Slaheddine Dchicha: Choix des Hommes et bonne gouvernance
Tous les Tunisiens ont encore en mémoire le discours prononcé le jeudi 16 mars 2017 par le chef du gouvernement à l’ouverture de la séance plénière de l’ARP, au cours duquel M. Chahed a cité la 11e thèse sur Feuerbach de Karl Marx: «Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer.»
Cette citation faite par un jeune Premier ministre libéral, auteur d’une thèse portant sur la «mesure de l'impact de la libéralisation des marchés agricoles sur les échanges et le bien-être» devant une assemblée en majorité social-libérale pour ne pas dire libérale tout court, peut paraitre insolite voire cocasse et elle a été considérée comme telle par les députés et en premier lieu par leur président qui ont malicieusement demandé à l’orateur un «bis» comme on le demanderait à une vedette de la chanson, et le Chef du gouvernement de s’exécuter sous leurs applaudissements nourris.
Mais une fois, les applaudissements, les railleries et les sourires ironiques tus, il s’impose de s’interroger sur les raisons de cette citation qui peut paraitre, en la situation politique et idéologique où elle est faite, paradoxale et incongrue
Est exclue tout de suite l’idée d’une farce faite par un des innombrables conseillers que l’on prête à M. Chahed. Exclue aussi l’idée d’en imposer et d’en mettre plein la vue, Le Premier Ministre ne semblant ni fat ni cuistre.
Considérée du point de vue de la philosophie politique ou philosophe de l’action, cet appui sur la praxis marxiste peut se justifier même devant cette assemblée plutôt conservatrice. En effet, l’homme politique, en homme d’action, se doit d’agir pour transformer la réalité mais pas n’importe comment. Il se doit de prévoir et d’agir à propos. En cela, il doit se placer du côté de Prométhée, ce Titan grec prévoyant et rusé qui, comme son nom l’indique, «réfléchit avant d’agir» contrairement à son exact opposé, son frère Epiméthée dont le nom signifie «celui qui réfléchit après»
Prométhée vs Epiméthée: prévenir vs guérir
M. Chahed est grand consommateur de ministres, en à peine huit mois, il a en congédié quatre: après M. Abdeljalil Ben Salem, ex- ministre des Affaires religieuses, limogé le 4 novembre 2016 et M. Abid Briki, ex-ministre de la Fonction publique et de la Gouvernance remercié fin février 2017, voici venu le tour de la ministre des Finances, Madame Lamia Zribi, et celui du ministre de l'Éducation, Monsieur Néji Jalloul, tous deux démis ce 30 avril 2017.
Certains des renvoyés n’étant pas remplacés comme ce fut le cas de M. Abid, certains Tunisiens, facétieux et pleins d’humour même dans les situations les plus tragiques, ont l’impression d’assister à une Téléréalité dont chacun des participants doit éliminer tous ses rivaux pour gagner et être sacré champion; ils commencent même à faire des paris!
D’autres pensent que M. Chahed dirige le pays et son gouvernement comme on gérerait une équipe ou une entreprise et donc il obéit aux lois du marché et procède par absorption, fusion et obligatoirement par élimination.
Mais l’humour n’empêche pas les Tunisiens d’être conscients que le Chef du gouvernement n’a pas les coudées franches et qu’il agit ainsi contraint par des forces dont certaines sont occultes comme ce fut le cas pour le Ministre des affaires religieuses, d’autres opérant en pleine lumière comme c’est le cas pour M. Jelloul dont le limogeage a réjoui M. Lassaad Yacoubi, le secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire, en ces termes, dans une déclaration rapportée par Mosaïque Fm : «La décision de limogeage de Néji Jalloul a été prise à la suite d’un accord conclu entre la présidence du gouvernement et la direction de la centrale syndicale», termes naïfs qui avouent et assument sans barguigner, mais termes qui ne feront qu’exacerber l’hostilité déjà très grande à l’égard de l’UGTT et la criminalisation quasi systématique de toute revendication sociale et toute action syndicale.
Certes M. Jelloul n’est pas un enfant de choeur. Il a été un Ministre atypique et un personnage haut en couleurs. N’a-t-il pas signifié haut et fort son indifférence voire son mépris vis-à-vis de ses adversaires le 5 février 2017, avant de proclamer qu’il préfère Zine el-Abidine Ben Ali à Moncef Marzouk et l’ancien R.C.D à Ennahdha, se rangeant ainsi de lui-même parmi les nostalgiques «Azlem» et s’attirant, par bravade et provocation, l’inimitié de plus d’un.
Mais alors sachant cela, pourquoi M. Chahed a-t-il tergiversé, pourquoi a-t-il résisté, pourquoi a-t-il attendu si longtemps avant de prendre sa décision de limoger M. Jelloul? pourquoi y a-t-il consenti maintenant?
Et si en plus de l’hostilité du milieu enseignant, il y avait un manque de cohésion et de cohérence dans l’équipe gouvernementale et s’il n’y avait rien de commun à cette équipe en dehors d’une volonté extérieure qui, au nom d’une supposée «union nationale», fait cohabiter des individus, représentants des objectifs, des intérêts et des agendas différents pour ne pas dire divergents et antagonistes. Ce problème aurait dû alors être envisagé et traité en amont, lors des consultations et avant la formation du gouvernement.
En effet, certains limogeages s’expliquent par des pressions de lobbys, de forces politiques, de groupes d’intérêts, d’autres non. Ainsi en est-il du renvoi abrupt de Madame Zribi auquel est attribué la dépréciation et le flottement du Dinar. Or, ces initiatives d’une grande importance et d’une haute gravité pour le Pays et pour l’ensemble des citoyens, auraient dû normalement se discuter et se décider d’un commun accord à moins d’un déficit de coordination ou plus grave d’un manque de compétence ; à moins enfin que certaines personnes servent d’exutoire à une politique qui ne veut pas reconnaitre ses limites et affronter sa remise en question et qui se trouvent ainsi sacrifiées pour alléger une équipe en surnombre.
Discontinuité et dysfonctionnements
En effet, l’équipe gouvernementale est très importante, trop importante pour les 11 millions d’habitants. Vingt-six ministres et quatorze secrétaires d’Etat ! ce qui fait 1 ministre ou secrétaire d’Etat pour 275000 habitants contre 1 pour 1 .800000 habitants pour la France par exemple. Ce nombre élevé, quarante, s’explique par le souhait de représenter le maximum de sensibilités de «l’union nationale», hélas l’hémorragie révèle non seulement les failles du Casting mais surtout le choix malheureux de ce chiffre symbolique qui évoque inévitablement pour les gouvernés les Mille et Une Nuits!
Cette façon de procéder discrédite le Chef de gouvernement et ébranle son autorité, déjà entamée par ailleurs sur le plan social comme l’a montré l’accueil qui lui a été réservé récemment à Tataouine. En outre les changements fréquents de personnes dans l’équipe gouvernementale provoque forcément une discontinuité dans la politique et le programme suivis, des changements d’équipes, des interruptions dans les projets en cours et parfois l’abandon ou la réorientation des actions entamées… ce qui peut provoquer, retards, impatience et grogne sociale.
En tout cas cette politique de l’après coup fait penser au héros grec l’Epithémée, ce personnage qui court après le temps et qui ne réfléchit qu’après avoir agi. Il n’a aucune prise sur les événements, sur le temps. Au lieu d’agir, il est agi ; au lieu de prendre son temps et de réfléchir, il est pris par le temps et regrette. Son manque de prévision fait qu’au lieu de décider, ce sont les événements et les autres qui décident pour lui!
Slaheddine Dchicha