De Gaza a khan Cheikoun, une brève histoire de la guerre chimique
La guerre chimique a donné naissance à une notion nouvelle en toxicologie : l’action criminelle individuelle d’introduction volontaire d’un poison (substances nocives et toxiques) aboutit à celle d’ «empoisonnement collectif et massif».
On aurait tort de croire que l’empoisonnement massif date de 1915 et serait l’œuvre des seuls Allemands. L’usage de substances chimiques dans les guerres est un fait ancien indiscutable.
Un fait ancien avère
En 600 avant J.C., les Athéniens assiégeant la ville de Kirrha en empoisonne l’eau avec un extrait de racines d’hellébore cardio-toxique. Selon National Geographic, en 256 après J.C. et dans le sud-est de la Syrie précisément, l’avant-poste romain de Dura-Europos est assiégé par l’armée perse. Les Perses brûlent des jarres de bitume et de goudron pour asphyxier l’ennemi romain. L’emploi au cours de ce siège de ces armes chimiques rudimentaires d’origine pétrolière est attesté par la plus ancienne preuve archéologique en possession des historiens affirme la revue américaine. Pour preuve, une vingtaine de corps de soldats romains agrippés encore à leurs armes a été découverte dans un tunnel des ruines de Dura-Europos. (Courrier International, 13 septembre 2013).
Par ailleurs, «le feu grégeois» - une substance incendiaire probablement à base de résines et de goudrons - a été longtemps l’arme secrète des Vénitiens contre la flotte ottomane. Il ne disparaîtra qu’en 1203, avec la Quatrième Croisade. Au XIIIème siècle, les Chinois utilisèrent contre les Mongols des bombes remplies de poudre de canon, d’excréments et de poisons. Dans ce nauséabond cocktail, on trouve des composés arsenicaux, des coléoptères écrasés (famille des mylabri) libérant un agent vésicant, l’acide cantharidique, ainsi que des racines d’aconit, une plante qui provoque des nausées, des convulsions et des insuffisances respiratoires. (Lire Chemical and Engineering News, organe officiel de la Société Américaine de Chimie, 23 février 2015, p. 20). Au Moyen-Age, on bombardait allègrement les places assiégées avec des cadavres de pestiférés et des charognes d’animaux. On procéda ainsi à Caffa, en Crimée, en 1346, voire en France durant la guerre de Cent ans. Assiégés par les Indiens en 1763, les Anglais ont offert à leurs adversaires des tissus contaminés par la variole pour leur inoculer la maladie. Perfide Albion as usual! Du côté du Nouveau Monde, pendant la guerre de Sécession (1861-1865), les stratèges de l’Union, sous la direction d’Abraham Lincoln, envisagèrent d’arroser d’acide sulfurique l’armée de la Confédération - les Sudistes esclavagistes - mais ne passèrent pas à l’action.
Chlore, ypérite, gaz moutarde, sarin… des produits européens
L’horreur de l’attaque chimique aux agents neurotoxiques qui s’est encore abattue sur la Syrie le 4 avril 2017, a tué des dizaines de victimes dont de nombreux enfants et fait des centaines de blessés. Ce drame a soulevé à travers le monde une grande vague de réprobation. De Trump à Hollande en passant par Thérésa May, l’Occident a exprimé colère et condamnation. Or, les armes chimiques modernes - comme le sarin - y ont vu le jour et ont été utilisées à profusion par les puissances occidentales.
