Slaheddine Dchicha: La France national-libérale
Le 1er Tour des élections présidentielles françaises a donné lieu à un jeu de massacre qui a ravagé le paysage politique en le modifiant comme jamais depuis la fondation de la Ve république par le général de Gaulle en 1958. En effet, les forces politiques qui ont alterné au pouvoir depuis 1981, les partis de gouvernement, le Parti Socialiste pour la gauche et Les Républicains pour la droite, sont laminés et tous deux éliminés.
En conséquence, le 2ème tour propose une affiche inédite: un duel singulier entre un nouveau venu de 39 ans, Emmanuel Macron arrivé en tête avec 23,8% des voix et Marine Le Pen, présidente du Front national qui a obtenu 21,43% des suffrages.
En attendant ce deuxième tour, qui aura lieu le 7 mai prochain, il s’impose d’examiner la configuration nouvelle de cet apparent champ de ruine qu’est le Paysage Politique Français (PPF) afin de cerner et évaluer les nouveaux rapports de forces en présence?
Avec ce premier tour, nous assistons à l’irruption d’une génération plus jeune et qui entend s’organiser et agir autrement et en dehors du schéma classique droite/gauche. Désormais, le PPF est multipolaire, puisque l’on n’observe pas moins de cinq ensembles.
Les sortants
Il faut croire que l’on assiste à la fin d’une époque qui était marquée par la bipolarité droite/gauche, organisée autour des traditionnels et classiques vieux partis et dominée par des «professionnels de la politique» devenus de plus en plus âgés et de plus en plus éloignés des préoccupations de leurs concitoyens en raison de leur renouvellement très rare et très lent et du cumul de leurs mandats.
François Fillon, le candidat Les Républicains, n’arrive qu’à la troisième place et avec seulement 19,91% des voix. Or qui aurait pu imaginer en novembre dernier lors de sa brillante qualification à la Primaire de la Droite que M. Fillon serait éliminé dès le 1er tour ? Après avoir éliminé ses adversaires dans sa propre famille politique, Il avait un boulevard devant lui étant donné la division de la gauche. Bref, une élection que la droite ne devait pas perdre mais qu’elle a perdue à cause de l’entêtement de son candidat, l’aveuglement de ses dirigeants et du sens moral des électeurs qui n’ont pas oublié les emplois fictifs, le népotisme, l’enrichissement personnel, les cadeaux acceptés et soi-disant rendus, les mensonges et la trahison de la parole donnée… Jugéindigne de la fonction convoitée, François Fillon a été réduit au noyau dur de son électorat et du même coup son renvoi devant les juges devient inéluctable.
Inéluctable a été aussi la sanction dans les urnes de la gauche de gouvernement. Après cinq ans d’impopularité record engendrée par des promesses non tenues, par une politique étrangère dévoyée, asymétrique et inféodée aux USA, François Hollande a voulu terminer en beauté, en adoptant au forceps une inique loi du travail qui remet en cause plusieurs acquis obtenus de haute lutte et il a failli réussir encore mieux avec la déchéance de la nationalité à laquelle il n’a renoncé qu’au dernier moment.
Les électeurs ont sanctionné aussi les divisions de la gauche, ses trahisons, le non-respect des règles de son propre primaire. Et le pauvre Benoît Hamon, à peine soutenu par son parti, délaissé par certains de ses barons et siphonné sur sa gauche par Mélenchon et sur sa droite par Macron, malgré une campagne volontariste et courageuse, ne pouvait pas espérer plus que les dérisoires 6,35 % de voix qu’il a obtenues.
Mais ce score dérisoire signe le déclin du Parti Socialiste et confirme cette vague de fond qui est en train d’emporter la social-démocratie partout en Europe comme en Islande, en Finlande et au Pays-Bas.
«Les impétrants»
Les trois arrivants prétendent chacun à sa façon et avec des nuances ne pas faire partie du système. Voyons ce qu’il en est réellement.
Certes «La France insoumise», le mouvement représenté par Jean-Luc Mélenchon n’a été fondé que depuis un peu plus d’un an, plus exactement le 10 février 2016 et à ce titre son résultat de 19,64% des suffrages est un réel succès. Mais Mélenchon, ce redoutable tribun a fait ses armes au Parti Socialiste et au Parti de Gauche, il a été sénateur, ministre et est toujours député européen. Il a bénéficié par ailleurs du soutien du Parti Communiste et de celui des composantes du Front de gauche. C’est donc un enfant du système qui se situe désormais en dehors de lui et veut le changer grâce à des moyens, il est vrai, originaux: un mouvement, un réseau de groupements et d’associations, un site web, une chaine You Tube…
Mais la nouveauté et l’attitude hors et antisystème s’observe surtout dans le programme, les valeurs et thèmes défendus: la VIe République, le partage des richesses, euroscepticisme, souverainisme, antilibéralisme, alter mondialisme.
