60 années de relations entre la Tunisie et l’Allemagne - il est temps pour un changement de paradigme
Selon un sondage récent de Sigma Conseil, l’Allemagne est actuellement le pays étranger le plus apprécié des Tunisiens. Il fut un temps où la Tunisie était l’un des pays préférés des allemands, et notamment les touristes plus d’un million y venaient chaque année. Cela remonte à longtemps, presque aussi longtemps que la dernière visite d’un chancelier allemand en Tunisie, celle de Willy Brandt. Un de ses conseillers principaux et ministre de la coopération économique, Hans-Jürgen Wischnieswki, que les allemands surnommait «Ben Wisch» pour sa proximité avec le monde arabe, disait même de la Tunisie qu'elle était sa «deuxième patrie».
Ces relations chaleureuses et fructueuses se sont singulièrement refroidies après l’attentat de Djerba en 2002, les allemands se sont offusqués de la gestion tunisienne de l’attentat, les lieux ayant été nettoyés et repeint le jour même du drame sans que les enquêteurs allemands n’aient le temps de les visiter. les IDE allemands n'ont pas tardé à en subir le contrecoup alors que le nombre de touristes allemands chutaient à 400.000. Il a fallu l'avènement de la révolution, pour que ces relations retrouvrnt leur lustre d'avant.
Le lendemain du 14 Janvier 2011, L’Allemagne a été le premier pays à s’investir en force dans le soutien de la transition tunisienne. Guido Westerwelle fut le 1er ministre des Affaires Etrangères à visiter la Tunisie au lendemain du 14 Janvier et l’actuel président Frank-Walter Steinmeier est venu à 2 reprises depuis. L’Allemagne est aussi le premier pays à convertir la dette tunisienne en projets d’investissementet un des premiers à multiplier son aide économique au lendemain du G8 de Deauville, faisant passer le budget de la coopération de quelques millions d’euro à près de 1,3 milliard d’euro. Cet intérêt de l’Allemagne pour la Tunisie s’est accru suite à la dérive autoritaire en Egypte, qui a abouti à l’arrestation du directeur de la Fondation Adenauer, fondation du CDU, parti de la chancelière Angela Merkel. Le désengagement de l’Allemagne en Egypte suite à cette crise a aiguillé une grande partie du soutien prévu pour la transition égyptienne vers la Tunisie, sans parler du déplacement de sa gestion des relations en Afrique du Nord de l’Egypte vers la Tunisie. Pour l’Allemagne, la Tunisie est ainsi devenue un partenaire stratégique en Afrique du nord et la Méditerranée, sur tous les points de vues.
Changer de paradigme
Alors que l’Allemagne a élevé la Tunisie au rang de partenaire stratégique, la Tunisie n’a pas fait de même avec l’Allemagne. Elle continue à gérer sa relation avec l’Allemagne de la même façon que pendant la période „pré-revolution“, c.a.d d’un temps où les relations s’étaient sensiblement attiédies. Pourtant, nous avons tout à gagner d’une meilleure coopération avec la quatrième puissance économique du monde. Si nous ne saisissons pas cette occasion maintenant, ON risque de perdre cette motivation de faire de la Tunisie un partenaire stratégique. Mais pour cela, une série de mesures s’imposent:
Dépoussiérer les relations institutionnelles
Comme mentionné plus haut, la gestion politique des relations avec l’Allemagne par la Tunisie n’a pas évolué depuis une décennie. Un exemple assez flagrant est la nomination d’un ambassadeur à Berlin en 2015 qui n’avait aucune expérience, ni du pays, ni de l’union européenne. Sans oublier le manque de moyens et d’effectifs de notre représentation. On pourrait aussi qualifier de symbolique le fait que le siège de l'ambassade soit dans un quartier périphérique de Berlin, loin du centre politique et diplomatique de la ville. Il y a aussi un déficit flagrant de spécialistes de l’Allemagne dans nos institutions, les dossiers que ces institutions préparent dans le cadre de la préparation de visites bilatérales manquent de consistance et d’actualités. Et alors que le cabinet Essid comptait un vrai spécialiste de la matière, l’ancien ambassadeur à Berlin et actuel ambassadeur à La Haye, Elyes Ghariani, seul ambassadeur à avoir été décoré par le président allemand par la Grande Croix fédérale du Mérite, le cabinet de Youssef Chahed se permet de se priver d’un ambassadeur de ce calibre. Nous n’avons donc pratiquement pas de personnes qui maitrisent le sujet alors que l’Allemagne a fortement renforcé ses institutions présentes en Tunisie et même créé une antenne de sa banque de développement (KFW). Pour rappel: la KFW a été créée pour gérer les fonds du Plan Marshall et reconstruire l’Allemagne à la fin de la 2eme guerre mondiale et a été un instrument essentiel de redynamisation de l’économie de l’est de l’Allemagne après la chute du mur. Et en général, toutes les institutions allemandes en Tunisie offrent une expertise dans la gestion de situations transitionnelles que très peu de partenaire étrangers peuvent apporter. Le manque de vis-à-vis qualifiés au niveau de nos institutions tunisiennes empêche aussi un transfert de compétences qui pourrait être bénéfique pour gérer notre propre transition.
