Tunisie : pour une relance économique pérenne fondée sur la compétitivité
Les polémiques et débats qui ont porté sur la dévaluation du dinar consécutif entre autres à une déclaration équivoque d’un membre de gouvernement ne font que révéler au grand jour l’incapacité du «politique» à pouvoir agir directement sur les conditions de la reprise économique oh combien indispensable compte tenu de forte dégradation sociale dont les conséquences sont difficilement prévisibles. En polarisant le débat sur le taux de change du dinar, on tente d’agir sur les symptômes plutôt que sur les causes structurelles qui ont conduit à la situation actuelle. La Tunisie a connu depuis 2011 un phénomène exceptionnel dans l'économie mondiale: la part de la consommation des ménages dans le PIB a gagné plus de 8 points de pourcentage en 5 ans, passant de 61,7% en 2010 à 70% en 2015. La dépense publique a également connu une nette progression, passant de 16,4% du PIB en 2010 à 19,4% en 2015, soit une hausse de 3 points de PIB. Parallèlement, l'investissement a reculé de plus de 5 points de PIB sur la même période, de 24,7% du PIB à 19,4%. Il est important de préciser que la répartition des principales composantes du PIB est généralement relativement stable en débit des fluctuations conjoncturelles. Pour terminer ce tour d'horizon, rappelons que l'un des corollaires de cette situation exceptionnelle est la forte aggravation du déficit commercial, de 4.8% en 2010 à 11% en 2015. La dépréciation du dinar est clairement la résultante de cette situation et ce ne sont que les interventions de la Banque centrale qui peuvent limiter ce mouvement. Inutile de préciser que celles-ci ne sont possibles que tant qu'il existe des réserves de change.
Ceci est de nature à expliquer la fébrilité du gouvernement et de la banque centrale qui ne disposent en réalité que de très faibles marges de manœuvre pour limiter artificiellement la dépréciation de la monnaie toujours douloureuse socialement puisque renchérissant le coût des importations. Dans une telle situation, un cercle vicieux s'enclenche puisque la dépréciation de la monnaie qui est une conséquence de la dégradation du solde extérieur alimente, au moins dans un premier temps, cette dégradation et c'est ce cercle vicieux qui peut entretenir une certaine confusion entre symptôme et cause. Cette tension relative à la situation des réserves de change permettant de maintenir artificiellement le cours d'une monnaie a rappelé à certains observateurs la situation de la Thaïlande en 1997. La situation n'est toutefois guère comparable. A cette époque, le bath thaïlandais était en change fixe avec le dollar dans un contexte de forte mobilité des capitaux permettant une spéculation effrénée épuisant rapidement les réserves de change de la banque centrale. Et les fuites de capitaux s'étaient également accélérées suite à la baisse de rentabilité d'investissements étrangers massifs, c’est-à-dire un fort reflux de capitaux, ce qui n'est pas là non plus le cas de la Tunisie. Rappelons enfin que la crise asiatique a été d'une violence inouïe pour la Thaïlande, l'investissement total reculant de 22 points de PIB entre 1996 et 1998 et le volume des importations de 32% sur la même période, le tout au prix d'une forte hausse du nombre de chômeurs.
Fort de ce diagnostic mis en perspective au regard de multiples expériences internationales, il nous semble urgent d’inciter les entreprises à reconsidérer leur modèle d’affaires et de production afin de soutenir leur dynamique de croissance et de compétitivité. Ce n’est que dans ces conditions qu’elles pourront retrouver la confiance de leurs consommateurs enclins à changer leurs habitudes de consommation fondées sur la préférence aux produits importés pour peu qu’on leur offre des produits d’un meilleur rapport qualité/ prix. L’état, de son côté, ne pourra lui-même s’exonérer d’une réflexion globale sur son périmètre d’intervention longtemps hérité du modèle de l’état providence qui ne peut perdurer sans des finances saines et une bonne gouvernance. Le cas de Singapour est à ce titre intéressant à étudier à plus d’un titre dans la mesure où il montre que la politique poursuivie par l’ancien premier ministre Lee Kwan Yew a su éviter que la libéralisation économique ne se traduise par l’explosion d'égoïsmes individuels et catégoriels, la dissolution des valeurs et la généralisation de la corruption.
Ce débat doit être dépassionné et porter sur ce que devraient être les missions fondamentales de l’état dans une économie en transition généralement fortement tributaire de l’intervention des pouvoirs publics. L’expérience des pays nordiques pourrait par ailleurs utilement nourrir les réflexions des pouvoirs publics en matière de dialogue apaisé entre le patronat et les syndicats de salariés avec pour priorité la relance de la compétitivité dans l’intérêt bien compris des deux parties et plus généralement du pays. Des pratiques managériales permettant de répondre de façon innovante aux attentes tant des employeurs que des employés devront être encouragées et soutenues. Celles-ci devront intervenir non plus exclusivement au sein des entreprises mais de plus en plus au niveau inter-organisationnel, au sein de partenariats d’entreprises ou de partenariats mixtes (public/privé ; profit/non-profit, etc.).
En décloisonnant et décentralisant l’administration, on peut créer les conditions d’une croissance inclusive et durable qui favorise la valorisation accrue des formes locales de gouvernance libérant par la même les initiatives et l’esprit entrepreneurial des acteurs socio-économiques locaux. Le périmètre de mise en œuvre des nouvelles formes de gouvernance doit se situer au plus près de l’activité économique, des régions ainsi que des bassins d’emploi pour créer les conditions de rétablissement de la confiance si nécessaires pour relancer la machine économique.
Karim Saïd
Universitaire en France et expert international