Fatma Marrakchi Charfi - Le dinar : Quand une simple déclaration rend les marchés frileux !!!
Que vaut le dinar effectivement ? Est-ce que le dinar est surévalué ? Si c’est le cas de combien ? Est-ce que l’autorité monétaire a intérêt à le maintenir surévalué ? Est ce qu’elle doit le laisser glisser ? Parle-t-on dans ce cas de dévaluation ? de dépréciation ? Une cacophonie généralisée autour du sujet et on utilise le concept chez les novices comme chez les initiés sans distinction. Tout le monde en parle ! Mais on ne badine pas avec ça ! Le sujet est trop important et il est du ressort des économistes !
D’abord, il y a une grande différence entre dévaluation et dépréciation et la distinction ne relève pas d’un caprice de l’enseignant très à cheval sur les concepts mais d’une distinction qui différencie l’engagement de l’autorité monétaire. On utilise dévaluation quand c’est l’autorité monétaire et en l’occurrence la banque centrale qui décide d’une manière officielle d’abaisser la valeur d’une monnaie. Pour le dinar, on ne peut pas parler de dévaluation car ce n’est pas la BCT qui fixe sa valeur, mais c’est le marché par le biais de l’offre et de la demande de devises et la banque centrale est preneuse de ce taux et n’intervient qu’à sa discrétion quand elle juge que la volatilité du dinar nécessite son intervention en utilisant les réserves de change et là réside toute la différence. Ainsi parler de dévaluation est non seulement inapproprié mais faux car la banque centrale n’a aucune obligation de défense de la parité du dinar dans le cadre du nouveau cadre opérationnel de la politique de change. La banque centrale intervient pour lisser des volatilités et non pour inverser une tendance de marché.
Que vaut le dinar réellement ?
La valeur de la monnaie est le miroir de la performance réelle de l’économie. D’une manière générale, si l’économie réelle est performante, la monnaie aura tendance à s’apprécier et si au contraire, l’économie passe par des difficultés : enregistre une croissance molle, accumule des déficits (un déficit commercial croissant, un déficit courant qui s’aggrave, et un déficit budgétaire qui se creuse et un endettement extérieur de plus en plus élevé et problématique etc…), le dinar ne peut que perdre de la valeur. Ainsi, l’évolution des fondamentaux de l’économie exige d’avoir un dinar plus déprécié, puisque la valeur du dinar à moyen terme est déterminée par une combinaison des fondamentaux de l’économie.
De combien est la surévaluation du dinar ? Le dinar est certes surévalué mais de combien ? La réponse à cette question est difficile mais on peut estimer des tendances. Sans pousser très loin l’analyse théorique et empirique, nous avons des indicateurs qui peuvent nous orienter :
Le premier indicateur est donné par les estimations faites du désalignement du dinar par rapport à sa valeur d’équilibre, du dernier rapport publié du FMI (IMF Country Report No. 16/138) publié en juin 2016. Ce rapport affiche les résultats les estimations faites du désalignement (qui est dans notre cas une surévaluation) du dinar par rapport à sa valeur d’équilibre suivant différents modèles et scénarios. Les chiffres montrent deux valeurs extrêmes qui sont une surévaluation allant de 6,4% à 13,1% (il y a d’autres chiffres pour des scénarios intermédiaires tels que le chiffre 9% qui revient pour deux modèles possibles). Ces estimations sont bien sûr en termes réels et pour 2016. Qu’en est–il du nominal ? Un simple calcul tenant compte du différentiel d’inflation entre la Tunisie et ses partenaires nous permet de calculer la parité d’équilibre entre le dinar et l’euro. Ainsi, en tenant compte du scénario extrême (celui de 13,1) la parité dinar euro serait entre 2,7 et 2,8 dinars pour un euro, en 2016.