Le sarin a infligé une mort atroce à Khan Cheikhoun, dans la province d’Idleb au nord-ouest de la Syrie. Ce toxique a été mis au point, en 1938, par un spécialiste des insecticides de la firme IG Farben**, Gerhard Schrader - «le père des agents neurotoxiques». Il a mis son savoir-faire au service de l’Allemagne nazie à laquelle il a fourni d’autres poisons tels le tabun, le soman, le cyclosarin…. A la fin de la guerre, après avoir été enfermé deux ans dans une forteresse par les Alliés, il est parti exercer ses talents aux Etats Unis. Le toxique bloquant la transmission de l’influx nerveux, ses victimes se plaignent de violentes céphalées et présentent des pupilles dilatées. Surviennent ensuite convulsions, arrêts respiratoires et coma débouchant sur la mort. La dose létale chez l’homme peut être infinitésimale. Le sarin est 500 fois plus toxique que le cyanure. Sa dangerosité est augmentée du fait qu’il est incolore et inodore. Ses effets toxiques sont similaires - bien que plus prononcés - à ceux du parathion (E605), un insecticide vendu dans notre pays et interdit en Allemagne depuis 2002. Contre le sarin, il existe des masques pour se protéger ainsi que des antidotes mais ils n’agissent que s’ils sont rapidement utilisés après l’exposition. Il est rare que la population dispose - notamment au sud - de masques et d’antidotes.
102 ans après la première attaque au chlore
La tragédie de Khan Cheikhoun survient 102 ans presque jour pour jour après la toute première attaque au chlore de l’Histoire, le 22 avril 1915. C’est cette funeste attaque avec ses 170 tonnes de gaz qui a fait entrer l’Humanité dans l’ère de la Guerre Chimique. Elle avait été lancée par l’Allemagne, à Ypres en Belgique, lors de la Première Guerre Mondiale après l’échec de la bataille de Neuve Chapelle en France, en octobre 1914. Lors de cette dernière bataille, les Allemands tirèrent sur les Anglais 3000 obus contenant un irritant pulmonaire, le chlorosulfate de dianisidine, mais le poison a été détruit par l’explosion et la mise à feu. Les soldats de Sa Majesté ne réalisèrent donc pas qu’ils avaient été visés par une arme chimique (qui avait fait long feu). On sait aujourd’hui que la dianisidine - au départ destinée à l’industrie des colorants azoïques - est cancérigène.
Le chlore permit à la chimie allemande d’effacer le souvenir de son échec à Neuve Chapelle!
L’Allemagne, à l’époque, était le leader mondial de l’industrie chimique et surpassait dans ce domaine aussi bien la Grande Bretagne que la France et les Etats Unis. Le chimiste Fritz Haber (Prix Nobel de chimie 1918) a fortement plaidé pour l’emploi du chlore, y voyant le moyen de mettre fin à «la guerre des tranchées» et de bousculer définitivement les armées française et britannique dont 1100 soldats tombèrent victimes du chlore et 7000 autres furent blessés ou perdirent la vue. L’armée britannique riposta rapidement aux attaques chimiques germaniques en utilisant à son tour le chlore, le 25 septembre 1915, lors de la bataille de Loos en France. Démentant le pronostic de Haber, les hostilités allaient durer encore trois longues années. Les Allemands utiliseront de nouveau le chlore sur le front russe après la déconfiture, en janvier 1915, de leurs 18 000 bombes au bromure de xylyl, un irritant que la température hivernale mis à mal. De son côté, Winston Churchill, secrétaire d’Etat à la Guerre - passant outre les réticences de l’état-major - lancera contre les Soviétiques, au cours de l’été 1919, une attaque chimique d’envergure. Le parc gouvernemental de recherche militaire de Porton Down avait mis au point une arme ultrasecrète «l’engin M», «l’arme chimique la plus efficace jamais conçue» se vantait le responsable de sa création, le général Foulkes. Il s’agissait du gaz de diphénylaminochlorarsine qui se disperse dans l’air sous forme de fines gouttelettes. Ses victimes tombent d’épuisement vomissant et crachant du sang. Sir Keith Price, en charge de la guerre chimique, était convaincu que «l’engin M» allait vite mettre fin au régime bolchevique et qu’«il n’y aura plus aucun bolcho de ce côté de Vologda» puisque 50 000 engins M avaient été expédiés en Russie. Cette cité historique était devenue, en décembre 1917, la capitale de la Russie, Saint Pétersbourg étant menacée par les forces allemandes. Sir Price ne réalisera pas sa prophétie: l’engin M s’avèra si peu efficace qu’on s’en débarrassa en le jetant en mer Blanche***.
