Habib Touhami: Vues iconoclastes sur l’emploi et la politique de l’emploi
Il aurait été peu intéressant en vérité de répondre à votre invitation (1) pour commenter des statistiques que vous connaissez déjà ou pour disserter doctement sur les théories économiques traitant de l’emploi. Il ne vous échappe pas à ce propos que ces théories ne traitent généralement que de l’offre alors que la demande, son volume, son profil et ses interférences sur l’offre ne sont considérés par elles que comme des appendices. Le plus utile à mon sens est de vous présenter la problématique de l’emploi sous un autre angle, à condition que vous soyez disposés à revisiter certaines conceptions de base. Si tel est le cas, allons-y et chassons ensemble « les marchands du temple ».
Le problème avec l’emploi répétait Alfred Sauvy est que « l’apparent prend le pas sur le réel ». L’apparent, dit le dictionnaire, est « ce qui est visible, perceptible au regard ou à l’entendement. Le réel est, au contraire, ce qui est « dégagé de la subjectivité du sujet » et qui n’est pas «un produit de l’imagination ». Vous conviendrez qu’en la matière, l’apparent l’a emporté aisément sur le réel aussi bien dans la perception commune que chez les décideurs politiques.
Il y a à cela deux raisons majeures. La première touche à la simplicité de l’apparent comparée à la complexité du réel. L’apparent parle à tous ou du moins à la majorité, le réel à la minorité ou du moins à de rares initiés. La force de l’apparent bien qu’illusoire vient aussi de sa concordance avec l’urgence et le court terme alors que le réel vous met, tel un miroir, face aux dégâts du temps et à vos erreurs passées. La deuxième concerne le poids différencié de l’opinion publique sur ses gouvernants, aussi bien en démocratie que sous la dictature. Ce poids s’exerce peu sur les choix gouvernementaux en matière économique et financière, mais il pèse lourdement sur leurs choix sociaux (emploi, éducation, compensation, santé, sécurité sociale, etc.). Tout se passe comme si un accord tacite s’est conclu entre gouvernants et gouvernés: aux premiers la mainmise exclusive sur les affaires économiques et financières, aux seconds le droit de discuter éventuellement des questions sociales bien que l’emploi ne soit pas uniquement une question sociale.
La création d’un ministère de l’emploi en 1989 illustre parfaitement la nature et les limites de ce type d’accord. L’opinion publique tunisienne a applaudi à la création de ce ministère et continue de croire qu’il est indispensable pour améliorer la situation de l’emploi. Mais aucun des leviers permettant d’agir sur l’emploi (budget, fiscalité, crédit, investissement, etc.) n’est tenu par le ministre en charge de l’emploi. Les plus francs ou les plus lucides des ministres nommés à la tête de ce ministère ont fini par s’en rendre compte et avouer que leur mission est impossible à remplir. Et pour cause ! Le ministère de l’emploi n’est en charge que du chômage, et encore !
Rares en tout cas sont les citoyens qui s’intéressent réellement aux questions économiques et financières. Leur complexité les rebute à juste titre. Il est vrai que le développement de l’économétrie et des outils informatiques et statistiques les a rendues encore plus inaccessibles, même aux plus initiés. Il est vrai aussi que les partis politiques censés concourir à l’expression du suffrage n’apportent pas beaucoup au débat public sur ces questions. Il est vrai enfin que les médias ne leur donnent pas l’espace et le temps nécessaires pour être débattues dans la connaissance et la sérénité. Néanmoins, tout un chacun s’estime suffisamment averti pour donner un avis sur l’emploi. S’il en est ainsi c’est parce que tout se passe dans l’esprit du large public comme si l’emploi est déconnecté par rapport aux variables économiques et financières.
Pour améliorer la situation de l’emploi, il faut agir sur les leviers de la croissance quoique la croissance économique ne se résume nullement au seul taux de croissance. Mais il faut agir davantage encore sur les leviers susceptibles d’accélérer le processus de développement. Il existe en effet des emplois entraînant la croissance et d’autres entrainés par elle, des emplois accélérant le processus de développement et des emplois le freinant ou le bloquant. Autrement dit, il y a emploi et emploi et les emplois les plus faciles à créer ne sont pas forcément les emplois qui participent le mieux à la croissance et au développement.
Nos gouvernements n’ont pas tenu compte de ces interrelations. Ils ont mis l’accent sur l’augmentation du nombre d’employés au lieu d’accroître le nombre d’emplois. Or le recrutement d’une main d’œuvre supplémentaire ne correspondant en rien aux besoins de la population ou à l’activité économique fragilise les entreprises et les empêche de se développer et de verser des salaires élevés d’une part, accroît l’endettement de l’Etat et par là même la pression fiscale d’autre part. Les conséquences sont à chaque fois néfastes pour l’emploi.
