Pourquoi Fitch Rating a dégradé à nouveau la notation de la Tunisie
Par Habib Sfar, membre du CPED - Fitch Rating vient de dégrader à nouveau la notation de la Tunisie pour la ramener de « BB » avec perspectives « négatives » à « B+ » avec perspectives « stables ». Par cette baisse, cette agence confirme la mise sous observation négative de la notation du risque depuis mars 2016. Il s’agit de la cinquième dégradation successive du risque souverain par Fitch depuis 2011, sachant que la première notation auprès de cette agence, obtenue en 1995, s’est située à « BBB- » , soit au niveau du grade d’investissement, contrairement au grade hautement spéculatif dans lequel se trouve actuellement la notation.
Cette dégradation de la notation souveraine de la Tunisie a été également constatée auprès des agences de notation internationales:
- Pour Moody’s la notation est passée depuis 2011 de « Baa2 » perspectives « stables » à « Ba3 » avec perspectives « négatives » depuis novembre 2013, soit cinq catégories de notation en dessous. La première notation officielle auprès de cette agence s’est effectuée en 1995 et la Tunisie a obtenu le grade d’investissement, soit « Baa3 » avec perspectives « stables » ;
- Pour Standard & Poors’, la notation est passée depuis 2011 de « BBB » avec perspectives stables à « B » en 2013 avec perspectives « négatives », soit six catégories de notation en dessous en l’espace de deux ans. A noter que les autorités tunisiennes ont suspendu depuis la notation officielle du risque souverain auprès de cette agence. La première notation officielle auprès de cette agence s’est effectuée en 1997 et la Tunisie a obtenu le grade d’investissement soit « BBB-« avec perspectives « stables » ;
- Pour R&I, l’agence de notation japonaise, la notation est passée depuis 2011 de « A-« avec perspectives stables à « BB+ » avec perspectives « négatives » en décembre 2015, soit 5 catégories de notation en dessous. La première notation officielle auprès de cette agence s’est effectuée en 1994 et la Tunisie a obtenu le grade d’investissement soit « BBB+ » avec perspectives « stables ».
La notation auprès de ces agences présente pour un pays dont l’économie est ouverte sur l’extérieur plusieurs avantages. Elle est une condition requise et incontournable pour lever des ressources sur les différents marchés des capitaux internationaux : les marchés domestiques américain et japonais, l’euromarché, des placements privés auprès d’investisseurs souverains et privés, pour ne citer que ceux sur lesquels la Tunisie s’est positionnée. La notation est également un élément d’appréciation de risque dans l’évaluation des expositions bancaires au regard des normes de fonds propres de supervision bancaire internationale. De ce fait, elle permet aux banques étrangères correspondantes des banques commerciales tunisiennes de délimiter le montant des lignes et les conditions allouées, destinées aux diverses formes de financement et de garanties des opérations courantes. La notation constitue aussi un outil d’appréciation sur la qualité de l’environnement politique, économique et social pour les investisseurs productifs étrangers. Ainsi, elle est un outil sous jacent à la fixation du prix d’un risque à court, moyen et long terme sur le marché international par les opérateurs du marché et les diverses catégories d’investisseurs.
Le principe généralement retenu par les émetteurs sur les marchés des capitaux internationaux est de solliciter une notation officielle auprès de ces agences avec des revues annuelles, pour apprécier l’évolution du risque noté, puis soit le confirmer, l’améliorer ou le dégrader. Il reste entendu que si un évènement positif ou négatif se rapportant à un risque noté intervient dans l’intervalle d’une année, l’agence peut réviser soit sa notation, soit la perspective de sa notation. A noter que le plus souvent, l’indication d’une perspective « positive » ou « négative » est une annonce d’une révision prochaine à la hausse ou la baisse de la notation.
Par ailleurs, ne pas solliciter de notation officielle ou suspendre l’accord d’une notation officielle présente un risque. En effet, l’agence dont le portefeuille clientèle est composé notamment d’investisseurs institutionnels et privés internationaux, va dans ce cas poursuivre la publication de sa notation à leur attention sur la base de documents publics et d’autres informations publiées, ce qui peut laisser libre cours à diverses spéculations, alors que lors d’une procédure de notation officielle, l’agence a l’opportunité d’échanger et de confronter tous types d’informations lors des réunions de travail avec les officiels, les départements et autres institutions publiques et privées concernées.