Le chlore allemand infligera cependant à la Russie de très lourdes pertes. Le souvenir de ces morts atroces poussa si fortement l’URSS à développer les armes chimiques pendant la Guerre Froide qu’elle finit par inquiéter sérieusement les Américains - qui développèrent alors les armes chimiques binaires* dans les années 1970. Les deux superpuissances entamèrent de longues négociations à Genève avant de signer un accord sur les armes chimiques en 1976.
A la proclamation de l’Armistice, le 11 novembre 1918, les armes chimiques (chlore, phosgène et gaz moutarde) avaient tués entre 90 000 et 100 000 personnes et fait 1,3 million de blessés. Mais beaucoup d’historiens pensent que ces chiffres sont bien en dessous de la réalité.
On notera ici que la Convention de 1993 - signée par 189 Etats sur les armes chimiques - interdit la production, l’usage et le transfert de ces armes. Les grandes puissances en détiennent cependant pour pouvoir riposter - de la même façon - en cas d’attaque.
La bombe atomique du pauvre
Les pays du Sud ont souvent été victimes de cette «bombe atomique» du pauvre qu’est la guerre chimique. En 1917, à Gaza, le général Edmund Allenby a fait tirer 10 000 obus à gaz asphyxiant, sans grand résultat, sur l’armée ottomane. En 1924, les Britanniques utilisèrent les gaz de combat en Irak pour mater des révoltes : on compta 10 000 morts. L’infâme Winston Churchill osera déclarer à cette occasion: «Je ne comprends pas la sensiblerie par rapport à l’utilisation du gaz contre des tribus non civilisées.» En 1935-36, l’armée italienne, sous la conduite de Mussolini, utilisa les gaz de combat pour occuper l’Ethiopie. L’Italie ne se privera pas d’utiliser les gaz de combat contre la population civile en Libye en 1930. Rappelons ici qu’en 1913 déjà, l’Italie a été le premier pays à utiliser l’avion pour larguer une bombe sur le Fezzan libyen.
La guerre contre la «République du Rif» d’Abdelkrim Khattabi, en 1921-26, a vu l’Espagne utiliser les armes chimiques - phosgène, gaz moutarde et chloropicrine - contre les patriotes et la population du nord marocain. Ces armes viles furent déployées suite à la cuisante défaite du corps expéditionnaire espagnol lors de la bataille d’Anoual le 27 juillet 1921 qui fut une effroyable débâcle et un des plus grands désastres militaires jamais subis par une armée coloniale. Le général Manuel Fernandez Silvestre - qui voulait se sauver - fut tué avec 14 000 de ses hommes. L’arsenal chimique de la vengeance fut obligeamment fournit par la France et déversé sur la population par voie aérienne.
Lors de la guerre du Vietnam (1960-1970), l’armée américaine n’utilisera pas moins de 80 millions de litres d’ Agent Orange - un désherbant produit par Monsanto et Dow Chemical - pour détruire les rizières, et donc affamer la population, tout en faisant perdre leur feuillage aux arbres de la jungle qui cachaient les mouvements du Vietcong. Aujourd’hui encore, le Vietnam a 400 000 ha de sols stérilisés et il est – malheureusement - le pays du monde qui compte le plus grand nombre de mort-nés et de nouveau-nés porteurs de graves malformations congénitales, l’Agent Orange étant un produit tératogène du fait de la présence de dioxine, une impureté. En Afghanistan, l’armée soviétique eut aussi recours aux gaz de combat pour lutter contre les talibans (1979-1989). Le Vietnam, de son côté, utilisa les armes chimiques contre le Cambodge (décembre 1978-janvier 1979) et le Laos. Le Japon a utilisé des armes chimiques et bactériologiques lors de la guerre contre la Chine (1937 -1945). Comme jadis, au temps de la canonnière et des colonies, les pays du Sud servent encore de terrain d’expérimentation : le 13 avril 2017, l’armée américaine a utilisé, pour la toute première fois, la bombe «conventionnelle» GBU-43/B de 11 tonnes - mise au point en 2003 - dans le district d’Achin en Afghanistan. Cet engin a un effet de souffle massif (MOAB en anglais) et utiliserait probablement de l’uranium appauvri pour augmenter son pouvoir de pénétration. Outre les infâmes talibans, dégâts collatéraux à la pelle pour la population mais le Pentagone a pu ainsi réaliser un essai grandeur nature !