Le recours à la préretraite et le refus d’aménager le nombre d’années de cotisation nécessaire pour avoir droit à une retraite à taux plein procède de la même logique. Faire partir tôt à la retraite des actifs ne souffrant pas de pénibilité du travail est dénué de sens. D’abord parce que les emplois ne sont pas interchangeables ou transmissibles à loisir. Ensuite par ce que l’égalité qui prédomine dans cette perception des choses est qu’un retraité de plus est égal à un chômeur en moins alors que la vraie égalité est qu’une création d’emploi en plus est égale, du moins mécaniquement, à un chômeur en moins.
Le gouvernement tunisien a fait partir à la retraite anticipée 4957 personnes en 1986. Cela a coûté 72 MD de l’époque au lieu des 12 MD pour 10.000 départs annoncés par les services du Plan. Que n’aurait-on pas fait avec ces 72 MD en termes de création d’emplois au lieu de les distribuer à des actifs dont la plupart ont occupé de nouveau des emplois ailleurs ? Quelle est la justice dans cette affaire quand on sait que c’est la CNSS qui a payé la préretraite des fonctionnaires et que les entreprises en ont profité pour « dégraisser » ? A ce jour, aucun compte n’a été demandé à ceux qui ont décidé cette gabegie, aucune repentance n’a émané de leur part.
Les mesures que je viens d’évoquer puisent dans la même croyance « malthusienne » selon laquelle le nombre d’emplois est limité et qu’en temps de crise il faut partager le travail pour diminuer le chômage. Mais l’est-il vraiment ? L’économie a pour raison pour ainsi dire consubstantielle de produire des biens et services afin de satisfaire des besoins. Partager le travail sous-entend, qu’on le veuille ou non, que ces besoins sont satisfaits. Ce n’est évidemment pas la réalité. Il arrive même que l’économie crée des besoins nouveaux non nécessairement exprimés par les consommateurs eux-mêmes. Si elle le fait, c’est parce qu’elle ne peut fonctionner et se développer autrement.
Depuis que les hommes se sont sédentarisés et appris à maîtriser l’agriculture et l’élevage, l’emploi n’a pas cessé d’évoluer, quantitativement et qualitativement. Il y a quelques millénaires, certains agriculteurs et bergers sont devenus graduellement, maçons, forgerons, cordonniers, menuisiers ; d’autres commerçants, cochers ou scribes. Et c’est là où la productivité intervient. Sans elle, il n’y aurait pas eu assez de surplus alimentaire pour qu’une partie de la main d’œuvre puisse se consacrer à d’autres tâches et les prix de l’alimentation auraient été si prohibitifs que tous les hommes se seraient adonnés exclusivement à l’agriculture et l’élevage au lieu d’inventer l’alphabet, les mathématiques, la poterie, la céramique, etc.
Tout un mythe est propagé à propos de la machine « mangeuse » d’emploi. Le réflexe dominant dans la société tunisienne comme chez les politiques et les syndicalistes est de tourner le dos à la mécanisation et au progrès technique afin, croient-ils, de préserver l’emploi. Et quand ils n’ont pas pu le faire, la microinformatique étant un exemple, c’était autour de la formation de la main d’œuvre d’en pâtir. Combien de fonctionnaires sont-ils aptes à tirer de leur ordinateur le maximum de ce qu’il peut donner ? Comment expliquer l’engorgement des municipalités et de certains autres services de l’Etat alors qu’ils disposent du matériel et des progiciels nécessaires permettant la fluidification de leurs tâches et l’abaissement du nombre de leurs agents ?
En vérité, l’accroissement de la productivité est le seul moyen d’accélérer un processus de développement. C’est en effet le seul moyen d’accroître durablement le revenu réel, et sans accroissement du revenu réel point de changement dans le profil de la demande et donc pas de développement. Je dis bien développement et non pas croissance. C’est ce que les économistes spécialistes du développement ont recherché à exprimer à travers le triptyque « Productivité-Revenus-Profil de la demande ». Ce triptyque existe pourtant depuis des millénaires comme je viens de le relater.
L’accroissement de la productivité des facteurs est fonction de plusieurs variables dont l’accroissement du capital par travailleur. C’est d’ailleurs par ce moyen que le progrès technique pénètre l’outil de production. Dans ce cas, la répartition de l’investissement directement productif entre les combinaisons factorielles favorables au travail et les combinaisons factorielles favorable au capital doit tenir d’un équilibre entre deux objectifs qui paraissent antinomiques mais qui ne le sont pas en réalité : l’emploi et la productivité. La Tunisie n’a jamais suivi une ligne directrice claire à ce sujet.
C’est si vrai que le Code des investissements n’a pas prévu des financements différenciés selon qu’il s’agit d’un projet à haute intensité de capital ou d’un projet à haute intensité de main d’œuvre et pas davantage selon les projets à haut contenu en VA et les projets à bas contenu en VA ou encore entre les projets de nature à améliorer le taux d’intégration industrielle et les projets amplifiant le contenu en importation de la demande finale. Autrement dit, le Code des investissements n’a pas inscrit dans ses tablettes la pérennisation du processus de développement, l’équilibrage de la balance commerciale ou l’accroissement de la productivité.
