Taoufik Habaieb: Le pire, nous pouvons l’éviter!
Commençant ce lundi par un jour férié célébrant pourtant la fête du Travail, valeur de plus en plus oubliée, le mois de mai se terminera avec le début du ramadan. C’est-à-dire la séance unique qui se prolongera trois mois durant jusqu’à fin août, les longues soirées, le relâchement de l’effort et la surconsommation. Adieu la productivité, bonjour les dégâts ! Comme si la Tunisie convulsive de ses tensions pouvait se le permettre et son économie y résister.
La classe politique est ailleurs. Chacun, affûtant ses armes pour les grandes échéances électorales successives, s’est déjà lancé dans la course. D’abord, pour les municipales du 17 décembre prochain mais surtout et fort prématurément pour les législatives et la présidentielle de 2019.
Finalement résolu à créer son parti Al Badil, Mehdi Jomaa se propose en alternative. Slim Riahi, tonitruant, rompt le pacte gouvernemental et s’allie avec Mohsen Marzouk et une dizaine d’autres partis épars dans un Front du salut. Hafedh Caïd Essebsi multiplie le recrutement de «grosses pointures» dans un ultime exercice de réanimation de Nidaa. Mustapha Ben Jaafar, s’apprêtant à passer le témoin à la tête d’Ettakatol, entend, lui, raviver sa flamme d’antan. Yassine Brahim s’emploie à restructurer Afek et le déployer dans toutes les régions. Et Rached Ghannouchi poursuit inlassablement sa mission de convertir Ennhadha en parti civil et de consolider méthodiquement sa position sur l’échiquier.
Qui se soucie alors véritablement de ce qui se passe à Tataouine, et dans d’autres régions entrées en effervescence ? Qui cherche à comprendre les origines profondes de tant de frustrations ? Et qui prend son courage à deux mains et s’élance en première ligne pour dialoguer avec ces foules assourdissantes de revendications... pour la plupart légitimes ? Si pour se donner bonne conscience, tous signent des déclarations de soutien, personne n’apporte de solutions ou une quelconque contribution.
Tataouine, c’est 12 000 chômeurs (32%) dont 4 500 diplômés du supérieur pour une population de 150 000 habitants. La plupart vivotent grâce aux mandats envoyés par leurs enfants émigrés et aux maigres revenus de l’élevage compromis par une pluviométrie rarissime (moins de 100 millimètres par an) et avec la chute du dinar libyen, la concurrence du mouton libyen et importé, illégalement introduit. Que reste-t-il alors en source de revenu ? La contrebande, de plus en plus surveillée ? Les compagnies pétrolières et leur écosystème de main-d’œuvre, de catering, et autres services annexes ? Or, la sous-traitance dans ce secteur, captée par de grandes entreprises d’ailleurs, échappe à celles locales. Sans parler de l’abandon général dont souffrent les maigres équipements sociaux éducatifs. Pas moins de cinq femmes ont dû succomber en pleine couche, faute de prise en charge par un obstétricien. L’émotion est vive. Les horizons sont obstrués. La grogne monte et la contestation générale frise l’insurrection. Depuis des années déjà, les capteurs d’alerte n’étaient pas perçus à Tunis.
Vivement interpellé, Youssef Chahed et son gouvernement ne pourront qu’agir en pompiers, essayant sinon d’éteindre le feu, du moins de le circonscrire. Les annonces seront nombreuses. Le détail de leur opérationnalité n’est pas précisé. Comme à Sfax. Livré seul à son sort par la coalition censée le soutenir, le chef du gouvernement pare au plus urgent. Que le code des investissements soit adopté, le plan promulgué et que le FMI débloque les crédits en suspens, les Tunisiens, eux, las d’attendre, ne réclament qu’une amélioration immédiate de leur quotidien.
Avides de récupération politique, des partis se ruent avec empressement. Malgré tant d’offres alléchantes, et de tentatives répétées, ils seront tous balayés par la population en colère. Certes, des hommes d’affaires de la région, cherchant à récupérer une part du marché de l’écosystème pétrolier, mettent la main à la poche pour soutenir les protestataires et mettre à leur disposition véhicules et autres moyens logistiques. Mais point de financement extérieur ou d’argent politique, affirment les organisateurs. Plus encore, les politiques, démasqués, sont plus qu’abhorrés, rejetés.
La fin des partis de masse, centralisés et inopérants sur le terrain, a sonné. En France, toutes proportions gardées, Emmanuel Macron, confirmé sur sa route vers l’Elysée, en a donné une belle preuve. A Tataouine, dans un autre cas de figure, on en perçoit une édifiante illustration.
Nos politiques tardent à comprendre qu’une nouvelle logique s’impose en Tunisie. Face à l’affaiblissement de l’Etat et à la montée de l’individualisme, l’unité nationale est mise à rude épreuve. L’implosion sociale est gravement menaçante. Au-delà d’un nouveau modèle économique, c’est tout un mode politique innovant qui est le plus urgent à concevoir. Une refonte générale du système, une autre pratique de la gouvernance, une lecture plus attentive de la réalité, des réponses immédiates et appropriées.
Garder son optimisme tout en se préparant au pire ? Mieux, œuvrer pour éviter le pire..
Taoufik Habaieb