«La bombe atomique du pauvre» a été hélas abondamment utilisée lors du conflit irano-irakien dans les années 1980. L’Occident - et notamment la Suisse qui vendit produits et usines à Saddam - ferma les yeux sur l’Irak et réserva toutes ses flèches à la République Islamique d’Iran. Celle-ci finit par mettre seule, sur pied, un programme chimique et l’utilisa contre les Irakiens. Pourtant, les deux pays étaient signataires du Protocole de Genève. Saddam et son cousin Ali le Chimique ont tué aux gaz toxiques des milliers de Kurdes à Halabja en mars 1988. En 2012, révèle The Independent, le gouvernement britannique a délivré à une entreprise l’autorisation d’exporter vers la Syrie du fluorure de sodium et de potassium, précurseurs des agents neurotoxiques. Ebruitée, la transaction n’aurait pas eu lieu.
Enfin, l’Occident si prompt à condamner, est frappé d’amnésie (volontaire) quand il s’agit d’Israël qui n’a jamais signé ou ratifié de protocoles internationaux relatifs aux armes chimiques, biologiques et nucléaires. La revue Foreign Policy du 9 septembre 2013 a affirmé que l’arsenal chimique sioniste n’avait aucun secret pour Washington depuis des décennies. Israël a utilisé le phosphore blanc - interdit par la convention de 1980 en tant qu’arme incendiaire - en 2006 contre les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza et durant l’opération Plomb durci en 2008-2009. Il utilise aussi des gaz incapacitants contre les manifestants palestiniens. En 1993, le Congrès américain a mis Israël sur la liste des pays ayant des capacités de guerre chimique offensives non déclarées. C’est le développement par Israël d’armes chimiques qui aurait incité la Syrie, après la perte du Golan, à se doter de ce type d’armes. (Lire Jean Shaoul, Mondialisation.ca, 19 septembre 2013).
Les pays du Sud qui ont enduré et subi cette guerre barbare conduite par l’Occident pour les terroriser et les dominer - la guerre chimique - pourraient dire, comme Mahmoud Darwich parlant du siège de Beyrouth en août 1982 au cours duquel Israël avait utilisé du phosphore blanc, universellement interdit: «Toute la capacité de nuisance dont est capable l’esprit humain, tous les prodiges de la technologie sont expérimentés sur nos corps, aujourd’hui.» (In «Une mémoire pour l’oubli» traduction d’Yves Gonzales-Quijano et Farouk Mardam-Bey, Actes Sud, Arles, 2007, p.38).
Cette amère constatation du grand poète palestinien n’a pas pris une ride, comme peuvent en témoigner les pauvres victimes de Khan Cheikoun et les manifestants contre l’occupation en Cisjordanie!
Mohamed Larbi Bouguerra
(*) Une arme binaire est composée de deux produits non toxiques. Le mélange de ces produits lors de la mise à feu conduit au composé toxique.
(**) IG Farbenindustrie AG sera démantelée après la Seconde Guerre Mondiale en 1952 dans le cadre de la dénazification. En fait, IG Farben était un groupement d’intérêt économique qui comprenait Bayer, Agfa et BASF. A l’origine, la chimie des colorants constituait son cœur de métier qui a évolué par la suite dans la fabrication des explosifs et de l’ammoniac (pour les engrais).
(***) Une enquête « secret défense » a révélé que les grandes puissances se sont délestées, de 1917 à 1970, d’un million de tonnes d’armes chimiques qui dorment aujourd’hui sous les océans. (Sud-Ouest, 6 juin 2014)Véritable bombe à retardement pour tout le Vivant !
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