Célébration du 40e jour de sa mort : Azzouz Lasram, le premier des Clubistes
Dans la première moitié des années 1970, le président Habib Bourguiba faisait un discours dans la région de Jendouba. Il remarqua que les réactions du public n’étaient pas toujours tout à fait synchrones avec ses propos. Il s’en ouvrit peu après au groupe de personnes qui l’accompagnait et dont faisait partie Abdelaziz Lasram, à la tête alors de la Banque Nationale (en ce temps-là ‘de Tunisie’ et depuis redevenue ‘Agricole’), et président du Club Africain. On expliqua au Combattant Suprême que les réactions de la foule accompagnaient un match du Club en question. Prenant Si Azzouz par l’épaule, le président de la République déclara alors tout sourire aux présents : «C’est terrible, être président de club, pire que de la République ! C’est une élection chaque semaine…».
Cette élection, Azzouz Lasram la remporta semaine après semaine pour le Club Africain et au sein même du Club Africain. S’il est dans le cosmos des astres dont la lumière rayonne et illumine encore même longtemps après qu’ils eurent disparu, le patricien qui naquit le 25 mars 1928 fut pour notre pays et son Club l’un de ces astres. Son action bénéfique se ressent encore aujourd’hui dans tous les domaines dont il eut la charge. Tant sur les structures économiques de la Tunisie qu’au sein du Club Africain. Ce dernier, parallèlement à la dévotion de Si Azzouz à son pays et son sens de l’Etat, fut l’œuvre de sa vie. Sa modernisation et sa pérennisation lui sont intégralement redevables, à lui et à quelques hommes de grande valeur qui l’accompagnèrent dans cette tâche. Et si le Club tint, malgré les coups de boutoir qu’il subit constamment un quart de siècle durant, de l’extérieur comme de l’intérieur, c’est grâce aux acquis que Si Azzouz lui apporta, tout en devant toujours «ramer à contre-courant», ainsi qu’il se plaisait à le rappeler.
Celui qui fut à deux reprises ministre de l’Economie et par deux fois président du Club Africain mentionnait volontiers lors de ses conversations que c’était le Club qui avait fait de lui un homme. Et sa perception de l’association sportive était éducationnelle et émancipatrice, comme il le déclara il y a déjà un demi-siècle de cela en précisant qu’il voulait que les joueurs de divers milieux (et de différents sports) interagissent et se mélangent afin de hisser le niveau général moyen vers le haut. Lui-même pratiqua le football jusqu’à la catégorie juniors (nulle part ailleurs qu’au CA, son oncle Abdelmalek Ben Achour, figure emblématique du Club et dirigeant de la Ligue tunisienne de football ayant eu une influence certaine sur son neveu, ayant refusé catégoriquement qu’il s’enrôle au sein de l’Avenir de sa ville de La Marsa une fois atteint la limite de son ambition en rouge et blanc) tout en menant avec brio des études qui le menèrent du Collège Alaoui à l’Ecole nationale d’administration via le lycée Carnot et la faculté de Droit de Paris, et se sentit toujours une responsabilité quasi paternelle envers ses joueurs. Ainsi, lorsque l’un de ses ex-joueurs, orphelin et candidat-bachelier, était dans l’attente des résultats de sa session du baccalauréat, Abdelaziz Lasram, qui ne faisait pourtant plus officiellement partie du Club Africain, ne laissa à nul autre que lui-même le soin de l’accompagner à la proclamation des résultats.
Il peut sembler étonnant une fois encore de mélanger les états de service administratifs d’un brillant haut fonctionnaire avec son œuvre de dirigeant sportif, tant les deux sont imbriqués... Ainsi, lorsque l’on demandait à sa fille - marié en 1957, Abdelaziz Lasram devint père de trois enfants : Sadri, Leïla et Selima -, alors à l’école primaire, le métier de son papa, elle répondait «président du Club Africain». Ainsi aussi les réussites nord-africaines de son Club (à une époque où les compétitions continentales n’étaient pas au programme des clubs tunisiens) rejaillirent indirectement sur tout le pays, puisque les participations aux compétitions en question et les rencontres avec les dirigeants maghrébins permirent autant de contacts hors cadre supplémentaires, qui eurent leur utilité lorsque, ministre de l’Economie dans le gouvernement Nouira, il résolut l’épineuse question du gazoduc italo-algérien et son passage par le territoire tunisien.
Car Azzouz Lasram n’a jamais craint de mener des missions difficiles, de Paris à Moscou, en passant par Alger, Bruxelles ou Rome. Et ce, toujours avec le même succès, que ce soit en tant que chargé d’affaires, censeur à la Banque Centrale, P.D.G. de société d’assurances ou de banque, ministre plénipotentiaire, diplomate, directeur ou secrétaire général de la coopération internationale, et bien entendu comme président de la plus grande association sportive du pays. Il fut à la tête de la BNA lorsque le pays dut sortir de l’ornière coopérative et relancer son secteur agricole. Sa réussite dans ce domaine amena logiquement à sa nomination à la tête du ministère de l’Economie, qui chapeautait à l’époque l’industrie, les finances et le tourisme. Ce dernier secteur connut alors un dynamisme jamais vu, son développement (conçu entre autres par lui en cinq zones lorsqu’il était en charge du Plan) épaulant celui du pays tout entier et le pérennisant pour plusieurs décennies.
