Avons-nous réellement trahi la diplomatie africaine de Bourguiba?
Si la diplomatie africaine de Bourguiba n’a pas été trahie, elle n’a pas été pour autant poursuivie avec la même intensité. Elle constituera toujours un socle solide et immuable pour le présent et l’avenir de la Tunisie. Cependant, les liens historiques forts et sincères qui ont existé entre la Tunisie et l’Afrique subsaharienne ne sont plus considérés par les générations présentes comme des arguments d’actualité.
La Tunisie et les pays africains sont aujourd’hui composés de populations jeunes, aux aspirations différentes de leurs pères et qui ne se connaissent pas réellement. Ils doivent désormais créer de nouvelles raisons de coopérer.
De même que l’être humain, un pays évolue en traversant différentes étapes historiques, chacune d’elles visant la réalisation d’un idéal, en obéissant, à cet effet, à des besoins précis.
Depuis les années 60, la Tunisie a développé ses relations avec les pays africains, notamment francophones, au gré de ses intérêts du moment et de l’évolution du contexte économique national et continental.
L’observation rapide de l’évolution historique des relations tuniso-africaines fait apparaître trois grandes périodes:
- 1957-1990: la Tunisie et les pays africains partagent le même combat politique et les mêmes intérêts;
- 1990-2006: la Tunisie progresse sur le plan économique et social, alors que l’Afrique noire traverse une période de troubles politiques accentués par des problèmes économiques structurels et conjoncturels;
- 2012-2015: transition politique et économique du Continent africain;
- 2015 à ce jour: renaissance des relations tuniso-africaines.
Les grandes fondations: 1957-1990
C’est depuis le 5 mars 1957 à Accra, où il avait assisté à la cérémonie de l’indépendance du Ghana, que Bourguiba fit la connaissance des chefs des mouvements de libération africains et sentit la communauté de destin qui l’unissait à ces leaders. Plusieurs historiens s’accordent à dire que, dès lors, la vision politique bourguibienne dépassa les frontières de la Tunisie pour embrasser tout le continent africain.
Dès 1960, l’ancien Président Habib Bourguiba devint un fervent défenseur des mouvements de libération africains. Il organisa ainsi à Tunis (janvier 1960) le Congrès des mouvements de libération africains auquel avaient participé Nelson Mandela (Afrique du Sud) ainsi que Patrice Lumumba (Congo). Toujours la même année (juin 1960), fut créé à Tunis le Front national de libération de l’Angola et la Tunisie continua à soutenir son leader, Roberto Holden, pendant la guerre civile en Angola. La jeune Tunisie, avec plus de 500 soldats, avait également participé à l’Opération des Nations unies au Congo (ONUC) qui s’est déroulée de 1960, date de l’accession du Congo à l’indépendance, à 1964. Cette importante opération, à laquelle avaient pris part plusieurs tunisiens, dont Mahmoud Materi, Lasmar Bouzaiane et d’autres vaillants soldats tunisiens, avait permis de sauver l’indépendance du Congo, de sauvegarder son unité et son intégrité (face aux velléités d’indépendance du Katanga/Shaba).
En 1963, à Addis-Abeba, la Tunisie adhère à l’Organisation de l’unité africaine en tant que pays fondateur de cette organisation qui ne comptait à ce moment-là que sept (7) pays. Habib Bourguiba avait à cette occasion prononcé un discours historique, apparaissant aux yeux de ses pairs comme un grand leader africain et apportant la preuve de l’africanité de la Tunisie.
Sur le plan bilatéral, Bourguiba avait établi des relations avec des pays africains subsahariens francophones, jouant tantôt le rôle de conseiller, tantôt de médiateur. Les dirigeants africains étaient invités en Tunisie dans le cadre de visites bilatérales ou de conférences sur des questions intéressant le Continent. Des amitiés s’étaient également nouées entre Bourguiba et les présidents du Togo, du Cameroun et du Mali, que la Tunisie avait reconnus dès la proclamation de son indépendance. Avec Léopold Sédar Senghor, Président du Sénégal, des relations particulièrement étroites se sont nouées au point que les observateurs parlaient alors de l’«axe Tunis-Dakar». Par ailleurs, la Tunisie avait offert ses bons offices dans le conflit entre la Mauritanie et le Maroc (octobre 1964), entre le Ghana et les pays de l’Ocam (1965), entre la Somalie et l’Ethiopie (1965).
L’on pourrait multiplier ainsi les exemples de la période «pro-africaine» de la Tunisie. Mais là n’est pas le propos.
Le désengagement: 1990 et 2006
Au cours de cette longue période, l’on a constaté un déclin d’intérêt de la part de la Tunisie vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne, qui vivait l’expérience d’une transition démocratique difficile après la fin des régimes de «parti unique». De nombreux pays subsahariens souffraient également d’instabilité politique ou étaient ravagés par des conflits internes (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Rwanda, République démocratique du Congo, Soudan -Darfour).
L’Afrique noire était également victime d’épidémies récurrentes (Ebola, sida) et de difficultés administratives (bureaucratie, corruption, risques financiers), autant d’éléments peu rassurants pour les opérateurs tunisiens.