Cohérent avec lui-même et avec ses valeurs, J-L Mélenchon ne peut pas appelerà voter au deuxième tourpour Macron qui incarne son exacte antithèse. Il veut préserver ses chancespour les Législatives et pour plus tard lors de la reconstruction sinon d’une gauchedu moins d’une alternative au libéralisme qui vient.
Les finalistes
Les deux finalistes se présentent eux aussicomme «nouveaux» et hors système.
Chez Marine Le Pen, la dénonciation du système – le fameux «establishment» de son père - frise l’obsession alors qu’elle fait partie de ce système dont les médias ne cessent de l’inviter, de l’intégrer et de la banaliser. En effet, sa qualification au deuxième tour était prévue et attendue et les médias et les analystes du système la voyaient même arrivant en tête, c’est dire combien elle a été normalisée. Quinze ans après son père, avec 21,43% des voix,elle renouvelle l’exploit, le renforce et l’amplifie mais elle ne suscite ni clameurs, ni manifestations. Cela parait normal et logique. Il faut croire que, depuis les manifestations massives, les clameurs attristées et les protestations énergiques d’avril 2002, la fameuse « lepénisation » des esprits a opéré et que les idées du Front National :le repli sur soi, la haine de l’autre, le populisme, le nationalisme le plus étroit et le plus chauvin se sont propagées et ont parfois été « triangulées » par d’autres formations politiques au point d’être partagées désormais par 7 643 276 électeurs!
Le favori
Face à cette nationaliste souverainiste, antimondialiste et antieuropéenne, se dresse le très libéral Emmanuel Macron. Encore inconnu du grand public, il y a juste trois ans, il aime à se présenter comme un homme neuf, comme l’homme du nouveau sinon du renouveau.
A la surprise générale, ce jeune homme brillant et précocerenonce à sa réussite fulgurante et démissionne du Ministère de l’Économie, de l'Industrie et du Numérique pour fonder «En Marche!» En effet, il y a tout juste un an, le 6 avril 2016, il a créé ce mouvement assorti modestement à ses initiales EM. Cette Association pour le renouvellement de la vie politique est un parti social-libéral mais pas comme les autres. Il autorise ses adhérents à appartenir à d’autres organisations et n’exigent d’eux aucune cotisation.
Ce novice en politique prétendait n’être ni de droite ni de gauche mais depuis peu il se veut des deux, et de droite et de gauche. Afin de rassembler et de ratisser large car c’est un libéral attrape tout, ce qui est corroboré par les ralliements les plus hétéroclites et par les appels en sa faveur des personnalités et des organisations les plus diverses et le plus variées et ce, bien avant sa qualification au 2e tour et l’appel au vote «utile et républicain pour faire barrage à l’extrême droite».
Car cet homme qui se veut hors-système et qui prétend incarner le nouveau et le changement est un produit du système, du vrai pouvoir, celui du «nerf de la guerre», celui de la haute finance.
En effet, ce futur Président qui s’est donné pour objectif «l'adaptation économique de la France à la mondialisation», n’est pas sorti de nulle part. A l’ENA, à l’Inspection des finances, à la Commission Attali, à la banque Rothshild, au Secrétariat général de l’Elysée et au Ministère de l’économie, de l’Industrie et du Numérique, il a eu tout loisir de tisser son réseau et de bien asseoir ses alliances que l’on voit surgir aujourd’hui de partout, ce qui lui permettrale 7 mai de triompher sans doute de la nationaliste Marine Le Pen.
En fin de compte, ce premier tour a satisfait les deux France. La nationale et la libérale, suivant en cela Jean-François Bayart: «Le national-libéralisme, c’est le libéralisme pour les riches, et le nationalisme pour les pauvres» (*)
A moins d’un accident majeur, la France qui l’emportera le 7 mai est déjà connue et elle se réjouit déjà!
Slaheddine Dchicha
(*) l’Impasse national-libérale, La Découverte, 2017, p.16