Violence originelle dans une époque pernicieuse
Rétrospectivement, il est indéniable que la violence fait partie intégrante de l’histoire du monde. L’impact économique des mouvements anti sociaux cause un manque à gagner important au développement des sociétés. L’homme d’aujourd’hui ne trouve pas d’exutoire respectable à la mesure de son agressivité. Les origines de la violence sont pour partie génétiques et résident dans l'individu, mais aussi dans la conjugaison de différents facteurs de risque comme la famille, la communauté et la société. C'est ce qui pourrait expliquer la violence du monde et l’impossibilité emblématique de la juguler. Chaque situation est unique, mais dans la majeure partie des cas, la violence se déroule sous la forme d’un cycle destructeur, facilement repérable une fois connu. Les causes en sont complexes et il faut en chercher l'origine dans l'histoire de la nature humaine. On ne peut toutefois expliquer avec précision chaque cas de violence, même si nous pouvons affirmer qu'il s'agit d'un phénomène visant la domination du monde et le pouvoir sur les Hommes et les espèces vivantes. Les causes profondes de la violence sont donc en chaque Homme. Ils se nourrissent de mirages et d’activisme destructeur lorsqu’ils perdent leurs repères spirituels ou sont dans le désoeuvrement et l’inaction. Les frustrations et les passions extrêmes remplacent l’Amour, le Partage et la Création. La violence n’est donc pas une déviation temporaire, ni une erreur réparable, ni même une fatalité ; elle découle de choix fondamentaux délibérés à résister à la société, à la liberté et à l’ordre. La violence est un oubli de soi et une autodestruction sociale.
La violence sociale et sociétale génère des dépenses faramineuses. Si le coût de la violence était investi dans des oeuvres utiles pour le développement de l’humanité, nous n’imaginons pas les progrès que nous aurions réalisé, un monde plus pacifique. Mais lorsqu’une société distille sa propre désagrégation et la déshumanisation de sa population, au nom d'une pure logique matérialiste du profit, comment préserver son humanité dans un contexte qui la dévalue à ce point ? La dégradation des valeurs et la corruption morale affectent chaque personne et l'injustice et la misère conduisent les plus démunis à s'entre-dévorer. Demandons-nous alors de quel héroïsme insoupçonné relève le sursaut moral qui permet à certains de s'élever contre ce monde perverti ? Les désirs d’élévation sociale du ménage populaire moyen, pour leurs enfants, se heurtent généralement à la dureté des conditions sociales au point que même l’éducation est mise en question. Les grands mots appris dans les grands livres et sur les bancs, à quoi servent-ils dans la vie courante lorsque le quotidien est une équation à plusieurs inconnues ? Certes, ils épicent la conversation, structurent une certaine philosophie de la maturité, ils aident surtout à trouver une certaine sagesse pour éduquer et guider les enfants sur le chemin de leur avenir. Mais aussi, ils donnent de mauvaises idées aux jeunes gens pauvres, les faisant aspirer à ce qu’ils ne pourront jamais atteindre, leur donnant de coupables illusions qui en feront des aigris, emplis de ressentiment contre la société et de haine contre les nantis. Dans de telles circonstances, on ne voit plus le côté démocratique du peuple qui décide à la base ; on voit surtout les violences des derniers mois, l’arbitraire des arrestations, les fusillades d’otages sans jugement, l’ivresse populaire et le défoulement des mégères des quartiers.
