Monia Kallel: Les femmes et le vin
"Le vin et les femmes, voilà le noeud gordien" des islamistes, ecrit dans Islam et démocratie, Fatima Mernissi, en précisant que "la destruction des stocks du premier et l'enfermement des dernières" relève de la pure "tradition khalifale". Les exemples qu'elle cite vont d'Al-Hakim, le khalife fatimide qui, en 405, interdit aux égyptiennes de sortir et mit fin à l'industrie de la chaussure pour femme, à Al-Moqtadi, le khalife abbaside, (28eme de la dynastie) qui ordonna de chasser les chanteuses-pêcheresses (les moughaniyates-moufsidates) de Bagdad, à Abbassi Madani, chef du mouvement intégriste algérien, qui déclare (dans un discours prononcé en 1889) que les femmes et le vin sont la cause des troubles économiques et politiques qui menacent le pays. L'opération de purification, tharir, nécessite les mêmes mesures et émane des mêmes causes : la peur.
L'image de l'imam, guide de la Umma, en homme fort incarnée par l'Ayatollah Khomeyni est une création des médias et de la révolution iranienne. Cette image qui, depuis les années 70, fascine l'Occident et l'Orient, ne correspond en rien à la réalité de l'histoire islamique, où le khalifa est, selon Fatima Mernissi, un sujet fragile, vulnérable, car il peut être assassiné à tout moment. La contestation est liée à la violence, comme le prouve l'histoire des kharijites née avec l'Islam. Le Khalifa a donc peur : du présent, du passé, de la liberte de penser, de l'individualisme, de la démocratie, et de celle qui les subsume tous, la femme et son corps, Lieu des tentations, source du desordre et de la fitna.
"L'émergence des femmes, c'est l'émergence de l'étranger dans la cité." Pour préserver Dar al-islam, Il faut donc créer des frontières, des cloisons, des limites, les hudud, et le "hijab, métaphore des hudud". Comment imaginer une société en paix sans separation entre hommes et femmes, sans surveillance des hudud, et sans contrôle des habits, aliments, boissons, bref tout ce qui éveille le hawa , (pluriel ahwa) ? ce mot cité une trentaine de fois dans le Coran, précise Fatima Mernissi, qui signifie à la fois, désir, passion, et intérêt individuel, devient dans l'histoire khalifale le pôle négatif de la cité idéale. Le musulman façonné par les despotes islamistes est un œil vigilant, alerte, défensif et punitif...posé simultanément sur la cartographie militaire et la cartographie du désir.
Cette peur ancestrale remonte à la jehiliya, période prè-islamique, où des 360 dieux qui gardaient la Ka'aba, les déesses étaient les plus puissantes, et les plus exigeantes en sacrifice. Chaque maison à la Mecque avait sa propre idole, çanam. Pour imposer son message fondé sur la rahma, le prophete a dû abattre très rapidement ces çanam cruels, mais La mèmoire arabe a gardé intact le souvenir de la violence du sang, du desordre, de la confusion, et la peur de la pluralité.
Cet impensé reste l'impensable, l'islam politique n'a jamais essayé (ou voulu essayer) de le résoudre, ni du point de vue theorique -en éliminant tous les penseurs (des falasifa au Mu'tazila, Taha Houssein....) et en privilégiant la croyance sur la rationalité (al-aql) l'obéissance (la ta'a) sur le libre arbitre (le ray)- ni du point de vue pratique, en ne pratiquant la représentativité que pour accéder au pouvoir et en présentant la laïcité, pendant vital de la démocratie, comme un mal occidental qu'ils affublent du "tchador de l'étrangeté" .
Mais, les temps ont changé. L'accès des femmes au savoir va transformer le monde, pense l'auteur du sultanes oubliées. Eduquees, diplômées, "tête nue et cheveux aux vents avec papiers d'identité et passeport personnel", les jeunes maghrébines, promettent d'emboîter le pas aux premières feministes égyptiennes ( Hoda Sha.raoui, Nawal Sadaoui) pour faire exploser les hudud, et s'engager dans l'ultime combat, le combat de la liberté individuelle sans laquelle il n'y a ni démocratie, ni État moderne, ni être femme.
Dans ce livre qu'elle a republié et reprefacé en 2010, Fatima Mernissi savait qu'elle décrivait le monde où elle voudrait vivre et non le monde où elle vit
Elle savait que "l'Islamisme politique, construit et commercialisé par les puissants "imams médiatiques" (qu'elle oppose aux vulnérables "imams prophétiques"), menace la fraîche liberte des femmes.
Elle savait qu' ils surveillent la cité et qu'ils ont l'œil sur les musulmanes, particulièrement celles qui circulent hors de leurs frontières,
Elle savait que leurs sermons sur les dangers de la mixité, et du tabarruj,un terme emprunte, comme 'awra, a la stratégie militaire, risquent d'étouffer dans l'œuf les petits acquis de la femme arabe,
Elle savait que "le hijab est une manne du ciel pour les politiciens en crise", et que, pour eux, "Ce n'est pas un chiffon, c'est une division du travail" .
Elle savait que la jehilia est encore en nous et devant nous...
Elle savait que toutes les tentatives de réforme ont échoué, et leurs initiateurs condamnés au nom du même motif : le subversion de l'ordre et le lien avec l'étranger, (elle cite le cas des Mu'utazila accusés d'avoir introduit le savoir grec)
Un seuil détail a échappé à la brillante sociologue et que Les révolutions arabes allaient soudain révéler au grand jour : l'arbre khalifal qui a poussé à l'ombre des dictatures, des injustices et des échecs post coloniaux, s'est ramifié en plusieurs branches: il y a les visibles et les invisibles, les hommes et les femmes, les voilées et les niquabees, les durs et les doux, les anti-démocrates , les faux-démocrates, et les para-démocrates. Mais tous se font les agents de la sécurité identitaire, et travaillent à sauvegarder intacts les hudud avec une parfaite distribution des tâches et des rôles : ils font les lois, façonnent les messages politiques et médiatiques, nettoient Dar El Islam de ce qui menace de la faire chavirer, les feux de l'amour et du vin. Elles augmentent et fortifient la Umma, conservent la sacro-sainte tradition, et portent les frontières du desir tatoué dans leur corps, et le mien!!!
Cette Opération de purification islamiste, le "tathir -Tahrir " s'avère plus complexe et plus insidieuse que ne l'a pensé Fetima Mernissi. La "guerre des frontières" de l'intégrisme classique se double de mouvements consensuels, adaptés et adaptables au monde arabe post-révolutionnaire; la "poupée gonflable de l'islamisme modéré ", comme dit Kamel Daoud, se vend bien en Orient en Occident...brouille le paysage et redistribue les cartes du politique et du religieux.
Dans les journées brumeuses de l'hiver arabe, le charivari des politiques-policiers de la morale, le silence fracassant des "progressistes", au milieu des tambours battants et de la danse macabre des "frères", (defenseurs de Dieu et trafiquants d'alcool), s'elance la voix de Fatima Mernissi : elle chante la puissance des femmes et leur capacité de changer le monde, Les possibles de l'histoire et la karama des peuples, l'irréductible liberté du sujet et l'espoir de sauver le corps individuel des griffes de l'héritage khalifal et des grillages de la cité islamique.
Merveilleux chant des secrets et des mille et un possibles de l'Histoire islamiques. La Tunisie n'existe pas", tous les Arabes le savent et les Tunisiens "en sont "convaincus" ecrit Kamel Daoud. Faisons en sorte qu'elle existe et continuons à porter, comme lui, le "rêve d'être Tunisien"!!!
Monia Kallel