Une grande polémique s’est développée ces derniers temps sur le sort à réserver aux Tunisiens revenant des «contrées de tension». Tout le monde les dénoncent et les condamnent et c’est plus que légitime mais certains les classent dans la catégorie des indésirables sur le sol tunisien alors que d’autres voient les choses autrement. En toile de fond l’article 25 de la Constitution qui dispose : «Aucun citoyen ne peut être déchu de la nationalité tunisienne, ni être exilé ou extradé, ni empêché de revenir dans son pays ». Tout a été dit, repris et rappelé au sujet de cet article 25 et plus généralement de toute la Constitution à cette occasion par des analystes de tous bords ce que je trouve une excellente chose. La Constitution vit on parle d’elle.
Jamais on n’a pensé que cet article 25 pouvait soulever autant de problèmes et de divisions tellement il semblait naturel au moment de son élaboration. Il semblait aller de soi couler de source car fondé sur l’idée de l’allégeance multidimensionnelle et totale du citoyen à son pays avec toutes ses implications. Je ne me souviens pas qu’il ait retenu autant l’attention à l’ANC contrairement à bien d’autres articles du titre des droits et libertés.
La genèse de cet article procède d’une conviction et un d’un choix fondamental : un Tunisien aussi « maudit » soit-il reste Tunisien et doit être soumis aux lois de son pays et dans son pays. C’est l’option retenue sans ambages dans la Constitution pas seulement par l’ANC mais par tous les défenseurs des droits de l’homme dans notre pays.
On relèvera d’ailleurs que l’article 25 ne prévoit aucune restriction et ne renvoie à aucune loi particulière qui en fixera les conditions contrairement à d’autres articles ce qui dénote que ces droits sont fortement garantis.
Toutefois ces droits restent soumis au régime général prévu par l’article 49 qui d’entrée énonce que la restriction « ne peut porter atteinte à la substance de ces droits ». A ce titre les droits inscrits à l’article 25 constituent la meilleure illustration des droits fondamentaux. C’est ainsi que si une loi retire la nationalité ou interdit le retour d’un Tunisien dans son pays ou l’extrade ou l’exile, la substance même de ces droits reconnus à tous les citoyens sera plus qu’atteinte mais tout simplement annihilée. Une telle loi sera donc de ce fait inconstitutionnelle.
Par ailleurs l’idée que, faute de pouvoir restreindre ces droits par une loi, la révision de l’article 25 peut être la solution, n’est pas non plus soutenable. On commettra dans ce cas une violation du principe de non régression des droits et des libertés inscrit à l’article 49. Ce principe signifie que toute révision n’est possible que pour renforcer les droits et les libertés et non les affaiblir ou les amoindrir. Le principe de non régression est lui-même non révisable. A cela s’ajoute que la révision ne peut avoir lieu tant que la Cour constitutionnelle n’a pas été mise en place (article 144).De même au vu de la configuration actuelle et la divergence des points de vue les autres conditions requises ne sont pas remplies notamment une majorité des deux tiers.
Cherchons encore ce que la Constitution offre comme possibilité. Certains pensent que le dispositif précité est valide pour les temps ordinaires alors que nous sommes dans des circonstances exceptionnelles, notre pays est menacé d’un péril imminent, qui peut justifier le recours à l’article 80, une reprise de l’article 16 de la Constitution française de 1958.
Cela estime-t-on permettrait d’ouvrir une brèche dans le rempart constitutionnel qui couvre l’ordre juridique de la normalité. Là encore cet article 80 ne serait d’aucun secours car nous ne sommes pas dans les circonstances exceptionnelles qui y sont énoncées et c’est hors sujet. Pour l’histoire et la comparaison rappelons que Le Général De Gaulle y a eu recours en 1961 et l’a utilisé pour mater le putsch des généraux qui n’avaient pas accepté l’indépendance de l’Algérie. A cet effet il a créé par ordonnance une Cour militaire de justice qui a condamné les putschistes. Un recours a été introduit devant le Conseil d’Etat qui a annulé cette ordonnance et par conséquent le verdict. (CE.19 octobre 1962 : Canal, Robin et Godot). Jean Foyer, ancien garde des sceaux, témoignera : « l’arrêt Canal porta au général De Gaulle un coup terrible... C’était un coup de poignard dans le dos... Il me dit qu’il tenait la décision du Conseil d’Etat pour inexistante. Il convenait de réformer le Conseil d’Etat.. » On peut traduire ce reproche comme suit : Par son « juridisme excessif » la justice affaiblissait le prestige de l’Etat « Haybet Eddawla» qu’elle est censée garantir. Mais il n’en fut rien c’était des paroles sous effet. Le prestigieux Conseil d’Etat est toujours là, ses décisions sont respectées car finalement il ne fait que protéger l’Etat de droit dans sa complétude. Il faut comprendre que l’Etat de droit n’est pas fait en glaise que les politiques, ou soi-disant, peuvent façonner à leur guise et en fonction des convenances et d’un intérêt non général.