Un deuxième indicateur, c’est le taux sur le marché parallèle. En effet, au marché noir les mécanismes de marché fonctionnent parfaitement et sans contraintes, donc le taux qui en ressort est bien le reflet du taux qui équilibre l’offre et la demande des devises en contrepartie des dinars. Il n’y a pas longtemps ce taux était entre 2,7 et 2,8 dinars pour 1 euro, d’après mes investigations. Ainsi sa valeur d’équilibre estimée ne semble pas justifier une telle dégringolade !
Qu’est ce qui fait que le dinar chute en si peu de temps?
Est-ce la détérioration de la balance commerciale ? Historiquement et structurellement, la balance commerciale tunisienne a toujours été déficitaire en Tunisie, mais la balance des services dégageait un excédent et arrivait à résorber une partie du déficit commercial. Par exemple en 2005, l’excédent de la balance des services résorbait 93% du déficit commercial ce qui réduisait le recours à l’endettement extérieur. En 2016, la balance des services ne résorbe que 5% du déficit commercial, ce qui augmente le recours aux capitaux étrangers notamment l’endettement étranger et la pression sur la valeur du dinar.
Pour le premier trimestre 2017, le déficit commercial a augmenté de 57,3%, puisque les importations avaient tendance à croitre plus vite que les exportations. En effet, sur cette période et globalement, les importations ont augmenté de 20,3% et les exportations ont augmenté de 7,4% uniquement, ce qui justifie en soi une dépréciation. Toutefois, si on distingue entre le régime général et le régime offshore, nous pouvons avoir une idée plus précise de l’érosion de devises au titre de la balance commerciale. Nous savons que le régime général est un régime caractérisé par l’obligation de rétrocession des devises qui proviennent des exportations des opérateurs, donc ces derniers doivent rétrocéder le fruit de leurs exportations à la banque centrale et quand ils ont besoin d’importer ils sont obligés de passer encore une fois par la BCT pour convertir la monnaie nationale en devises et supporter le risque de change. Par conséquent, c’est principalement ce régime général qui affecte la valeur du dinar. En s’intéressant de plus près à ce régime, on peut remarquer que les importations augmentent au rythme de 22,2% et les exportations reculent de 11%. Ce qui impacte encore plus la valeur du dinar à la baisse.
Paradoxalement, ce déficit commercial du premier trimestre 2017, n’a pas beaucoup impacté à la baisse la valeur du dinar puisque les données quotidiennes sur le marché interbancaires publiées et recueillies sur le site de la BCT montrent que le dinar s’est déprécié de 0,8% contre le dollar américain et 3,23% par rapport à l’euro, entre le 30 décembre 2016 et le 17 avril 2017. Epar contre, entre le 30 décembre 2016 et le 20 avril 2017 (dernière donnée sur le site de la BCT), la dépréciation du dinar par rapport au dollar US, est de 3,14% et de 6,78% par rapport à l’euro. Ainsi en trois jours le dinar a perdu de sa valeur plus qu’il n’a perdu en 100 jours, malgré le déficit commercial aigu sur la période.
Les chiffres montrent bien que l’effet d’annonce sur une intention « hypothétique » que l’euro pourrait s’échanger en contrepartie de 3 dinars a précipité la dépréciation du dinar. Ce phénomène est rapporté par la littérature économique comme étant le phénomène « des anticipations auto réalisatrices ». Nous savons que le marché des changes est très frileux par rapport aux annonces et si ces annonces sont intégrées par les opérateurs dans leur comportement, cela perturbe le fonctionnement des marchés et rend la tâche de la BCT plus encore plus compliquée. Pourquoi plus compliquée ? Tout simplement parce que nos réserves en devises sont en train de diminuer (le 20 avril 2017, nous sommes à 12427 MD, ce qui revient à 102 jours d’importation, contre 106 jours d’importations une année auparavant) et que la BCT est censée gérer ces devises pour payer les importations, pour honorer les engagements en termes de dettes et aussi pour se prémunir contre des chocs exogènes négatifs. Alors que la clôture de la mission du FMI aurait pu stabiliser la valeur du dinar pour ne pas dire l’apprécier, étant donné les conclusions positives et l’avis favorable de la délégation du FMI quant au décaissement du prêt qui reste bien sur tributaire de l’avis du conseil d’administration du FMI, le dinar a pris un coup, suite à ces déclarations qui non seulement ne sont pas responsables mais qui ne sont pas du ressort du ministère des finances. Plus encore, cette dépréciation suite à l’effet d’annonce aura des répercussions négatives sur les dépenses gouvernementales ce qui va donner du fil à retordre pour le ministère des finances qui doit trouver des solutions pour réduire ce déficit budgétaire.