Voltaire prouvait dans « Candide » qu’une tête bien faite valait mieux qu’une tête bien pleine. Mais notre époque a réussi à le faire mentir, et il semblerait que les valeurs se soient inversées. Les idées de grandeur de certains décideurs tout comme de mauvais choix réalisés, amènent nos enfants à croire que la médiocrité est suffisante pour réussir dans la vie. L’intelligence est supplantée par la ruse et la tromperie. La culture du travail est remplacée par différents mode d’acquisition d’un argent facile, depuis les jeux médiatisés jusqu’aux moyen les plus malhonnêtes. Le débat sur l’élévation des esprits court toujours dans notre éducation nationale, mais ne convainc plus. L’école comme l’université sont des ascenseurs sociaux en panne en mal de réparateur. Alors que les textes classiques sont remplacés systématiquement par des textes contemporains, voire de journaux ; Que l’étude des passions de l’écriture et des caractères se voit remplacée par une symbolique issue de la linguistique, plus abstraite donc sans âme ; Que la sélection ne s’effectue plus sur la belle écriture, ni sur l’éloquence rhétorique d’une dissertation, mais sur les seules mathématiques simples du savoir compter. Chez ceux qui peuplent le ministère éducatif, la crainte de donner aux élèves une instruction trop haute pour leur condition fait que tout est nivelé par le bas et ramené au plus bas niveau dit moyen, qui ne cesse de changer à la baisse. La loi de la jungle s’est imposée comme valeur sociale et vivre devient un combat du quotidien. La violence tend à s’ériger en nouveau moyen de promotion, nouvel ascenseur social et le « vouloir » devient le mode d’acquisition d’un bien convoité, quand bien même il appartiendrait déjà à quelqu’un à qui le droit de sa possession est déniée. Impunité, laxisme, insécurité des rues impose la terreur et la défiance. Les vols à l’arraché d’ordinateurs ou de téléphones cellulaires, les rackets dans les écoles de pièces vestimentaires ou d’argent, les braquages au détour de quartiers, cambriolages même de jour dans les maisons, autant d’exactions qui sont devenues quotidiennes et se déroulent en toute impunité. Tous ces faits font les scoops des media et alimentent la polémique conjoncturelle sans que l’on envisage des solutions au problème.
La responsabilité n’est en principe pas difficile à établir lorsqu’il s’agit d’exercice de la violence physique. La violence dite sociale est collective et pose un problème de détermination du « qui est responsable? ». Par certains aspects, Le social est une réalité originale et complexe, qui n’est ni individuelle ni collective pour la raison que les rapports sociaux sont de l’ordre des interactions, c’est à dire qui ne se situent ni dans les individus pris isolément, ni dans les individus pris collectivement, mais qui se situent entre les individus dans le cadre d’un échange. Le social est la relation qui naît entre les individus dans un groupe sociétal. Dans nos sociétés, l’inégalité des chances est souvent admise comme un fait naturel même si elle est difficilement ou pas acceptée. Lorsque c’est le cas, elle attise les passions comme la jalousie, car elle légitime la comparaison permanente entre les situations liées à la stratification sociale. Rien n’est fait, dans notre société, pour accroître le sentiment de l’égalité des chances et d’une compétition saine, ouverte et aucun dérivatif civilisé, suffisant, au désir de violence inné n’est proposé. Alors la violence sous sa forme illégale devient quasi-irrésistible, d’autant plus qu’elle est valorisée dans le cadre de contre-sociétés alternatives par rapport à celle, globale, profondément inégalitaire et discriminante. Dans la plupart des cas, ce déterminisme psychologique et social d’injustice et d’humiliation latente n’implique pas un passage à l’acte, du fait de la répression institutionnelle. Aucune société ne peut tolérer la violence illégale, généralisée, indifférenciée, sauf à sombrer dans le chaos et la guerre civile autodestructrice de tous contre tous. La répression quant à elle, ne peut être interprétée par les délinquants que comme une violence faite à ceux qui se sentent socialement exclus ou victimes d’une injustice persistante et qui n’ont plus comme domaine d’affirmation que le repli sur soi et la haine des autres. Quant à l’éducation, elle n’est efficace que si un minimum de concordance existe entre les valeurs enseignées et la réalité des comportements sociaux, ce qui, tout le monde en convient, est loin d’être le cas. On constate une démission des instances d’éducation face à la difficulté croissante de détermination et d’identification des valeurs sociales.
L’immense majorité de ceux qui agressent indifféremment tentent de survivre dans d’autres conditions et d’autres espérances, sacrifiant leur éducation au nom du désir de reconnaissance.
Cette violence sociale, dérivative de la puissance, est extériorisée et s’exprime par l’autodestruction, la drogue ou les défis extrêmes, jusqu’à ces identités religieuses extrémistes et sexuelles en passant par l’expression verbalisée et rythmée du rap. Aucune répression ne saurait changer quoi que ce soit à ces modes d’expression des frustrations ressenties, si aucun remède n’est apporté aux causes. Nul ne sait comment il aurait évolué socialement, dans les conditions semblables à celles de jeunes en situation de déréliction sociale et familiale quasi totale.