A cet égard, il est difficile de comprendre la suspension de la procédure de notation avec Standard & Poor’s qui demeure l’une des agences les plus importantes sur le marché. En définitive, si cette suspension a obéi à la dégradation vertigineuse du risque souverain à « B » avec perspectives « négatives » en août 2013, en définitive cette agence peut se prévaloir aujourd’hui d’une meilleure appréciation et visibilité de la qualité du risque, au regard notamment des diverses orientations prises sur les plans économique, financier, social et de la fragilité qui en découlerait sur les grands équilibres macroéconomiques. Si aujourd’hui le niveau de sa notation a été rejoint par celui d’une autre des agences en l’occurrence Fitch Rating, va-t-on aussi suspendre le contrat de notation officielle avec cette dernière agence ou dans quelques temps celui de Moody’s qui risque à son tour de les rejoindre, ayant placé sa notation sous perspectives « négatives » depuis novembre 2013 ?
Comme signalé plus haut, la révision de la notation par une agence n’est pas immédiate, à moins d’évènement exceptionnel. Elle est généralement précédée par l’appréciation de sa perspective « négative » ou « positive »qui accompagne la notation. Plus spécifiquement, l’agence indique dans les conclusions de chacun de ses rapports les divers aspects qui pourraient la conduire soit à améliorer, soit à dégrader sa notation. Ainsi, dans le dernier rapport de Fitch Rating en date d’août 2016, il est indiqué :
« Les principaux facteurs qui pourraient soit distinctement, soit globalement conduire à une dégradation de la notation sont:
- L’échec à pouvoir améliorer le taux de croissance durablement
- Une déstabilisation politique provenant du risque terroriste ou de l’instabilité sociale
- L’échec à pouvoir réduire le déficit budgétaire et réaliser une baisse durable du ratio de la dette publique par rapport au PIB
- L’échec à pouvoir réduire le déficit du compte courant.
Les principaux facteurs qui pourraient, soit distinctement, soit globalement conduire à une amélioration de la notation sont:
- Des perspectives d’amélioration de la croissance, dues par exemple à des améliorations structurelles de l’environnement des affaires et/ou de la situation sécuritaire
- La réduction des déficits budgétaires en cohérence avec la réduction du ratio de la dette par rapport au PIB sur le moyen terme
- L’amélioration structurelle du déficit du compte courant, générant une réduction des besoins en financement extérieur et un renforcement de la liquidité internationale”
Or, depuis la date de publication du rapport, soit août 2016, l’ensemble des points qui peuvent conduire à la dégradation de la note souveraine se sont confirmés:
- Concernant la croissance, initialement prévu à 2,5%, les dernières prévisions pour 2016 tablent sur un taux de croissance du PIB ne dépassant pas 1,5%. Fitch avait estimé ce taux à 1,2% pour l’exercice 2016. Bien qu’une reprise ait été enregistrée dans le secteur des mines et les exportations de produits manufacturés, la reprise reste plombée par l’inertie de l’investissement tant domestique qu’étranger. A cela s’ajoute les performances médiocres de la saison agricole et une industrie touristique qui tarde à redécoller en raison de l’environnement sécuritaire local et régional.
- Si des améliorations tangibles ont été enregistrées sur le plan sécuritaire local, il n’en demeure pas moins que la situation n’est pas totalement maîtrisée dans certaines zones du pays et que le voisinage immédiat concourt à nourrir ce risque. Par ailleurs, la reprise des exportations de phosphates n’a pas enrayé l’instabilité sociale dans ce secteur et dans cette région notamment. De même, d’autres perturbations sociales continuent à générer des incertitudes sur la viabilité de certains investissements étrangers et par conséquent, concourt à freiner l’acte d’investir.