Quelles en seront les répercussions sur l’économie nationale ?
La dépréciation du dinar vis-à-vis de l’euro et vis-à-vis de l’USD aura au moins, trois effets négatifs et un quatrième censé être positif:
- Le premier est relatif au renchérissement de la dette extérieure (privée et publique) exprimée en monnaie nationale. L’envolée de la dette publique aura tendance à alourdir le déficit budgétaire, chose qu’on voulait éviter à tout prix, étant donné l’état du déficit budgétaire)
- Le deuxième effet est sur la caisse générale de compensation et donc sur le budget de l’Etat qui est aussi négatif. En effet, outre le renchérissement de la dette publique qui creusera le déficit budgétaire, il y aura un renchérissement des produits importés de première nécessité, ce qui alourdira les dépenses de la caisse de compensation. Le ministère des finances au lieu de veiller à alléger le déficit budgétaire aurait participé à creuser ce déficit qu’il faudrait financer.
- Le troisième est le phénomène inflationniste qui est dû à la transmission de la dépréciation du dinar aux prix domestiques. Certes, l’impact de la dépréciation sur l’indice de prix à la consommation est faible étant donné que 26,6% de cet indice est formé par des biens dont le prix est administré (dont l’impact sera sur la caisse générale de compensation), mais l’impact de la dépréciation sur le prix des biens importés est important. De même que l’inflation sous-jacente (à laquelle les décideurs de politiques économiques « policy makers » sont très attentifs), est très sensible à la volatilité du dinar.
- Le quatrième effet est censé être positif. En effet, une dépréciation est censée améliorer la balance commerciale à long terme, en décourageant les importations qui deviendraient plus chères et en encourageant les exportations qui deviendraient moins chères pour le client européen. Cet effet est conditionné par le fait que l‘effet volume l’emporte sur l’effet prix. Les dernières estimations montrent que la dépréciation n’améliore pas la balance commerciale à long terme quand on tient compte de tous les secteurs confondus, elle n’améliore que certains secteurs (publication à venir). L’effet de court terme est négatif puisque les commandes sont passées par contrat avant la dépréciation donc les quantités sont connues avec des prix à l’import plus élevés puisque la grande majorité des factures sont libellées en devises et donc ces sont les importateurs tunisiens qui supportent le risque de change.
Que faire?
Essayons de sauver les meubles ! Tant que le dinar reste sous pression, (demande excédentaire de devises par rapport à l’offre) il ne peut que perdre de sa valeur. Toutefois, dans le court terme et d’une manière ponctuelle, un afflux de capitaux étrangers (que ce soit du FMI, de l’UE de la BM permettrait au dinar de freiner sa descente et peut être reprendre des couleurs. Mais sur le moyen terme, il n’y a que la production de richesses, les exportations de biens et services qui peuvent en résulter ou un retour des IDEs qui peuvent soutenir le dinar et stopper cette chute.
En effet, pour améliorer la valeur du dinar il faut agir dans le sens de la réduction du gap entre l’offre et la demande de devises. L’augmentation de l’offre de devises est tributaire de la reprise des exportations des biens et surtout de la reprise d’une activité normale dans le secteur des mines, le retour des touristes qui semble plus sensible à l’aléa sécuritaire qu’à la dépréciation du dinar. En outre, le retour des tunisiens à l’étranger pour ramadan ou pour l’été et le rapatriement de leurs revenus en Tunisie pourrait aider le dinar à remonter la pente.