L’insécurité profonde, dont se plaignent les habitants de certains quartiers, est devenue un ressenti social, une vision ordinaire du monde. Il est indéniable que la situation économique de ces dernières années, accompagnée par la dégradation du marché de l’emploi, ont contribué à l’ampleur prise par les violences urbaines. Le chômage, a fait naître une délinquance et une violence d’acquisition, résultant notamment d’une jalousie envers les possédants, doublée d’une envie de leur ressembler. La violence d’acquisition générée par la société de consommation, est omniprésente dans le monde moderne. Les valeurs auxquelles se réfèrent la plupart des jeunes des quartiers sont largement inspirées par l’idéal de consommation, de progression individuelle, de standing, de reconnaissance par l’apparence, de réussite rapide accessible à tous et sans préalable requis. Ce sont elles qui incitent les jeunes à porter tel vêtement ou telle marque pour être reconnus ou respectés. La raréfaction de l’emploi et la transformation du marché du travail ont modifié les perceptions et les modes de vie classiquement attachés aux quartiers défavorisés. Il y a une corrélation évidente entre le chômage et la délinquance. On assiste à un phénomène de désoeuvrement des jeunes autant lié à ce qu’une partie d’entre eux ne trouve pas de travail, mais surtout au développement d’un malaise social. Celui-ci s’exprime dans une jeunesse en perte de repères, qui ne sait pas quoi faire d’elle-même. Or ne pas savoir quoi faire de soi, ce désoeuvrement, peut à certains âges et situations se révéler dangereux. La violence et l’excitation sont des remèdes à l’ennui, à l’impression de ne pas avoir d’avenir et lorsqu’on manque d’espoir. C’est un excellent succédané et une façon de se sentir exister car elle procure des sensations riches, des émotions fortes, et elle donne l’illusion d’exister aux yeux du monde. Catalyseur puissant de toutes les frustrations, la violence peut s’exprimer sous des formes plus inédites comme les violences de dégradations ou le vandalisme. Ces formes sont inquiétantes car elles s’appuient généralement sur la rage et le ressentiment, qui ne trouvent sens que par la haine. Ces violences dures et démonstratives puisent leurs sources et trouvent leurs héros dans des conduites où sévissent la loi du plus fort et celle du talion.
L’exclusion, procédé aveugle ou mécanique, quasi naturel d’évolution des sociétés, est également cause de la violence des jeunes. Le malaise et le mal-être des quartiers défavorisés sont réels, tout comme les discriminations qu’ils subissent, particulièrement les jeunes, encore plus s’ils sont d’origine de régions déshéritées et victimes d’un exode forcé. Mais manquer d’espoir, être dominé et souffrir de discriminations est une chose qui n’est pas une fatalité. Pourtant, nombreux sont les jeunes qui s’alimentent d’un tel discours et le transmettent entre eux. Cantonnés dans cet environnement limité et tournant en circuit fermé, ils subissent la pression du groupe et sa vision du monde, en vertu de laquelle ils se reconnaissent et s’identifient comme des victimes du système. Ils nourrissent alors un sentiment d’écartement qui peut attiser la violence et leur donner envie de se venger de tous ceux qui ne sont pas comme eux. Certains développent même une logique paranoïaque et perçoivent comme des ennemis potentiels tous les représentants de la société de laquelle ils se sentent rejetés. D’où les agressions ou les attaques contre les institutions et/ou les personnes.
Les visions du malaise social, soit caritatives, soit sécuritaires, résultent d’un diagnostic erroné et manichéen incomplet qui déforment la réalité. En effet, la violence ne peut être simplement considérée comme un mal extérieur, mais plutôt comme l’expression des symptômes qui affectent l’ensemble du corps social. Il faut donc lutter contre les actes de violence, à la fois avec tout l’arsenal juridique, répressif et préventif dont on dispose et en même temps apprendre ce qu’elle dit des fonctionnements individuels et collectifs de la société.
Les maux dont souffrent nos sociétés sont multiples et diverses:
• D’abord la dépression.
Sur le plan social, elle se traduit par un manque d’estime de soi, un sentiment d’inutilité sociale, l’absence de sens et de projet. L’échec scolaire et professionnel marqués dans les quartiers populaires sont renforcés pour les jeunes par le mépris, les dévalorisations, les injustices qui contribuent à maintenir ces jeunes dans une représentation d’eux-mêmes comme victimes persécutées, qui auraient, de ce fait, autant de légitimité à persécuter à leur tour.
