour ce, il fallait aussi un terrain favorable à la réception de ces idées, ce que les années 90 ont généreusement offert. En effet, la mondialisation et l’intégration européenne tout en permettant aux plus riches de s’enrichir davantage, elles ont accentué l’appauvrissement des modestes et laissé sur le bord de la route les plus fragiles et les plus vulnérables, en l’occurrence la petite classe moyenne qui a vu son pouvoir d’achat baisser, sa vie se précariser, ses emplois se raréfier et l’avenir de ses enfants s’obstruer! A l’heure où les bobos vivent dans le luxe et paient très cher la nature et le bio les plus pauvres sont réduits à la consommation discount et aux produits pollués par les engrais nocifs, les antibiotiques et les perturbateurs endocriniens…
Le désespoir de cette classe, à qui les émigrés sont désignés comme les responsables de son malheur et de son déclassement, ajouté au sentiment de peur et d’insécurité engendré par le terrorisme islamiste et par l’arrivée massive des réfugiés, va jeter cette masse dans les bras de l’extrême droite et c’est ainsi que Marine Le Pen a réuni sur son nom à ce deuxième tour 10 millions 500000 voix!
La 3ème France
A l’instar des Kharijites, qui à l’aube de l’islam, au lieu de choisir entre les Chiites et les Sunnites, ont préféré «sortir» pour constituer un troisième courant, une troisième France a émergé lors de ce deuxième tour et a refusé l’alternative proposée «Ni Marine, ni Macron, ni patrie, ni patron».
En effet, tout en étant farouchement hostiles à l’extrême droite, des millions de Français ont refusé la tactique du vote utile par rejet du projet néolibéral de Macron soit en s’abstenant (24.5%) soit en votant nul ou blanc (12%). Ces deux ensembles additionnés représentent 16 millions de personnes. Seize millions qui ont refusé le vote ou rejeté le dilemme par indifférence, par défiance ou par manque de confiance.
Ils proviennent de toutes les classes sociales et ils ont la volonté de compter dans les urnes lors de ce 3ème Tour que sont les Législatives et dans la rue, s’il le faut, afin d’endiguer la dérive néolibérale en perspective et de s’opposer aux contre-réformes de M. Macron qui compte, comme il l’a rappelé à la veille du deuxième tour, détricoter entre autres la loi du travail, la Sécurité Sociale et la retraite par répartition …
Enfin pour filer la métaphore sanitaire, signalons que dans certains cas graves, le bilan sanitaire évoqué plus haut peut être prolongé par la pratique d’examens complémentaires et plus poussés. A ce titre les législatives prochaines constitueront un moment d’observation privilégié pour se prononcer définitivement sur l’état du patient car d’ici à 2022, d’ici aux prochaines Présidentielles, il est impératif d’établir un diagnostic précis et vital de libérer ces millions de personnes de l’emprise du FN en trouvant des solutions à leurs difficultés sinon rien ni personne n’empêchera la France de tomber dans l’escarcelle de l’extrême droite.
Slaheddine Dchicha