Le déclin de l’intérêt de la Tunisie vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne a été démontré par:
- les chiffres dérisoires de la balance commerciale avec ces pays;
- la fermeture d’ambassades tunisiennes (Togo, Zimbabwe);
- le défaut de représentation de la Tunisie à un haut niveau aux conférences et sommets africains.
La redécouverte: 2012-2014
Au cours de la période 2012-2014, l’ancien Président Moncef Marzouki avait tenté de faire revenir la Tunisie sur la scène africaine, multipliant les déclarations sur l’intérêt stratégique que présentait l’Afrique pour la Tunisie et sur la nécessité historique de mettre en place une politique nationale africaine bien structurée. Cependant, ces déclarations n’ont pas été suivies de stratégie nationale ni d’actions concrètes. Bien au contraire, les chefs d’Etat africains ont noté l’absence du Président de la Tunisie à la cérémonie historique de célébration du 50e anniversaire de la création de l’Organisation de l’unité africaine, tenue le 25 mai 2013 à Addis-Abeba.
Il faut dire que la Tunisie était engagée à l’époque dans un processus de transition démocratique et sécuritaire difficile et la Troïka au pouvoir n’avait pas été en mesure de jeter les bases d’une stratégie africaine de la Tunisie. Selon les statistiques, le Maroc réalisait à la même période 7 milliards de dollars d’exportation sur le marché subsaharien alors que la Tunisie n’avait recueilli que 0,4 milliard de dollars, soit presque 18 fois moins.
Les nouveaux jalons: 2015
L’intérêt porté par la Tunisie vers l’Afrique subsaharienne s’est accentué au cours de ces deux dernières années. Les difficultés économiques et financières du pays et la nécessité urgente de trouver des marchés pour les exportations tunisiennes (biens et services) sont aujourd’hui la principale raison du nouvel engouement pour le Continent noir. De leur côté, la plupart des pays africains ont réussi les transitions démocratiques amorcées au début des années 2000.
Aujourd’hui, l’Afrique noire présente une image différente. Elle affiche des taux de croissance économique exceptionnels, offre des opportunités de commerce et d’investissement attractives et dispose d’une classe moyenne au pouvoir d’achat croissant. L’on assiste également au développement d’un secteur privé africain dynamique et instruit, devenu le principal acteur de la nouvelle dynamique de développement que connaît le Continent. Certes, dans sa nouvelle politique d’approche, la Tunisie va se servir du legs de capital sympathie construit par Bourguiba en Afrique subsaharienne mais elle va surtout définir une stratégie appropriée où l’Etat et le secteur privé agiront, pour la première fois, en partenariat.
Dans cette perspective:
- plusieurs missions d’hommes d’affaires ont été réalisées dans divers pays d’Afrique noire;
- Plusieurs entreprises tunisiennes ont pris part à des salons spécialisés organisés par des pays africains;
- De nouvelles représentations diplomatiques tunisiennes ont été créées en 2016 (Burkina Faso, Kenya, projet de réouverture de l’ambassade de Tunisie au Zimbabwe). Il convient de noter que la Tunisie ne dispose que de huit ambassades en Afrique subsaharienne (Abidjan, Abuja, Addis-Abeba, Bamako, Dakar, Kinshasa, Pretoria, Yaoundé). A titre de comparaison, le Maroc en possède vingt, l’Algérie également vingt et l’Egypte trente-sept.
- De nouvelles lignes aériennes assurées par Tunisair sont prévues pour rapprocher Tunis des capitales africaines. Pour l’instant, seules quatre villes africaines sont desservies (Abidjan, Bamako, Dakar, Ouagadougou). Alors que le Maroc compte 21 destinations africaines sub-sahariennes et l’Egypte 18.
- Des banques tunisiennes envisagent également d’ouvrir dans certains pays, afin de faciliter les opérations des hommes d’affaires tunisiens dans la région subsaharienne. A cet effet, l’on note que la STB envisage d’augmenter sa participation dans le capital de la Société nigérienne de banque (SoniBank) où elle est déjà actionnaire à hauteur de 25%.
Grâce au partenariat public-privé, la Tunisie devrait pouvoir (re)trouver une place de choix en Afrique noire. Cependant, un travail reste à faire au niveau culturel et éducatif, en vue de contribuer à changer les mentalités. L’image que l’ensemble des Tunisiens ont des Africains noirs reste généralement péjorative, fruit des représentations culturelles dépréciatives.
Cette perception est ressentie par les Africains noirs qui, si aucun effort n’est réalisé au niveau pédagogique et juridique, risquent de définir les Tunisiens comme des êtres opportunistes, soigneusement cachés derrière des discours flatteurs. Il semble qu’une prise de conscience s’est opérée dans l’esprit du gouvernement, suite à l’attaque violente de trois étudiants d’origine congolaise en décembre dernier à Tunis et aux déclarations d’étudiants africains noirs qui subissent des actes racistes en Tunisie (reprises par les réseaux sociaux africains). Le chef du gouvernement, M. Youssef Chahed, a sollicité l’examen «en urgence» par le Parlement du projet de loi pénalisant le racisme, convaincu du fait de la nécessité de mettre en place «une stratégie nationale afin de changer les mentalités» et d’une «loi qui criminalise la discrimination».