Pour autant, le fidèle serviteur de la République et de l’Etat fut tout sauf un exécutant. Doté d’un fort tempérament -sans jamais se départir d’une parfaite courtoisie-, Abdelaziz Lasram ne craint pas non plus de se démarquer de la ‘ligne’ gouvernementale lorsqu’il la jugea inappropriée, ni à s’opposer aux décisions ou aux personnes qui lui semblaient aller a contrario de l’intérêt public. Ainsi, alors qu’il était en plein accord avec le Premier ministre feu Hédi Nouira sur la politique économique à suivre, il refusa tout net de cautionner la surenchère menée par le gouvernement face à la centrale syndicale lors de l’année 1977 et remis sa démission pour marquer cette opposition. De même, il se refusa à cautionner la décision d’augmentation démesurée des prix des denrées de première nécessité en 1983 et remit là encore sa démission. Nous savons tous quel prix tragique la Tunisie paya lors de ces deux crises pour ne pas avoir suivi sa clairvoyance. Et le ministre Lasram, qui ne fut jamais démis de ses fonctions, fut le seul -avec Ahmed Mestiri, par ailleurs son cousin- à avoir démissionné deux fois du gouvernement sous la présidence de Habib Bourguiba.
Il n’hésita pas non plus à critiquer indirectement la première dame du pays, qui avait précipité la venue de l’OLP en Tunisie sans trop songer à la logistique devant s’ensuivre, arguant auprès du président qu’il lui serait difficile de promouvoir le tourisme si les dirigeants palestiniens se pavanaient en battle-dress et en armes dans les hôtels du pays. Et en tant que président du Club Africain, Si Azzouz bouda la cérémonie protocolaire par reproche au président Bourguiba (lequel avait ruiné la concentration de ses joueurs par ses critiques au cours de la mi-temps) lors de la finale de la coupe de Tunisie 1974, ou souffleta le directeur de la jeunesse et des sports Mohamed M’zali lors du derby de novembre 1963 quand celui-ci s’était permis d’interpeller un joueur clubiste à même le terrain. Pour autant, lorsqu’après la déposition du président Bourguiba un journaliste tenta de lui faire dire du mal au sujet de ce dernier, sa réponse fut cinglante : «Il serait malvenu d’un ancien ministre de Bourguiba de dire du mal de lui alors qu’il n’est plus là ». Si la déclaration fut peu appréciée par la «sept-novembrie», elle est révélatrice de la noblesse de caractère du personnage et de sa grandeur. A l’instar de son refus de recevoir, en 2012, une décoration des mains d’un homme qu’il jugeait indigne de présider aux destinées de l’Etat que lui Azzouz avait si brillamment et fidèlement servi. Ou encore lorsqu’il refusa de commenter publiquement la direction du club -de son Club. Souvent, dans son silence, on n’entendit que l’essentiel…
Au sein du Club également, il n’hésita pas à bousculer certaines conventions, retrouvant la présidence en forçant une assemblée extraordinaire en 1971, et en y imposant une équipe dirigeante dont la jeunesse n’avait d’égale que le talent -et dont nombre des membres avaient été ‘ses’ joueurs quelques années auparavant. A un ancien dirigeant et supporter qui reprochait l’âge jugé tendre de ses collaborateurs, Si Azzouz répondit peu ou prou que si le président de la République les avait nommés aux plus hautes responsabilités devant la Nation, c’est qu’ils avaient des qualités certaines… Ce même volontarisme s’appliqua également aux joueurs, aux cadres techniques, et également à ses collaborateurs au sein de l’Etat. Ainsi lorsqu’en poste au sein de l’ambassade de Tunisie à Paris, il alla au-devant des étudiants à la Maison de Tunisie les encourager à embrasser cette carrière qui avait besoin de jeunes compétences. Il fut par ailleurs capable de faire taire ses sentiments personnels afin de travailler pour le bien de l’équipe -ou du pays- avec des gens pour lesquels il n’éprouvait que peu de sympathie, tant le respect qu’il inspirait égalait celui qu’il avait pour la compétence. Et surtout, il fut capable d’ériger la performance en credo. Ainsi fit-il du CA une véritable machine à succès. Au point qu’un jour, lors d’un tournoi à Alger, un dignitaire local demeura stupéfait d’apprendre de sa bouche que le budget de ce Club Africain dont nos voisins entendaient parler en football, handball, natation et autres était de dix fois inférieur à celui de leurs principaux clubs. «C’est que nous formons une famille », lui répliqua Si Azzouz afin d’expliquer la clé de ce succès. Si cela était assurément vrai, il aurait pu également mettre en avant l’implication de toutes ses équipes et de lui-même à assurer la bonne marche du Club. Ainsi, apostrophé pendant un Conseil des ministres par son alter ego de l’Espérance, feu Hassen Belkhodja, il n’hésita pas à lui répondre que oui, diriger le CA était une entreprise égale à la gestion d’un ministère.