Si on se penche du côté des importations, on peut prendre des mesures assez rapidement pour freiner cette évolution effrénée des importations des biens autres que ceux de première nécessité ou ceux qui servent à des consommations intermédiaires que ce soit pour la production locale ou pour les produits destinés à l’export, à défaut de pouvoir relancer les exportations. Ainsi, si dans le court terme, il est impossible de « booster » les exportations, il est impératif de rationaliser les importations. Ce message n’est pas nouveau, ce message a été lancé dans mes différents écrits ici même sur les colonnes de Leaders. Nous avons déjà et à maintes reprises attiré l’attention du gouvernement qu’il s’agit de rationaliser les importations. Plusieurs options sont possibles :
L’analyse pour les trois premiers mois de 2017 la structure de la balance commerciale par partenaire montre que les trois principaux pays avec lesquels nous enregistrons un déficit commercial sont ! La chine à raison de 942,4 MD (24,3% du déficit total), la Turquie à raison de 478,1 MD (12,3% du déficit total) et la Russie à raison de (406,1 MD). A l’opposé, la Tunisie enregistre un excédent de 624,3% avec la France, de 79,1 MD avec le Royaume Uni et 175,8 MD avec la Libye).
- Avec la Chine par exemple, on peut augmenter les droits de douane de certains produits qui paient des tarifs qui sont en dessous des taux consolidés et permis par l’OMC. Cela réduirait les importations et permettrait à l’Etat d’avoir des recettes fiscales qui ne seraient pas de trop au lieu d’opter pour des restrictions quantitatives qui sont beaucoup moins tolérés par l’OMC, car non transparentes et dont l’équivalent tarifaire bénéficierait à l’importateur.
- D’une manière générale, on peut aussi demander d’activer des clauses de sauvegarde qui sont temporaires et qui peuvent nous permettre d’avoir une bouffée d’oxygène. Ces clauses de sauvegarde ne sont possible que si le pays arrive à démontrer la détérioration de sa balance des paiements et que certains secteurs ont été fortement et négativement impactés par leur libéralisation. Ces mesures pourraient relâcher la pression sur la balance des paiements et donc sur le dinar.
- Les services techniques devraient aussi être plus rigoureux dans la vérification des normes techniques pour les importations de produits industriels et les normes sanitaires et phytosanitaires pour les produits agricoles importés (applicables pour les produits chinois et turques).
- Essayer de renégocier l’accord de libre-échange entre la Tunisie et la Turquie et conditionner les importations par des exportations tunisiennes vers la Turquie pour un commerce plus équitable.
- Les campagnes de sensibilisation appelant à consommer « TOUNSI » peuvent aussi rationnaliser les importations. Il faut prendre conscience que si on gaspille les devises dans des importations de biens dont l’équivalent existe en Tunisie, il arrivera un moment où nous ne serons plus en mesure d’importer les médicaments, les pièces de rechange, le blé, le pétrole etc … bref les biens nécessaires et vitaux.
La prise de conscience de consommer « TOUNSI » est nécessaire et donnerait de meilleurs résultats qu’une limitation des importations par le gouvernement car la protection ne fait que favoriser le secteur informel, qui est une des principales sources du mal en Tunisie. Ainsi, il ne faut pas oublier que la protection encouragerait le commerce parallèle et là il faut une prise de conscience par les tunisiens pour boycotter la contrebande. Il faut aussi que le gouvernant mène une guerre sans merci contre la contrebande.
Au final, ces solutions ne sont qu’à court terme et pour que le dinar reprenne des couleurs il faut se mettre dans une logique de travail et de création de richesse. Il faut que la Tunisie se remette sur le sentier de la croissance et les tunisiens au travail. Il faut que les tunisiens arrêtent les grèves et les arrêts de travail intempestifs. Sinon et à ce rythme, on va continuer à s’endetter non pas pour investir mais pour payer les salaires et rembourser l’endettement contracté et on s’installera dans un cercle vicieux et une spirale infernale d’endettement à des coûts de plus en plus exorbitants.
Fatma Marrakchi Charfi
Professeur d’Economie