• Ensuite la sociopathie
Celle-ci se traduit par de l’individualisme et une sorte d’indifférence aux autres dont sont responsables la compétition issue de l’évolution technologique et économique, l’influence aussi de messages qui ont un impact terrible sur des personnes dans un état de fragilité sociale et culturelle.
• Enfin la victimisation, la paranoïa
Celles-ci se manifestent par la haine des institutions qui représentent la société, la méfiance et le ressentiment à l’égard du monde extérieur, le besoin de reconnaissance et de revanche, la peur du racisme et de la discrimination et le sentiment de persécution. Toute insulte, tout regard malveillant rappellent à la condition de minoritaire mal aimé, mal accepté. La peur et la méfiance chez les jeunes vont créer un mécanisme de défense préventive à l’égard de cette hostilité qui s’ajoute au mode agressif de la quête de réparation, d’amour et de reconnaissance.
Notre société aujourd’hui ne peut gérer ses fragilités et ses dysfonctionnements et se sert des plus faibles pour les faire admettre.
Le malaise des quartiers populaires est le révélateur des sentiments d’impuissance et d’insécurité qui minent le « vouloir vivre ensemble ». En effet, le sentiment et la réalité de l’insécurité d’une part, le sentiment et la réalité de l’impuissance d’autre part, sont à l’origine d’un apparent désintérêt pour la vie politique et d’un grandissant manque de confiance envers les élites et les responsables administratifs et politiques. Le citoyen ne se sent pas protégé ni même écouté par les nouvelles aristocraties qui le gouvernent. Cette défaillance démocratique ainsi qu’une sorte de vide spirituel et culturel le laissent sans protection face aux tentations sectaires, extrémistes, communautaires et maffieuses.
Apprendre à vivre ensemble, c’est d’abord, réunir et réconcilier ceux qui ne se rencontrent plus, tous ces gens qui sont souvent à la fois auteurs et victimes de la violence. Les milieux populaires témoignent de la manière dont les uns et les autres perçoivent la réalité sociale. Même déformée et parfois transformée en préjugés, cette réalité est vécue à travers des expériences qu’il importe d’entendre. Les expériences d’exclusion vécues par cette jeunesse sont réelles, les injustices, les humiliations subies par eux ou par leurs parents, dans un climat de marginalisation, sont aussi réelles.
Il est alors vain de chercher une solution unique, une panacée universelle mais plutôt modifier les conditions sociales qui favorisent les peurs, les frictions intercommunautaires, les malentendus, les persécutions et les agressions qui interagissent les unes sur les autres. Nous devons rompre avec le manichéisme alimenté par les partis politiques et les médias dans l’interprétation des événements internationaux qui enlève toute possibilité d’une compréhension en profondeur.
Enfin, il faut travailler au changement des institutions, lequel est la condition du changement social : la violence est le symptôme d’une crise de la démocratie, de la sociabilité et du vouloir vivre ensemble. Les institutions renforcent les peurs de chacun par des fonctionnements inadaptés qui empêchent la confiance et la coopération par la dévalorisation et l’abandon des quartiers populaires, l’exclusion des habitants, l’impuissance, l’enfermement, les cloisonnements et la solitude du chacun pour soi. Parfois, donner la parole et le pouvoir à ceux qui ne supportent plus des fonctionnements institutionnels périmés peut offrir une alternative pour transformer les mentalités et les représentations. Bien sûr, pour atteindre ces objectifs, nous devons réapprendre à vivre ensemble. Aujourd’hui, apprendre de nouveau à vivre ensemble, cela signifie apprendre à coopérer, même dans les conflits. En effet, les conflits sont inévitables dans nos sociétés qui sont des milieux conflictuels par nature : proximité de personnes dont les normes sont différentes, remise en cause nécessaire de l’autorité sous sa forme traditionnelle, peu adaptée au traitement de la complexité croissante du monde, surabondance des informations et des propagandes en temps réel. Cette formation au conflit qui apparaît comme une nouvelle forme d’éducation civique, doit nous permettre de répondre aux défis d’un monde menacé par toutes sortes de totalitarismes.
Monji Ben Raies
Universitaire,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques
Université de Tunis-El Manar
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis
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