Le déficit budgétaire demeure important. Il est estimé à 5,6% du PIB pour 2016 et est prévu à être ramené à 5,4% en 2017. Néanmoins, ce déficit est plombé par:
- une lourde masse salariale qui représente 13,7MD en augmentation de 4,2%,
- un volume non négligeable représentant 2 700MD allouée aux subventions des produits de base, de l’énergie, de l’électricité et le soutien aux caisses sociales.
En fait, le retard dans la mise en route des réformes de la fiscalité, de la fonction publique, de la retraite continuera à affecter l’équilibre des finances publiques et constituera un élément structurel de l’augmentation de la dette publique par rapport au PIB ; - Le déficit courant continue à enregistrer un taux historiquement élevé pour se situer à 8,7% du PIB à fin 2016. Après avoir enregistré pour la première fois depuis près de 3 décennies le taux de 7,4 % du PIB en 2011, le déficit courant a depuis dépassé le palier de 8% sur toute la période, avec un pic de 9,1% du PIB en 2014. Ce résultat traduit les performances négatives des diverses composantes du secteur extérieur, notamment, les exportations de biens et de services, les flux d’IDE. Cela a contribué d’une part, à assécher la liquidité en devises du marché interbancaire d’autre part, à créer une pression à la baisse du taux de change du dinar et enfin, à nécessiter un recours effréné au financement extérieur, pour répondre tant aux besoins en devises de l’activité économique du pays qu’à la couverture du gap du financement budgétaire.
- Sur un autre plan et dans son rapport d’août 2016, Fitch a conditionné la révision à la hausse de la notation souveraine par, entre autres, l’amélioration du climat des affaires. Si ce critère n’a cessé d’être clamé tant par les agences de notation que d’autres institutions multilatérales dans l’environnement politico économique d’avant 2011, tout portait à croire que ce critère serait dépassé aux lendemains du 14 janvier 2011. Or, la situation n’a pas évolué. En effet, d’un monde des affaires marqué par le népotisme, la Tunisie s’est retrouvée avec un appareil économique structuré à près de 50% par l’économie informelle avec toutes ses composantes de détournement fiscal, de corruption, de blanchiment, de fermeture de sites industriels soumis à sa compétitivité et de frein à l’investissement. De plus, l’une des mesures prises au lendemain de la révolution a été la stigmatisation d’un grand nombre d’industriels, hommes d’affaires et hauts fonctionnaires de l’administration. Les délais dans le déroulement des procédures judiciaires, les interdictions de quitter le territoire, les mauvaises publicités affichées auprès de leurs clients et fournisseurs ont fortement affecté le potentiel de développement de leurs activités créatrices d’emplois et de richesse. Une loi de réconciliation nationale a été présentée au vote au niveau de l’ARP depuis plus d’un an, mais tarde toujours à être adoptée, affectant ainsi la confiance des opérateurs économiques et de l’administration à l’égard du pouvoir en place et de sa volonté à rassembler toutes les forces vives de la nation pour la reconstruction de l’économie.
Il est d’usage qu’à la veille du lancement d’une émission obligataire sur le marché des capitaux international, l’émetteur sollicite auprès des agences de rating la notation de l’émission, pour qu’elle puisse être placée auprès des divers investisseurs institutionnels et privés. Cela est d’autant plus logique que certaines notations ont pu être octroyées quelques mois avant et que la situation de l’émetteur peut avoir évolué dans l’intervalle. Aussi, considérant d’une part, la fragilité de l’environnement économique, financier et social qui caractérise la Tunisie actuellement d’autre part, son engagement à entreprendre et conduire des réformes structurelles importantes et coûteuses tant sur le plan financier que social et enfin, l’assignation de perspectives « négatives » aux notations octroyées, la consultation des agences de notation aurait dû précéder le calendrier de la procédure de l’émission et éviter de se retrouver dégradé à la veille d’un road show pour convaincre et vendre aux investisseurs une nouvelle dette. Une telle dégradation laisse planer une incertitude sur le niveau de durcissement des conditions d’émission initialement estimées par les banques internationales, chargées de conduire l’opération sur les marchés.
Habib Sfar
Membre CPED
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