Rassurer les investisseurs allemands et diversifier la coopération économique
Pas le peine de faire un dessin : les allemands sont connus pour leur sérieux, leur discipline et leur sens de l’organisation. Bien qu’étant conscients des problèmes de la Tunisie et de la différence de mentalité, ils s’attendent un minimum de fiabilité de notre part. La dernière loi de finances a porté un coup dur à la confiance des investisseurs allemands dans l’Etat tunisien. L’article instaurant a posteriori une taxe de 7,5% sur l’exercice de 2016 est considéré comme une infraction à un principe juridique fondamental, qui dit qu’une loi ne peut jamais être rétroactive. Il est probable que cette façon de faire, si elle n’est pas corrigée rapidement, va contrecarrer les grands efforts menés par la politique allemande pour intéresser les entreprises à investir en Tunisie.
Une confiance justifiée est aussi un préalable pour diversifier la coopération économique, traditionnellement axée sur les industries mécaniques et textiles. Il est temps par exemple de lancer une coopération pour le moment embryonnaire : celle entre l’économie numérique tunisienne et l’économie numérique allemande. Alors que l’Allemagne compte plus que 30.000 entreprises dans le secteur IT et que l’Etat allemand soutient fortement la transformation numérique, ce marché particulièrement dynamique est actuellement hors de portée des entreprises tunisiennes, les privant aussi d’un transfert de compétence bénéfique pour la transformation numérique en Tunisie. Il suffirait pourtant de peu pour booster cette coopération.
Décentraliser la coopération
L’Allemagne est un pays décentralisé, où les „Länder“ ont une autonomie très développée. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le budget global de l’Allemagne pour mieux comprendre cela : ainsi, le budget de «Länder» était de 355 Milliards d’euros en 2015. Il est plus élevé que le budget fédéral, qui était de 341 Milliards d’euros. Et cette décentralisation se retrouve aussi dans les domaines économiques et sociaux. Chaque «Land» a ses spécificités et ses propres institutions. Très souvent, les institutions fédérales, interlocuteurs principaux de nos institutions, ne sont que de centres de coordinations, le vrai pouvoir restant dans les mains des institutions régionales. Le tissu économique allemand étant construit sur la solidité des PME, dont beaucoup sont des leaders mondiaux dans leurs domaines, est aussi principalement organisée régionalement. D’immenses opportunités se perdent quand on ne tient pas compte des économies des „Länder“, dont même le plus petit, la ville de Brême, a un PIB de 32 milliards d’euros, c.a.d très proche de celui de la Tunisie.
Travailler uniquement avec les institutions fédérales, c’est ignorer une très grande partie de l’Allemagne et du potentiel de coopération qu’elle pourrait nous offrir. Sans parler du fait que l’expérience de cette décentralisation ne peut qu’être bénéfique au grand chantier de notre décentralisation.
Impliquer la communauté tunisienne en Allemagne
Nous avons près de 80000 concitoyens tunisiens en Allemagne, dont environ 3500 étudiants. En comparaison, les 1500 tunisiens en situation illégale ne pèsent pas lourd, même si la débat médiatique suite à l’attentat de Berlin donne une autre impression. Ces 80.000 tunisiens sont en majorité des compétences formées aux multiples systèmes de formations allemands et habitués au «way of life» allemand. Il y a donc un grand potentiel pour combler le manque de spécialistes énoncé plus haut. Nous pouvons rapidement renforcer nos institutions, organismes ou entreprises, en impliquant plus cette communauté dans le travail de coopération et d’échanges entre les deux pays.
Pour nous résumer, nous devons sauter sur cette occasion en or que nous propose l’Allemagne, qui voudrait faire de nous un partenaire stratégique. Mais pour cela, nous devrons revoir la façon de gérer nos relations avec l’Allemagne et lui donner l’importance qu’elle mérite. Nous y avons tout à gagner.
Sami Bahri