Son attachement au CA était tel qu’il n’hésita pas à en quitter la présidence afin d’éviter tout déboire au Club par son biais lors de sa démission du gouvernement. Ce fut un crève-cœur, mais Si Azzouz n’en fut jamais très loin pour autant, mettant son expérience du terrain et des hommes au service de ses successeurs. Ainsi, ayant préféré retrouver le Paris de ses années universitaires et de ses premières missions diplomatiques après son second départ du gouvernement, il n’hésita pas à revenir à Tunis toutes affaires cessantes sitôt qu’il fallut prêter main-forte à ‘son’ Club, que la désignation de M. M’hamed-Ali Bouleymen comme maire de la capitale et la disparition tragique de M. Férid Mokhtar avaient privé de ses principaux dirigeants. Par exemple, douze ans après qu’il eut cessé toute fonction officielle, le Club s’apprêtait à disputer en milieu de saison une finale de coupe décalée par les instances. Il prit l’initiative de louer lui-même une vingtaine de chambres dans un hôtel de la place. A la surprise de l’équipe dirigeante et de l’entraîneur d’alors, lui assurant que la coupe était dans la poche. La réponse de Si Azzouz fut superbe : «Eh bien, si on gagne, j’irai faire la fête tout seul dans l’hôtel. Et si on perd au moins vous pourrez isoler les joueurs et les remettre en selle». Le Club Africain perdit ladite finale, installa ses joueurs au vert, et remporta le championnat en fin d’exercice après une remontée au classement restée dans les annales du football tunisien.
Car on ne vit que rarement Si Azzouz fêter ses nombreux succès en tant que président de l’association. Tout au plus, président de la section football sacré dès sa première saison en 1963-64, se vit-il distingué pour son travail par le Dr Salah Aouidj -président du Club- qui l’envoya recevoir le Lion du championnat à sa place lors de la cérémonie de remise des trophées en lui disant «c’est pour toi, tu l’as bien mérité». Si Azzouz avait plus souvent tendance à laisser ses joueurs en profiter (il répétait : «on peut être les meilleurs dirigeants, ce sont les joueurs qui vous ramènent les titres »). Mais en revanche, il était le premier à littéralement les couver en cas de défaite, ou en toute circonstance où ceux-ci avaient besoin d’être protégés, non seulement sportive mais aussi sociale, professionnelle ou familiale -une sollicitude analogue à celle qu’il eut pour les étudiants parisiens. Son intransigeance commençait par lui-même, lui permettant d’être à son tour exigeant envers les autres, et sa parole avait valeur de garantie absolue. Jamais il ne promit à l’un de ses ‘enfants’ quoi que ce soit qu’il ne put tenir. Sa bonne renommée valut d’ailleurs souvent mieux que la ceinture dorée promise par d’autres, et bien des recrues préférèrent rejoindre les rangs du Club Africain que d’autres formations de par la certitude de percevoir ce que Si Azzouz leur offrait, même lorsque cela était plus modeste.
Les anecdotes à son sujet et à la tête du Club Africain sont légion, et un livre -qui serait pourtant le moindre des hommages- n’y suffirait pas, tant l’homme s’inscrit dans la légende de l’association dont il était capable d’appeler n’importe quel athlète par son prénom (lorsque je lui demandai si tel était le cas, il me le confirma et ajouta qu’il connaissait également leurs parents et leurs frères et sœurs par leur prénom). Qu’il me soit donc permis de ne retenir que celle d’un ancien international et capitaine du Club Africain, bardé de titres, chef d’entreprise et retraité depuis, lequel me dit un jour en parlant des dirigeants s’étant succédé au Club : «Une image que je garderai toujours, c’est celle de Si Azzouz, dans son trench-coat, sous son parapluie, en train de regarder un match d’écoles au bord du terrain le soir en pleine averse». L’unanimité absolue qui s’est dégagée de la part de tous -dirigeants, hauts fonctionnaires, collaborateurs, joueurs, athlètes, y compris adversaires sportifs- à l’endroit de Azzouz Lasram constitue la preuve la plus éloquente de la qualité et de la grandeur de l’homme. Tous le citent comme un modèle à imiter, un père spirituel, et un exemple à suivre, tout en le considérant comme inégalable. Puissions-nous être dignes de l’exemple que fut l’homme qui nous a quittés le 31 janvier dernier et qui nous manque déjà, et nous inspirer de ses actes, en Tunisie comme au sein de la vraie famille du Club Africain qu’il a laissée orpheline.
Sadri Sioud