Dans le cas qui nous intéresse : le danger sérieux qui guette le pays, l’ARP se trouve contrariée. Il lui convient de chercher une autre voie que celle empruntée par certains députés et qui consiste à condamner ce qu’ils appellent : l’excès de juridisme. Ils ne doivent pas être tentés par une interprétation erronée en vue de contourner les interdits et commettre des inconstitutionnalités. Il faut se garder de refaire ce qui a été fait lors de l’élaboration de la loi sur la Cour constitutionnelle et particulièrement son article 8, ou la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature, ou encore l’interprétation faite selon laquelle les délais prévus par la Constitution sont indicatifs et non impératifs.
Il est vrai que certains ne veulent pas s’accommoder avec cette logique juridique et se résigner à admettre que la Constitution puisse être un tel obstacle alors qu’il y va de l’existence même du pays et que le droit doit être mis au service de l’intégrité de l’Etat et non l’inverse. A ceux là on peut rappeler le sort des deux derniers projets de révision de la Constitution française instaurant la déchéance de la nationalité ainsi que la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Ces deux projets ont été lancés suite à la recrudescence des actes terroristes aveugles qui se sont abattus sur la France par des binationaux. Ces projets ont permis au pouvoir de trouver un discours et annoncer des initiatives politiques fortes. Qu’en est il advenu ? Les projets ont été finalement abandonnés. « On ne touche pas à la Constitution » sous l’effet de l’actualité aussi grave soit elle d’autant plus que et c’est l’essentiel cela ne règle nullement le problème c’est ce qui a été compris et conclu.
C’est pourquoi je pense qu’il convient d’abord d’évaluer, faire un bilan sérieux des « coûts avantages » d’une telle initiative législative en se demandant ce qu’elle rapporterait de positif ? A une telle question ne peuvent répondre que ceux qui ont les informations réelles sur tout ce dossier complexe avec toutes ses implications géopolitiques, le rôle de notre pays et tous les scénarios possibles.
Le débat a commencé par une déclaration du Président de la République qui, pour les uns, n’était qu’un ballon d’essai destiné à tester l’opinion publique, et pour d’autres, à rassurer certaines parties étrangères qui ne veulent plus recevoir chez eux ces enfants « maudits ». Ont suivi une ambiance frisant l’hystérie parfois et des informations contradictoires sur la réalité des faits. Des déclarations politiques se sont succédées, des prises de position de tous bords ont pris le relai. Que faire alors ? Je crois qu’il sied d’adopter une stratégie duale parallèle entre le national et l’international :
National
- Renoncer à envisager une proposition de loi restreignant les droits prévus à l’article 25 de la Constitution ou de penser à sa révision car c’est malheureusement inconstitutionnel d’une part et ça risque de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau d’autre part.
- Se préparer à accueillir comme il se doit ceux qui reviennent de ces « enfants maudits », les isoler, bien enquêter, leur appliquer la loi et les traduire en justice qui a vocation à leur infliger les châtiments exemplaires qu’ils méritent sur la base de la loi sur la lutte contre le terrorisme.
- Activer la coopération et l’entraide judiciaire avec les pays intéressés et impliqués et harmoniser les politiques de lutte et d’investigation contre ce type de terrorisme.
International
- Il faut prendre l’initiative d’internationaliser cette question en actionnant ce qui est donné notamment dans le statut de Rome de la Cour Pénale Internationale dont la convention a été ratifiée par la Tunisie. Ces crimes contre l’humanité doivent être pris en charge par cette Cour. Les criminels de toutes les nationalités doivent être poursuivis, arrêtés et traduits devant cette cour. Cela permettra par ailleurs de corriger cette tendance à associer les auteurs de ces crimes contre l’humanité aux seuls Tunisiens.
- Se préparer à une éventualité dont on ne parle pas assez : celle en cas de saisine de la Cour Pénale Internationale pour crime contre l’humanité et qui amènerait cette dernière à réclamer au gouvernement des Tunisiens impliqués déjà rentrés. Le gouvernement aura dans ce cas à extrader ses ressortissants.
- Rejaillira alors un nouveau débat sur la conciliation entre les exigences de la convention de Rome qui impose l’extradition et la Constitution qui l’interdit et qui a d’un point de vue interne la supériorité (article 20) mais qui n’est pas forcement opposable à la CPI. Un bras de fer peut se produire.
- Serons-nous astreints dans cette hypothèse à réfléchir à réviser l’article 25 pour permettre la sortie par l’extradition des auteurs des crimes contre l’humanité réclamés après avoir renoncé à modifier cet article pour empêcher leur entrée ?
Il faut se préparer à tout ça …ça ne fait que commencer.
Fadhel Moussa
« Après l’arrêt Canal : Le général De Gaulle et la non-réforme du Conseil d’Etat » Revue Administrative. 59e Année, No. 349 (Janvier 2006) p66.