Venons-en maintenant à ce qui est admis partout comme une évidence, mais qu’il ne l’est pas du tout. Les économistes se considèrent, je dirais par tradition pour ne pas dire plus, comme les seuls et légitimes gestionnaires de l’emploi. Il en est ainsi parce l’offre, pensent-ils, appartient à l’économique au sens large. Mais est-ce la vérité et l’emploi se résume-t-il à la seule offre ? Nous savons tous que ce n’est pas le cas. Et bien que le chômage ne résulte pas seulement de l’insuffisance de l’offre, ils continuent à penser que pour faire baisser le chômage, il suffit d’augmenter l’offre, sans tenir compte le moins du monde de la demande et de son profil. Mais les économistes ne sont pas les seuls en cause dans cette affaire.
Tout gouvernement pense pouvoir agir sur l’offre et redoute d’agir sur la demande. Aussi concentre-t-il ses efforts sur l’offre. Il y a à cela quelques raisons. L’opinion publique exige de ses gouvernants d’agir vite pour faire baisser le chômage. Or seule l’action sur l’offre est jugée susceptible de donner des résultats de court terme, et c’est précisément ce qui concorde le plus avec le calendrier politique et électoral. Par contre l’action sur la demande est par nature une action qui ne peut donner des résultats significatifs que dans le long terme. Or le long terme ne concorde ni avec les attentes fiévreuses de la population, ni avec les préoccupations électorales et politiques des gouvernants ni avec la culture de la majorité des économistes qui reprend à son compte la boutade attribuée à Keynes selon laquelle « à long terme, nous serons tous morts ».
Disons-le sans ambages, tous les gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays depuis un demi-siècle ont mené une politique contre le chômage et non pas une politique en faveur de l’emploi. C’est la raison pour laquelle le chômage s’est développé, le chômage structurel notamment. Pour faire baisser le chômage durablement, il fallait mieux connaître la demande et le marché du travail. Il fallait casser le carcan administratif et conceptuel pesant sur la formation universitaire et professionnelle pour rendre la demande d’emploi plus compatible avec l’offre. Il fallait investir dans les secteurs porteurs et non pas tenir sous perfusion des secteurs défaillants ou obsolètes. Il fallait rénover la politique contractuelle pour s’assurer d’un climat social propice. Il fallait traiter la productivité comme une condition nécessaire au développement et non pas comme un épouvantail agité face aux exigences salariales des syndicats.
Bien avant 2011, la Tunisie était arrivée à la situation de freinage ou de blocage de son processus de développement. Cette donnée n’est pas prise en considération dans l’élaboration des politiques économiques après 2011. Pourtant, les bénéfices tirés pendant quelques décennies de la substitution à l’importation sont épuisés. Le tout à l’exportation est essoufflé et donne lieu à plus d’importation, et par là même à l’aggravation du déficit de la balance commerciale. Certes, le pays a réussi à réaliser des taux de croissance jugés honorables entre 1990 et 2010, mais il a été dans l’incapacité de trouver de solution à quatre problèmes majeurs : l’accroissement des inégalités sociales et régionales, la hausse du contenu en importation de la demande finale, de l’exportation en particulier, l’inadéquation de la formation universitaire et professionnelle, la montée irrésistible du taux de chômage des diplômés. Or ces problèmes sont intimement liés et ne peuvent pas être traités dans le cadre de la politique économique suivie jusqu’ici.
Une question se pose en conclusion et à laquelle je ne peux pas me dérober: la configuration constitutionnelle et politique actuelle est-elle à même de sortir la Tunisie de la crise socioéconomique et de donner un nouveau souffle à son processus de développement? Ma réponse est clairement et définitivement non.
Notre pays se débat depuis six ans dans l’instabilité politique et l’incertitude sécuritaire et socio-économique. Les gouvernements constitués après les élections de 2011 ont été incapables de changer de braquet comme disent les cyclistes. Dans leur conception économique, la continuité l’a emporté sur le changement. L’ancien « modèle de développement » n’a pas été remis en cause, loin de là. La fébrilité et la navigation à vue continuent à commander à toutes les décisions.
Il y a évidemment dans cette configuration ce qui revient en propre aux hommes et ce qui est revient aux institutions politiques. Mon sentiment est que les hommes ont mis en place des institutions à leur dimension et pour dire les choses nettement, à leurs bottes. Le mode de scrutin aux législatives a favorisé l’éclosion d’un régime des partis qui a laissé la part belle aux combinaisons, au marchandage et à la petitesse. La Constitution est devenue obsolète à peine votée. L’intérêt général n’est pas pris par l’ensemble des dirigeants politiques et socioéconomiques comme la référence suprême et absolue. Les gouvernements se suivent et se ressemblent dans l’incohérence et l’incurie. C’est ce qui m’autorise à dire que notre problème est d’abord institutionnel et politique et qu’il faut commencer par lui trouver une solution pour se donner les moyens de régler le problème socioéconomique.
Habib Touhami
(1)Conférence donnée à la FSEG d’El Manar, le 8/3/2017)